|40| Le déjeuner.-2

2059 Words
— Et je la tiendrai, dit Morcerf ; mais je crains bien que vous ne soyez fort désenchanté, mon cher comte, vous, habitué aux sites accidentés, aux événements pittoresques, aux fantastiques horizons. Chez nous, pas le moindre épisode du genre de ceux auxquels votre vie aventureuse vous a habitué. Notre Chimborazzo, c’est Montmartre ; notre Himalaya, c’est le mont Valérien ; notre Grand-Désert, c’est la plaine de Grenelle, encore y perce-t-on un puits artésien pour que les caravanes y trouvent de l’eau. Nous avons des voleurs, beaucoup même, quoique nous n’en ayons pas autant qu’on le dit, mais ces voleurs redoutent infiniment davantage le plus petit mouchard que le plus grand seigneur ; enfin, la France est un pays si prosaïque, et Paris une ville si fort civilisée, que vous ne trouverez pas, en cherchant dans nos quatre-vingt-cinq départements, je dis quatre vingt-cinq départements, car, bien entendu, j’excepte la Corse de la France, que vous ne trouverez pas dans nos quatre-vingt-cinq départements la moindre montagne sur laquelle il n’y ait un télégraphe, et la moindre grotte un peu noire dans laquelle un commissaire de police n’ait fait poser un bec de gaz. Il n’y a donc qu’un seul service que je puisse vous rendre, mon cher comte, et pour celui-là je me mets à votre disposition : vous présenter partout, ou vous faire présenter par mes amis, cela va sans dire. D’ailleurs, vous n’avez besoin de personne pour cela ; avec votre nom, votre fortune et votre esprit (Monte-Cristo s’inclina avec un sourire légèrement ironique), on se présente partout soi-même, et l’on est bien reçu partout. Je ne peux donc en réalité vous être bon qu’à une chose. Si quelque habitude de la vie parisienne, quelque expérience du confortable, quelque connaissance de nos bazars, peuvent me recommander à vous, je me mets à votre disposition pour vous trouver une maison convenable. Je n’ose vous proposer de partager mon logement comme j’ai partagé le vôtre à Rome, moi qui ne professe pas l’égoïsme, mais qui suis égoïste par excellence ; car chez moi, excepté moi, il ne tiendrait pas une ombre, à moins que cette ombre ne fût celle d’une femme. — Ah ! fit le comte, voici une réserve toute conjugale. Vous m’avez en effet, Monsieur, dit à Rome quelques mots d’un mariage ébauché ; dois-je vous féliciter sur votre prochain bonheur ? — La chose est toujours à l’état de projet, monsieur le comte. — Et qui dit projet, reprit Debray, veut dire éventualité. — Non pas ! dit Morcerf ; mon père y tient, et j’espère bien, avant peu, vous présenter, sinon ma femme, du moins ma future : mademoiselle Eugénie Danglars. — Eugénie Danglars ! reprit Monte-Cristo ; attendez donc : son père n’est-il pas M. le baron Danglars ? — Oui, répondit Morcerf ; mais baron de nouvelle création. — Oh ! qu’importe ? répondit Monte-Cristo, s’il a rendu à l’État des services qui lui aient mérité cette distinction. — D’énormes, dit Beauchamp. Il a, quoique libéral dans l’âme, complété en 1829 un emprunt de six millions pour le roi Charles X, qui l’a, ma foi, fait baron et chevalier de la Légion d’honneur, de sorte qu’il porte le ruban, non pas à la poche de son gilet, comme on pourrait le croire, mais bel et bien à la boutonnière de son habit. — Ah ! dit Morcerf en riant, Beauchamp, Beauchamp, gardez cela pour le Corsaire et le Charivari ; mais devant moi épargnez mon futur beau-père. Puis se retournant vers Monte-Cristo : — Mais vous avez tout à l’heure prononcé son nom comme quelqu’un qui connaîtrait le baron ? dit-il. — Je ne le connais pas, dit négligemment Monte-Cristo ; mais je ne tarderai pas probablement à faire sa connaissance, attendu que j’ai un crédit ouvert sur lui par les maisons Richard et Blount de Londres, Arstein et Eskeles de Vienne, et Thomson et French de Rome. Et en prononçant ces deux derniers noms, Monte-Cristo regarda du coin de l’œil Maximilien Morrel. Si l’étranger s’était attendu à produire de l’effet sur Maximilien Morrel, il ne s’était pas trompé. Maximilien tressaillit comme s’il eût reçu une commotion électrique. — Thomson et French, dit-il : connaissez-vous cette maison, Monsieur ? — Ce sont mes banquiers dans la capitale du monde chrétien, répondit tranquillement le comte ; puis-je vous être bon à quelque chose auprès d’eux ? — Oh ! monsieur le comte, vous pourriez nous aider peut-être dans des recherches jusqu’à présent infructueuses ; cette maison a autrefois rendu un service à la nôtre, et a toujours, je ne sais pourquoi, nié nous avoir rendu ce service. — À vos ordres, Monsieur, répondit Monte-Cristo en s’inclinant. — Mais, dit Morcerf, nous nous sommes singulièrement écartés, à propos de M. Danglars, du sujet de notre conversation. Il était question de trouver une habitation convenable au comte de Monte-Cristo ; voyons, Messieurs, cotisons-nous pour avoir une idée. Où logerons-nous cet hôte nouveau du grand Paris ? — Faubourg Saint-Germain, dit Château-Renaud : Monsieur trouvera là un charmant petit hôtel entre cour et jardin. — Bah ! Château-Renaud, dit Debray, vous ne connaissez que votre triste et maussade faubourg Saint-Germain ; ne l’écoutez pas, monsieur le comte, logez-vous Chaussée d’Antin : c’est le véritable centre de Paris. — Boulevard de l’Opéra, dit Beauchamp ; au premier, une maison à balcon. Monsieur le comte y fera apporter des coussins de drap d’argent, et verra, en fumant sa chibouque, ou en avalant ses pilules, toute la capitale défiler sous ses yeux. — Vous n’avez donc pas d’idées, vous, Morrel, dit Château-Renaud, que vous ne proposez rien ? — Si fait, dit en souriant le jeune homme ; au contraire, j’en ai une, mais j’attendais que monsieur se laissât tenter par quelqu’une des offres brillantes qu’on vient de lui faire. Maintenant, comme il n’a pas répondu, je crois pouvoir lui offrir un appartement dans un petit hôtel tout charmant, tout Pompadour, que ma sœur vient de louer depuis un an dans la rue Meslay. — Vous avez une sœur ? demanda Monte-Cristo. — Oui, monsieur, et une excellente sœur. — Mariée ? — Depuis bientôt neuf ans. — Heureuse ? demanda de nouveau le comte. — Aussi heureuse qu’il est permis à une créature humaine de l’être, répondit Maximilien : elle a épousé l’homme qu’elle aimait, celui qui nous est resté fidèle dans notre mauvaise fortune : Emmanuel Herbaut. Monte-Cristo sourit imperceptiblement. — J’habite là pendant mon semestre, continua Maximilien, et je serai, avec mon beau-frère Emmanuel, à la disposition de monsieur le comte pour tous les renseignements dont il aura besoin. — Un moment ! s’écria Albert avant que Monte-Cristo eût eu le temps de répondre, prenez garde à ce que vous faites, monsieur Morrel, vous allez claquemurer un voyageur, Simbad le marin, dans la vie de famille ; un homme qui est venu pour voir Paris vous allez en faire un patriarche. — Oh ! que non pas, répondit Morrel en souriant, ma sœur a vingt-cinq ans, mon beau-frère en a trente : ils sont jeunes, gais et heureux ; d’ailleurs monsieur le comte sera chez lui, et il ne rencontrera ses hôtes qu’autant qu’il lui plaira de descendre chez eux. — Merci, monsieur, merci, dit Monte-Cristo, je me contenterai d’être présenté par vous à votre sœur et à votre beau-frère, si vous voulez bien me faire cet honneur ; mais je n’ai accepté l’offre d’aucun de ces messieurs, attendu que j’ai déjà mon habitation toute prête. — Comment ! s’écria Morcerf, vous allez donc descendre à l’hôtel ? Ce sera fort maussade pour vous, cela. — Étais-je donc si mal à Rome ? demanda Monte-Cristo. — Parbleu ! à Rome, dit Morcerf, vous aviez dépensé cinquante mille piastres pour vous faire meubler un appartement ; mais je présume que vous n’êtes pas disposé à renouveler tous les jours une pareille dépense. — Ce n’est pas cela qui m’a arrêté, répondit Monte-Cristo ; mais j’étais résolu d’avoir une maison à Paris, une maison à moi, j’entends. J’ai envoyé d’avance mon valet de chambre et il a dû acheter cette maison et me la faire meubler. — Mais dites-nous donc que vous avez un valet de chambre qui connaît Paris ! s’écria Beauchamp. — C’est la première fois comme moi qu’il vient en France ; il est Noir et ne parle pas, dit Monte-Cristo. — Alors, c’est Ali ? demanda Albert au milieu de la surprise générale. — Oui, monsieur, c’est Ali lui-même, mon Nubien, mon muet, que vous avez vu à Rome, je crois. — Oui, certainement, répondit Morcerf, je me le rappelle à merveille. Mais comment avez-vous chargé un Nubien de vous acheter une maison à Paris, et un muet de vous la meubler ? Il aura fait toutes choses de travers, le pauvre malheureux. — Détrompez-vous, monsieur, je suis certain, au contraire, qu’il aura choisi toutes choses selon mon goût ; car, vous le savez, mon goût n’est pas celui de tout le monde. Il est arrivé il y a huit jours ; il aura couru toute la ville avec cet instinct que pourrait avoir un bon chien chassant tout seul ; il connaît mes caprices, mes fantaisies, mes besoins ; il aura tout organisé à ma guise. Il savait que j’arriverais aujourd’hui à dix heures ; depuis neuf heures il m’attendait à la barrière de Fontainebleau ; il m’a remis ce papier ; c’est ma nouvelle adresse : tenez, lisez. Et Monte-Cristo passa un papier à Albert. — Champs-Élysées, 30, lut Morcerf. — Ah ! voilà qui est vraiment original ! ne put s’empêcher de dire Beauchamp. — Et très princier, ajouta Château-Renaud. — Comment ! vous ne connaissez pas votre maison ? demanda Debray. — Non, dit Monte-Cristo, je vous ai déjà dit que je ne voulais pas manquer l’heure. J’ai fait ma toilette dans ma voiture et je suis descendu à la porte du vicomte. Les jeunes gens se regardèrent ; ils ne savaient si c’était une comédie jouée par Monte-Cristo ; mais tout ce qui sortait de la bouche de cet homme avait, malgré son caractère original, un tel cachet de simplicité, que l’on ne pouvait supposer qu’il dût mentir. D’ailleurs pourquoi aurait-il menti ? — Il faudra donc nous contenter, dit Beauchamp, de rendre à M. le comte tous les petits services qui seront en notre pouvoir. Moi, en ma qualité de journaliste, je lui ouvre tous les théâtres de Paris. — Merci, monsieur, dit en souriant Monte-Cristo ; mon intendant a déjà l’ordre de me louer une loge dans chacun d’eux. — Et votre intendant est-il aussi un Nubien, un muet ? demanda Debray. — Non, monsieur, c’est tout bonnement un compatriote à vous, si tant est cependant qu’un Corse soit compatriote de quelqu’un : mais vous le connaissez, monsieur de Morcerf. — Serait-ce par hasard le brave signor Bertuccio, qui s’entend si bien à louer les fenêtres ? — Justement, et vous l’avez vu chez moi le jour où j’ai eu l’honneur de vous recevoir à déjeuner. C’est un fort brave homme, qui a été un peu soldat, un peu contrebandier, un peu de tout ce qu’on peut être enfin. Je ne jurerais même pas qu’il n’a point eu quelques démêlés avec la police pour une misère, quelque chose comme un coup de couteau. — Et vous avez choisi cet honnête citoyen du monde pour votre intendant, monsieur le comte ? dit Debray ; combien vous vole-t-il par an ? — Eh bien, parole d’honneur, dit le comte, pas plus qu’un autre, j’en suis sûr ; mais il fait mon affaire, ne connaît pas d’impossibilité, et je le garde. — Alors, dit Château-Renaud, vous voilà avec une maison montée : vous avez un hôtel aux Champs-Élysées, domestiques, intendant, il ne vous manque plus qu’une maîtresse. Albert sourit : il songeait à la belle Grecque qu’il avait vue dans la loge du comte au théâtre Valle et au théâtre Argentina. — J’ai mieux que cela, dit Monte-Cristo : j’ai une esclave. Vous louez vos maîtresses au théâtre de l’Opéra, au théâtre du Vaudeville, au théâtre des Variétés ; moi, j’ai acheté la mienne à Constantinople ; cela m’a coûté plus, mais, sous ce rapport-là, je n’ai plus besoin de m’inquiéter de rien. — Mais vous oubliez, dit en riant Debray, que nous sommes, comme l’a dit le roi Charles, francs de nom, francs de nature ; qu’en mettant le pied sur la terre de France, votre esclave est devenue libre ? — Qui le lui dira ? demanda Monte-Cristo. — Mais, dame ! le premier venu. — Elle ne parle que le romaïque. — Alors c’est autre chose. — Mais la verrons-nous, au moins ? demanda Beauchamp, ou, ayant déjà un muet, avez-vous aussi des eunuques ? — Ma foi non, dit Monte-Cristo, je ne pousse pas l’orientalisme jusque-là : tout ce qui m’entoure est libre de me quitter, et en me quittant n’aura plus besoin de moi ni de personne ; voilà peut-être pourquoi on ne me quitte pas. Depuis longtemps on était passé au dessert et aux cigares. — Mon cher, dit Debray en se levant, il est deux heures et demie, votre convive est charmant, mais il n’y a si bonne compagnie qu’on ne quitte, et quelquefois même pour la mauvaise ; il faut que je retourne à mon ministère. Je parlerai du comte au ministre, et il faudra bien que nous sachions qui il est. — Prenez garde, dit Morcerf, les plus malins y ont renoncé. — Bah ! nous avons trois millions pour notre police : il est vrai qu’ils sont presque toujours dépensés à l’avance ; mais n’importe ; il restera toujours bien une cinquantaine de mille francs à mettre à cela. — Et quand vous saurez qui il est, vous me le direz ? — Je vous le promets. Au revoir, Albert ; messieurs, votre très humble. Et, en sortant, Debray cria très haut dans l’antichambre : — Faites avancer ! — Bon, dit Beauchamp à Albert, je n’irai pas à la Chambre, mais j’ai à offrir à mes lecteurs mieux qu’un discours de M. Danglars. — De grâce, Beauchamp, dit Morcerf, pas un mot, je vous en supplie ; ne m’ôtez pas le mérite de le présenter et de l’expliquer : N’est-ce pas qu’il est curieux ? — Il est mieux que cela, répondit Château-Renaud, et c’est vraiment un des hommes les plus extraordinaires que j’aie vus de ma vie. Venez-vous, Morrel ? — Le temps de donner ma carte à M. le comte, qui veut bien me promettre de venir nous faire une petite visite, rue Meslay, 14. — Soyez sûr que je n’y manquerai pas, Monsieur, dit en s’inclinant le comte. Et Maximilien Morrel sortit avec le baron de Château-Renaud, laissant Monte-Cristo seul avec Morcerf.
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