Chapitre 1. Le mot de passe.-2

2006 Words
– Ce que cela importe ? s’écria Bastian avec une chaleur soudaine ; ce que nous importent l’honneur et le bonheur de notre petite reine ?… Diable d’enfer ! Ami Baldus, tu viens de loin et cela t’excuse… Mais si tu parles jamais de Chérie devant nos frères, souviens-toi de cet avis-là : ne demande plus ce qu’importe la moindre des choses qui la regardent ! – C’est donc un fétiche ? murmura Baldus. – C’est Chérie, notre reine bien-aimée, répliqua le gros Bastian, qui était devenu presque sérieux. C’est notre gloire et c’est notre amour !… Si je te disais que nous sommes fous d’elle, se serait trop peu mille fois… Donc, si tu veux vivre en paix au milieu de nous, mon frère, adore notre Chérie ou fais semblant de l’adorer. – Voici la seconde fois que tu me dis quelque chose de pareil, murmura Baldus en secouant ses longs cheveux. En sortant de la taverne, tu me disais : « Si tu veux vivre en paix au milieu de nous, frère, aime Frédéric ou fais semblant de l’aimer… » En somme, qu’est-ce que cette Chérie et qu’est-ce que c’est que ce Frédéric ? On apercevait la lanterne de Daniel le guetteur, qui venait de s’arrêter devant le restaurant du Mérite militaire. Bastian mit un doigt sur sa bouche. – C’est la reine et c’est le roi ! répliqua-t-il à voix basse. Demain, à la fête des Arquebuses, tu les verras tous les deux… Autour de Chérie, il y aura cent épées… Frédéric n’en a qu’une, mais elle vaut les cent autres… Viens çà, Baldus, et retiens ta langue ! Ils s’avancèrent à pas de loup vers le pauvre Daniel et ce fut Bastian, l’étudiant gai, qui lui frappa sur l’épaule en disant : – Que fais-tu là, vieux Daniel ? – Daniel, répéta aussitôt Baldus avec emphase, saisissant avec avidité cette occasion de déclamer un peu. Puisque tu t’appelles ainsi, pauvre créature, à quoi penses-tu ? – Je ne pense à rien, meinherr, répondit le guetteur sans hésiter. – Daniel, Daniel, poursuivit Baldus, les autres dorment, toi tu veilles !… Les autres reposent, toi tu marches !… Pauvre paria d’une civilisation égoïste, te voilà loin de ta femme et de tes enfants, tout seul dans les rues abandonnées !… A quoi penses-tu, Daniel ? Bastian allumait paisiblement son énorme pipe de porcelaine à la lanterne du guetteur. – Eh bien ! Meinherr, c’est vrai, dit Daniel en se ravisant, je pensais à quelque chose… Je pensais que ma gorge s’est desséchée à crier les heures et le temps qu’il fait… Je pensais que j’avais envie de boire un bon coup. Il leva la main vers le premier étage du restaurant et ajouta : – Ce n’est pas l’embarras, si je leur demandais rasade par la fenêtre, je suis bien sûr qu’ils m’enverraient plutôt une bouteille qu’un verre, car ce sont de dignes seigneurs, ceux-là, entendez-vous !… Ils ne chantent peut-être pas les mêmes chansons que vous, et ils n’ont pas à la bouche des phrases dix fois longues comme ma hallebarde ; mais ils ouvrent volontiers leur bourse en passant auprès d’un vieux soldat et lui disent en bon allemand : « L’ami, voici pour boire à la santé de la vieille Allemagne ! » – L’aumône ! murmura Baldus avec dédain. – Il n’y a point d’aumône, mon maître, répliqua le vieillard, quand la main qui donne presse fraternellement la main qui reçoit… J’ai porté le mousquet, ils portent l’épée : que Dieu les garde !… A l’âge où je suis, je ne deviendrai jamais assez savant pour préférer bonne langue à bonne lame ! – Tiens ! dit Bastian, tu n’es donc plus le compère des étudiants, toi, vieux Daniel ! Le guetteur lui tendit la main, que Bastian secoua cordialement. – Vous, dit-il en souriant, vous êtes le meilleur buveur de bière de toute la Souabe : je vous estime… Si fait, si fait, mon maître, j’aime les étudiants. Passé minuit, ce sont mes seuls compagnons de veille ; je ne rencontre plus qu’eux par les rues et j’écoute leurs pas joyeux en me disant : « Ils sont jeunes ! ». C’est si bon, la jeunesse !… Et tenez, au commencement de ce printemps, je me détournais tous les soirs de mon chemin pour voir quelque chose qui me réchauffait le cœur… C’était là-bas, dans le quartier de l’Abbaye, au coin d’Abten-Strass, devant cette vieille masure que vous appelez, vous autres, la maison de l’Ami… Vers dix heures, un jeune homme, presque un enfant, qui avait de grands cheveux blonds bouclés sous sa petite casquette, montait les rives du fleuve et suivait la rue en rêvant… Il s’arrêtait au même endroit toujours, il regardait toujours la même fenêtre derrière laquelle une lueur pâle se montrait… Il attendait : bien souvent la fenêtre ne s’ouvrait point. Mais quelquefois, quand l’air de la nuit était tiède et doux, les deux battants de la croisée grinçaient sur leurs gonds et une blonde tête d’ange apparaissait sur le balcon… – Chérie !… murmura Bastian, qui s’était rapproché. Baldus haussa les épaules avec colère. – Oui, oui, Chérie !… répéta le vieux guetteur, qui souriait et se complaisait à ce souvenir : celle que vous nommez votre reine et qui est plus belle que toutes les reines !… Quand elle venait là, respirer l’air des nuits, le pauvre étudiant, au lieu de faire un pas en avant, se collait tout tremblant contre la muraille, s’il n’avait pas le temps de s’enfoncer sous l’auvent d’une porte… Je suis bien sûr que la reine Chérie ne se doute même pas qu’il l’aime comme les bons chrétiens adorent la Vierge, mère de Dieu… Et moi qui vous parle, je m’arrêtais dans ma route et je le regardais de bien loin, agenouillé dans l’ombre devant son idole, car il était heureux, et j’avais peur de l’éveiller de son rêve… – Frédéric ? murmura Bastian, dont le regard interrogeait le guetteur. Celui-ci ne répondit point et Daniel poursuivit d’un accent rêveur. – Hier, à la promenade, il y en avait un autre homme qui regardait la reine Chérie… Je ne sais pas lequel est le plus beau, de l’étudiant aux blonds cheveux ou du soldat au brillant uniforme ; je ne sais pas lequel est le meilleur… – Tu le connais donc, celui-là, Daniel ? demanda Bastian vivement. Le vieux guetteur jeta un coup d’œil vers les fenêtres éclairées du Mérite militaire. – Y a-t-il un homme dans Stuttgard qui ne le connaisse pas ? répliqua-t-il ; c’est le plus brave et le plus noble de nos soldats… Le caprice des chambellans, des conseillers et autres gens de cour l’avait éloigné de son pays, mais notre roi Guillaume l’a rappelé de l’exil… – C’était à Vienne qu’il était, n’est-ce pas ? demanda encore Bastian, qui échangea un coup d’œil avec Baldus. – Oui, à Vienne… Et l’empereur d’Autriche voulait le faire général, pour le garder auprès de lui ; et il a répondu à l’empereur : « Sire, j’aime mieux être soldat dans mon pays, qu’ailleurs maréchal d’empire ! » – Et tenez, s’interrompit le vieux guetteur au milieu de son enthousiasme, en prêtant l’oreille à un grand bruit qui se faisait derrière les draperies closes de la taverne, si vous voulez le voir, vous n’avez qu’à regarder ; car la fête est finie, et voici les officiers des chasseurs de la garde qui vont regagner leurs logis. La porte du restaurant du Mérite militaire s’ouvrit sans trop de fracas, et un éventail lumineux se dessina sur le pavé de la rue. L’état-major des chasseurs de la garde sortit éclairé par les garçons de la taverne. – C’est lui !… murmura Baldus entre ses dents serrées. – C’est lui !… répéta Bastian. – Holà ! cria une voix sur le trottoir. – La voiture du colonel baron de Rosenthal ! Un coup de fouet retentit à l’angle en retour du Graben et une élégante calèche montra ses deux lanternes blanches. Celui qui était en tête des officiers, et qui portait avec une merveilleuse noblesse un des plus brillants costumes de l’armée allemande, donna des poignées de main à la ronde. – Diable d’enfer !… murmura Bastian, c’est tout de même un bien bel homme que ce Philistin-là ! – A vous revoir, messieurs et amis, dit le baron de Rosenthal en soulevant son chapeau à plumes. Je n’ai jamais mieux senti la bonté du roi qu’en ce moment, où il me permet de vous serrer les mains et de vous dire : « A vous revoir, messieurs et amis, nous ne nous séparerons plus ! » Les chapeaux à plumes s’agitèrent au-dessus des têtes ; il y eut un hourra discrètement contenu en l’honneur du colonel, et la brillante calèche descendit au grand galop la montée du Graben. L’état-major des chasseurs de la garde se dispersa dans toutes les directions ; personne n’avait aperçu nos deux étudiants, protégés par l’ombre des maisons. – Bonne nuit, messieurs, leur dit le vieux Daniel, dont la taille se courba de nouveau, et qui reprit, appuyé sur sa hallebarde, sa marche somnolente le long des trottoirs du Graben. – Maintenant, à la Maison de l’Ami ! murmura Bastian. Et les deux étudiants s’engagèrent aussitôt dans ces rues tortueuses et enchevêtrées qui montent vers Abten-Strass. Ici la scène change et nous entrons dans le pays des mystères. A peu près au milieu d’Abten-Strass, à l’angle d’une de ces ruelles sans nom qui tournent sur elles-mêmes et font de cet étrange quartier un véritable dédale, une haute maison s’élevait. Sa toiture pointue, surmontée de monstres volants, ses gouttières fantasques et les balcons gothiques qui saillaient à tous les étages lui donnaient une date certaine. Cette maison était vieille comme le vieux nom des ducs de Wurtemberg. La porte cochère, qui donnait sur la rue, était close ; au premier étage, on apercevait une lueur faible à travers l’étoffe des rideaux. Sur la ruelle, tout au bout de la maison, dans un enfoncement profond que surmonte une niche habitée par une petite Vierge de granit, une porte basse s’ouvrait. Du dehors, le regard, en le plongeant sous cette voûte exiguë, apercevait vaguement comme des ténèbres visibles. C’était un reflet douteux et rougeâtre jouant sur les murailles rugueuses d’un long corridor. Dans ce couloir, personne ne se montrait, et le passant curieux qui se fût arrêté par hasard devant cette poterne entr’ouverte eût longtemps fatigué ses yeux à percer le mystère de ces demi-ténèbres. Alentour, toutes les maisons étaient noires et silencieuses. Des nuages épais et gris allaient lentement au ciel. La lune, attardée et achevant son dernier quartier, dépassait à peine la ligne de l’horizon et montrait son croissant mince et rougeâtre à l’extrémité orientale d’Abten-Strass. Pas un souffle de vent ne bruissait dans ces ruelles où les tempêtes nocturnes trouvent de si sonores échos. Les pignons gothiques s’alignaient à perte de vue et penchaient en avant leurs hautes lucarnes, qui semblaient pendre au-dessus du vide. L’oreille saisissait çà et là des bruits de pas lointains, et l’on ne voyait personne. Il faut aller dans les vieilles villes d’Allemagne pour voir ces paysages urbains, si fantastiques et si bizarres aux rayons de la lune, qu’on se perd à déplorer, en les contemplant, la pauvreté de l’imagination des poètes. Là, tout prête à ces vagues terreurs qui sont si chères à notre nature avide de l’inconnu, amie des choses surhumaines ; ce n’est plus le milieu vivant où nous respirons sous le soleil, c’est une mise en scène sombre, mystique, qui appelle les visions, et ne demande qu’à se peupler de fantômes. On comprend là, bien mieux encore que dans la campagne allemande, le génie particulier de cette littérature qui cherche tous ses effets dans le noir et dont les plus vives lumières ne dépassent jamais la pâle clarté d’un rayon de lune. On comprend ces légendes et ces ballades, ces morts ressuscités, ces vampires aux lèvres sanglantes, ces ondines blanches qui glissent dans la brume argentée.
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