Les possédées du Vaudou haïtien présentent en commun
les traits suivants :
a) Une grande instabilité d'humeur qui confère à leur
conduite un caractère imprévisible. Ces sujets se fâchent très
facilement, ce qui porte souvent les amis, les patrons et les
parents à les considérer comme susceptibles. Ce trait de caractère explique souvent leurs difficultés tant dans le domaine de
l'emploi que dans ceux des relations familiales, amicales et
« conjugales ».
b) Une agressivité à fleur de peau qui prend souvent une
forme explosive, destructive ou incontrôlable. L'histoire des
possédées est remplie de récits de provocation, de batailles,
d'épisodes d'emprisonnement. L'explosion des affects a lieu non
seulement au cours de fréquentes pertes de connaissance à
l'occasion d'une colère ou de funérailles, mais encore durant
des transes furieuses. Certaines possédées deviennent alors
loquaces et dénotent une agressivité verbale qu'on ne leur
reconnaissait pas. Elles passent leur temps à injurier, à dénoncer, à se plaindre. D'autres broient du verre entre leurs dents,
se déclarent une bête sauvage, réclament leur poignard, vont
« baliser » les champs avec une machette, ou crient à tue-tête
« voici le diable » dans une tentative pour s'identifier au démon.
Il y en a aussi qui essaient de se jeter à l'eau sans savoir nager,
vont se jucher au faîte d'un arbre d'où elles menacent de sauter
ou s'arment d'un couteau pour s'attaquer à l'entourage. Leurs
loâs eux-mêmes se nomment « Criminel » ou dimensan ( dis-moi
que je suis en sang ).
Beaucoup de possédées avouent même se sentir hostiles sans
raison apparente, en dehors de leur période de transe. Elles ont
alors l'impression d'une montée de sang à leurs gencives, sous
leur peau et dans leur cerveau au point qu'elles vont parfois
se mettre la tête sous le robinet pour calmer leur saignement de
dents, leur démangeaison cutanée ou leur migraine. Elles donnent
alors à leur entourage l'impression d'être toujours en colère et
de cuper ou de faire continuellement la moue même durant leur
sommeil alors qu'elles n'en veulent à personne en particulier.
Notons que le père de la possédée apparaît souvent comme
un homme brutal et alcoolique. Il a parfois commis un meurtre
ou menacé de le faire. Cette agressivité est ressentie sous la
forme d'une menace par la fille qui par ailleurs parle de son
père avec une hostilité non déguisée.
c) Une tendance à se représenter l'existence sous un jour
très pessimiste. La plupart des possédées ne nourissent aucun
espoir pour l'avenir et n'attendent que la mort. Cette réaction
s'accompagne souvent de crises de larmes fréquentes et d'accès
de désespoir qui les portent parfois à penser au suicide. D'ailleurs,
quel que soit le nombre ou la fréquence de ses transes, chaque
possédée tombe irrésistiblement soit à la fête des morts ou à la
Toussaint, soit la veille de Noël ou durant les festivités des Rois.
La possession, même si elle est individuelle, suit donc un cycle
qui vraisemblablement est celui de la mort et de la naissance et
dont la signification dynamique mérite d'être soulignée.
d) De même que les possédées ont tendance à se croire les
préférées de leur mère en particulier, elles sont également enclines à se percevoir comme jouissant d'une sollicitude spéciale
de la part des dieux du Vaudou. Elles estiment en effet que
ce n'est pas sans raison que les loâs ont choisi de venir danser
dans leur tête et non pas dans celle d'une sœur ou d'un frère.
Si nous avons démontré qu'il faut être psychologiquement
perturbé pour être possédé (les résultats au test Rorschach
sont très significatifs à cet égard), nous avons également établi
avec des faits qu'il existe une conjonction de facteurs qui concourent à la production d'une crise de possession, savoir:
a) Une transmission d'attitudes pathologiques à l'intérieur
de la famille: l'examen de l'hérédité tant par voie directe que
collatérale montre que pour la majorité des cas le nombre des
nerveux, des alcooliques, des individus au comportement bizarre
dans la lignée parentale de chaque possédée est impressionnant.
On ne saurait s'étonner dès lors que nos sujets ayant hérité
d'une constitution affective aussi lourdement chargée témoignent
d'une disposition naturelle à toute une gamme de manifestations
nerveuses.
Car une possédée ne tombe pas de loâ uniquement, elle
s'affaisse aussi en d'autres circonstances. En réservant les cas
douteux, nous avons noté que soixante-quatre pour cent (64 fo)
des sujets du groupe expérimental ont l'habitude de perdre
connaissance à l'occasion d'une contrariété, d'une dispute, du
décès d'un parent, d'un ami ou même d'un inconnu dans le
voisinage. Ces crises nerveuses et funéraires offrent une curieuse
analogie avec la transe vaudouesque. La seule différence vient
du fait qu'elles ne s'accompagnent pas du dédoublement de
personnalité ni de l'excessive activité fantasmatique et mythique
si typiques de la possession. Par leur caractère quasi automatique
et par leur absence d'élaboration idéationnelle, elles se rapprochent plutôt de la crise épileptique sans en être une.
Une telle relation entre la transe vaudouesque et d'autres
types voisins de crises souligne chez nos sujets une tendance
remarquable à la décompensation mentale et à l'évasion hors
du réel dès qu'il y a impossibilité d'affronter une situation pénible ou angoissante de façon appropriée. À tout stress nos sujets
tendent à appliquer une solution commune: la fuite par le moyen
d'une crise. Le type de cette crise dépend du contexte même du
stress. Crises funéraires, crises de colère, crises de possession
semblent bien être les expressions différentes d'une même intolérance à la frustration et d'une même rage d'impuissance devant
l'adversité.
b) Un milieu propice au conditionnement à la transe et à
l'identification avec les criseurs de loâ. La possession vaudouesque est le fruit d'un certain apprentissage. Nos sujets,
qui descendent de toute une lignée de parents criseurs, ont été
familiarisés très tôt avec la possession et plusieurs possédées
avouèrent qu'elles s'attendaient d'une certaine manière à tomber
un jour en transe conformément à une véritable vocation individuelle. Ainsi leur première expérience personnelle de la possession n'a fait que confirmer cette expectative. La crise de
possession s'installe toujours à l'intérieur d'une personnalité
qui a été longuement préparée à la recevoir.
c) Un renforcement par le milieu de ce processus d'apprentissage afin que la transe soit fixée comme une habitude. C'est
dans son interaction avec l'entourage que la possédée réalise
vite et dès sa première transe qu'une bonne crise de loâ, ça
paie toujours. Toute activité est suspendue « lorsque la possédée
paraît ». La foule envahit les lieux, car la présence d'au moins
un spectateur est requise pour donner un sens à l'acte de la
possession et répondre au désir de dialogue de la possédée.
Nos sujets se disent « protégés » durant la crise. On ne
permet jamais au loâ de maltraiter son cheval. On va jusqu'à
le sermonner de bien se conduire. Le patron lui-même, qui
d'ordinaire n'hésite pas à prendre les grands moyens à l'égard
des domestiques, leur témoigne une plus grande considération
et y met un peu plus de façons lorsqu'il s'adresse aux mystères.
D'autant que dans les discours de l'esclave-possédée il y a
souvent des allusions aux propres affaires du maître.
Comme on le voit on n'est jamais neutre ou indifférent à
l'égard de la transe. On peut être pour ou contre mais on s'y
intéresse toujours et intensément. D'ailleurs une possession est
trop bruyante pour passer inaperçue. Elle force l'attention et
la considération. Elle est un spectacle intéressant pour les autres.
Quant à la servante des loâs, c'est sa façon à elle de se faire
reconnaître. À la vérité l'acte de la possession n'est jamais
isolé. Pour qu'il ne soit pas gratuit, il doit s'inscrire dans le
contexte d'une relation de possédée à public. Il n'y a de possession qu'en vue de quelque chose. En formulant sa demande, en
transmettant le message des dieux, la possédée n'espère qu'un
résultat: être comprise à travers ses mystères.
Nous avons noté par ailleurs que la crise se présente comme
une réponse psychophysiologique complexe à une stimulation
essentiellement endogène, même chez des sujets qui paraissent
surtout influencés par le climat du rite vaudouesque. La céré-
monie n'est souvent que l'occasion ou le prétexte à la décompensation mentale, elle n'est nullement indispensable. Au point
que la crise n'offre souvent que des rapports lointains avec la
religion sur laquelle elle se greffe à la manière d'un épiphénomène. Elle s'explique moins par le Vaudou que par la personnalité des possédées.
Elle ne serait normale que si les possédées se limitaient à
jouer une « geste » ancestrale, conformément à des modèles
imaginaires fixés par la tradition; mais, derrière l'écran du
loâ, c'est leur propre personnage qu'elles présentent et leur
drame intérieur qu'elles jouent. Le style très personnel de la
possession trahit donc la possédée par la concrétisation des
tendances individuelles. Celles-ci font sans cesse irruption à
travers un rôle composé, mais trop vite oublié. Mais pourquoi
privilégier ce type de réponse alors que des voies bien diffé-
rentes d'expression de soi sont ouvertes à la pathologie ? C'est
ici qu'il convient de rappeler la manière dont un paysan haïtien
vit un conflit pour comprendre en profondeur le problème de
la transe au niveau de cette sous-culture.
Pour peu qu'on ait vécu dans les campagnes haïtiennes, on
se rend vite compte que la plupart des conflits individuels ne
sont pas avec les vivants, mais avec les morts et les loâs. Ici
dans les rapports interhumains, il faut toujours passer par une
« médiation surnaturelle ». D'où une si grande fréquence de
troubles émotionnels d'origine prétendument extra-terrestre. Or,
cet univers des esprits est beaucoup plus apeurant que le monde
visible. Son caractère « anxiogène » vient d'une menace invisible
continuelle, imprécise et omniprésente.
Dans l'« arrière-pays » il existe un paupérisme peut-être
moins apparent qu'ailleurs. La misère matérielle frappe surtout
le prolétaire de la ville, absolument coupé de toute ressource.
Le paysan garde toujours une base économique: la terre infiniment divisée, il est vrai, et désespérément assoiffée. La structure
familiale à la campagne est beaucoup plus cohérente, même si
le placage est la règle. On n'abandonne ni la fille-mère, ni
l'orphelin, ni le vieux à l'âge de la retraite. Les jeunes ont plus de
cadres de référence que la paysanne en domesticité à la ville.
Ils ont entre eux des rapports beaucoup plus personnels. La
gaguère et le Vaudou leur fournissent les seules distractions
qui interrompent la lourde monotonie de la vie campagnarde.
Mais le paysan pauvre jouit d'une quiétude matérielle
toujours précaire, nullement à l'abri des caprices de la nature
des incertitudes du marché, de l'exploitation des gens de la ville,
de l'oralité dévorante et insatiable de ses dieux. De plus, son
analphabétisme, son isolement culturel et technique, sa fixation
aux traditions africaines indéracinables, son long héritage de
pratiques superstitieuses profondément archaïques, le condamnent à vivre dans un monde animiste où la causalité morale et
magique a toujours le pas sur la causalité physique. La terreur
constante du paysan, c'est encore moins la misère ou les
catastrophes économiques que ses croyances. Il croit davantage
à une menace des loâs qu'à celle des hommes.
On imaginerait mal un cas classique d'obsession compulsive
par exemple dans un tel univers. Nous n'y avons jamais rencontré un conflit au sujet du temps, de l'argent, de la propreté,
de l'entraînement à la toilette dans les formes traditionnelles,
pour la bonne raison qu'il n'y a ni horloge, ni banque, ni robinet,
ni chambre de toilette autour. Par contre, combien avons-nous
vu de ces paysans tourmentés par l'imminence de leurs devoirs
envers les loâs ou craindre la ruine financière du fait de ces
obligations périodiques. Combien sont torturés par l'idée de
laisser leurs excréments à vue d'ceil dans le champ du voisin
au lieu de gratter le sol comme le chat pour les y enterrer et
éviter ainsi d'avoir l'anus retourné à l'envers si jamais l'autre
décidait de brûler le produit de leur défécation au cours de
terribles sortilèges.
On voit donc que si les conflits de base demeurent iden
tiques, leur expression culturelle varie selon des valeurs reconnues dans le milieu. On regarde le monde autrement selon qu'on
le perçoit d'une luxueuse villa ou d'une caille-loâ. Parce que
ses problèmes sont d'un autre ordre, le citadin fera une crise
du type bourgeois et s'identifiera toujours au personnage de
ses lectures, de son milieu. Il produira des types de fantasmes
conformes au monde de la technicité.
Le paysan analphabète au contraire n'a à sa disposition
que les génies des sources, des arbres, des roches, de la mer.
de la tempête, des grands chemins et des carrefours. Ses regards
ne se détachent de la terre que pour se porter vers ses loâs.
Dans son délire, il ne parlera pas de machine infernale comme
un habitant d'une cité industrielle. Il fera toujours allusion à son
cheval, son compagnon de lutte. Son langage sera équestre. Sa
névrose ou sa psychose revêtiront des formes frustres reflétant
les conditions sociales de son existence. Son aliénation restera
circonscrite aux limites de sa culture.