Les possédées du Vaudou haïtien

2148 Words
Les possédées du Vaudou haïtien présentent en commun les traits suivants : a) Une grande instabilité d'humeur qui confère à leur conduite un caractère imprévisible. Ces sujets se fâchent très facilement, ce qui porte souvent les amis, les patrons et les parents à les considérer comme susceptibles. Ce trait de carac￾tère explique souvent leurs difficultés tant dans le domaine de l'emploi que dans ceux des relations familiales, amicales et « conjugales ». b) Une agressivité à fleur de peau qui prend souvent une forme explosive, destructive ou incontrôlable. L'histoire des possédées est remplie de récits de provocation, de batailles, d'épisodes d'emprisonnement. L'explosion des affects a lieu non seulement au cours de fréquentes pertes de connaissance à l'occasion d'une colère ou de funérailles, mais encore durant des transes furieuses. Certaines possédées deviennent alors loquaces et dénotent une agressivité verbale qu'on ne leur reconnaissait pas. Elles passent leur temps à injurier, à dénon￾cer, à se plaindre. D'autres broient du verre entre leurs dents, se déclarent une bête sauvage, réclament leur poignard, vont « baliser » les champs avec une machette, ou crient à tue-tête « voici le diable » dans une tentative pour s'identifier au démon. Il y en a aussi qui essaient de se jeter à l'eau sans savoir nager, vont se jucher au faîte d'un arbre d'où elles menacent de sauter ou s'arment d'un couteau pour s'attaquer à l'entourage. Leurs loâs eux-mêmes se nomment « Criminel » ou dimensan ( dis-moi que je suis en sang ). Beaucoup de possédées avouent même se sentir hostiles sans raison apparente, en dehors de leur période de transe. Elles ont alors l'impression d'une montée de sang à leurs gencives, sous leur peau et dans leur cerveau au point qu'elles vont parfois se mettre la tête sous le robinet pour calmer leur saignement de dents, leur démangeaison cutanée ou leur migraine. Elles donnent alors à leur entourage l'impression d'être toujours en colère et de cuper ou de faire continuellement la moue même durant leur sommeil alors qu'elles n'en veulent à personne en particulier. Notons que le père de la possédée apparaît souvent comme un homme brutal et alcoolique. Il a parfois commis un meurtre ou menacé de le faire. Cette agressivité est ressentie sous la forme d'une menace par la fille qui par ailleurs parle de son père avec une hostilité non déguisée. c) Une tendance à se représenter l'existence sous un jour très pessimiste. La plupart des possédées ne nourissent aucun espoir pour l'avenir et n'attendent que la mort. Cette réaction s'accompagne souvent de crises de larmes fréquentes et d'accès de désespoir qui les portent parfois à penser au suicide. D'ailleurs, quel que soit le nombre ou la fréquence de ses transes, chaque possédée tombe irrésistiblement soit à la fête des morts ou à la Toussaint, soit la veille de Noël ou durant les festivités des Rois. La possession, même si elle est individuelle, suit donc un cycle qui vraisemblablement est celui de la mort et de la naissance et dont la signification dynamique mérite d'être soulignée. d) De même que les possédées ont tendance à se croire les préférées de leur mère en particulier, elles sont également en￾clines à se percevoir comme jouissant d'une sollicitude spéciale de la part des dieux du Vaudou. Elles estiment en effet que ce n'est pas sans raison que les loâs ont choisi de venir danser dans leur tête et non pas dans celle d'une sœur ou d'un frère. Si nous avons démontré qu'il faut être psychologiquement perturbé pour être possédé (les résultats au test Rorschach sont très significatifs à cet égard), nous avons également établi avec des faits qu'il existe une conjonction de facteurs qui concou￾rent à la production d'une crise de possession, savoir: a) Une transmission d'attitudes pathologiques à l'intérieur de la famille: l'examen de l'hérédité tant par voie directe que collatérale montre que pour la majorité des cas le nombre des nerveux, des alcooliques, des individus au comportement bizarre dans la lignée parentale de chaque possédée est impressionnant. On ne saurait s'étonner dès lors que nos sujets ayant hérité d'une constitution affective aussi lourdement chargée témoignent d'une disposition naturelle à toute une gamme de manifestations nerveuses. Car une possédée ne tombe pas de loâ uniquement, elle s'affaisse aussi en d'autres circonstances. En réservant les cas douteux, nous avons noté que soixante-quatre pour cent (64 fo) des sujets du groupe expérimental ont l'habitude de perdre connaissance à l'occasion d'une contrariété, d'une dispute, du décès d'un parent, d'un ami ou même d'un inconnu dans le voisinage. Ces crises nerveuses et funéraires offrent une curieuse analogie avec la transe vaudouesque. La seule différence vient du fait qu'elles ne s'accompagnent pas du dédoublement de personnalité ni de l'excessive activité fantasmatique et mythique si typiques de la possession. Par leur caractère quasi automatique et par leur absence d'élaboration idéationnelle, elles se rap￾prochent plutôt de la crise épileptique sans en être une. Une telle relation entre la transe vaudouesque et d'autres types voisins de crises souligne chez nos sujets une tendance remarquable à la décompensation mentale et à l'évasion hors du réel dès qu'il y a impossibilité d'affronter une situation péni￾ble ou angoissante de façon appropriée. À tout stress nos sujets tendent à appliquer une solution commune: la fuite par le moyen d'une crise. Le type de cette crise dépend du contexte même du stress. Crises funéraires, crises de colère, crises de possession semblent bien être les expressions différentes d'une même into￾lérance à la frustration et d'une même rage d'impuissance devant l'adversité. b) Un milieu propice au conditionnement à la transe et à l'identification avec les criseurs de loâ. La possession vau￾douesque est le fruit d'un certain apprentissage. Nos sujets, qui descendent de toute une lignée de parents criseurs, ont été familiarisés très tôt avec la possession et plusieurs possédées avouèrent qu'elles s'attendaient d'une certaine manière à tomber un jour en transe conformément à une véritable vocation indivi￾duelle. Ainsi leur première expérience personnelle de la posses￾sion n'a fait que confirmer cette expectative. La crise de possession s'installe toujours à l'intérieur d'une personnalité qui a été longuement préparée à la recevoir. c) Un renforcement par le milieu de ce processus d'appren￾tissage afin que la transe soit fixée comme une habitude. C'est dans son interaction avec l'entourage que la possédée réalise vite et dès sa première transe qu'une bonne crise de loâ, ça paie toujours. Toute activité est suspendue « lorsque la possédée paraît ». La foule envahit les lieux, car la présence d'au moins un spectateur est requise pour donner un sens à l'acte de la possession et répondre au désir de dialogue de la possédée. Nos sujets se disent « protégés » durant la crise. On ne permet jamais au loâ de maltraiter son cheval. On va jusqu'à le sermonner de bien se conduire. Le patron lui-même, qui d'ordinaire n'hésite pas à prendre les grands moyens à l'égard des domestiques, leur témoigne une plus grande considération et y met un peu plus de façons lorsqu'il s'adresse aux mystères. D'autant que dans les discours de l'esclave-possédée il y a souvent des allusions aux propres affaires du maître. Comme on le voit on n'est jamais neutre ou indifférent à l'égard de la transe. On peut être pour ou contre mais on s'y intéresse toujours et intensément. D'ailleurs une possession est trop bruyante pour passer inaperçue. Elle force l'attention et la considération. Elle est un spectacle intéressant pour les autres. Quant à la servante des loâs, c'est sa façon à elle de se faire reconnaître. À la vérité l'acte de la possession n'est jamais isolé. Pour qu'il ne soit pas gratuit, il doit s'inscrire dans le contexte d'une relation de possédée à public. Il n'y a de posses￾sion qu'en vue de quelque chose. En formulant sa demande, en transmettant le message des dieux, la possédée n'espère qu'un résultat: être comprise à travers ses mystères. Nous avons noté par ailleurs que la crise se présente comme une réponse psychophysiologique complexe à une stimulation essentiellement endogène, même chez des sujets qui paraissent surtout influencés par le climat du rite vaudouesque. La céré- monie n'est souvent que l'occasion ou le prétexte à la décom￾pensation mentale, elle n'est nullement indispensable. Au point que la crise n'offre souvent que des rapports lointains avec la religion sur laquelle elle se greffe à la manière d'un épiphéno￾mène. Elle s'explique moins par le Vaudou que par la personna￾lité des possédées. Elle ne serait normale que si les possédées se limitaient à jouer une « geste » ancestrale, conformément à des modèles imaginaires fixés par la tradition; mais, derrière l'écran du loâ, c'est leur propre personnage qu'elles présentent et leur drame intérieur qu'elles jouent. Le style très personnel de la possession trahit donc la possédée par la concrétisation des tendances individuelles. Celles-ci font sans cesse irruption à travers un rôle composé, mais trop vite oublié. Mais pourquoi privilégier ce type de réponse alors que des voies bien diffé- rentes d'expression de soi sont ouvertes à la pathologie ? C'est ici qu'il convient de rappeler la manière dont un paysan haïtien vit un conflit pour comprendre en profondeur le problème de la transe au niveau de cette sous-culture. Pour peu qu'on ait vécu dans les campagnes haïtiennes, on se rend vite compte que la plupart des conflits individuels ne sont pas avec les vivants, mais avec les morts et les loâs. Ici dans les rapports interhumains, il faut toujours passer par une « médiation surnaturelle ». D'où une si grande fréquence de troubles émotionnels d'origine prétendument extra-terrestre. Or, cet univers des esprits est beaucoup plus apeurant que le monde visible. Son caractère « anxiogène » vient d'une menace invisible continuelle, imprécise et omniprésente. Dans l'« arrière-pays » il existe un paupérisme peut-être moins apparent qu'ailleurs. La misère matérielle frappe surtout le prolétaire de la ville, absolument coupé de toute ressource. Le paysan garde toujours une base économique: la terre infini￾ment divisée, il est vrai, et désespérément assoiffée. La structure familiale à la campagne est beaucoup plus cohérente, même si le placage est la règle. On n'abandonne ni la fille-mère, ni l'orphelin, ni le vieux à l'âge de la retraite. Les jeunes ont plus de cadres de référence que la paysanne en domesticité à la ville. Ils ont entre eux des rapports beaucoup plus personnels. La gaguère et le Vaudou leur fournissent les seules distractions qui interrompent la lourde monotonie de la vie campagnarde. Mais le paysan pauvre jouit d'une quiétude matérielle toujours précaire, nullement à l'abri des caprices de la nature des incertitudes du marché, de l'exploitation des gens de la ville, de l'oralité dévorante et insatiable de ses dieux. De plus, son analphabétisme, son isolement culturel et technique, sa fixation aux traditions africaines indéracinables, son long héritage de pratiques superstitieuses profondément archaïques, le condam￾nent à vivre dans un monde animiste où la causalité morale et magique a toujours le pas sur la causalité physique. La terreur constante du paysan, c'est encore moins la misère ou les catastrophes économiques que ses croyances. Il croit davantage à une menace des loâs qu'à celle des hommes. On imaginerait mal un cas classique d'obsession compulsive par exemple dans un tel univers. Nous n'y avons jamais ren￾contré un conflit au sujet du temps, de l'argent, de la propreté, de l'entraînement à la toilette dans les formes traditionnelles, pour la bonne raison qu'il n'y a ni horloge, ni banque, ni robinet, ni chambre de toilette autour. Par contre, combien avons-nous vu de ces paysans tourmentés par l'imminence de leurs devoirs envers les loâs ou craindre la ruine financière du fait de ces obligations périodiques. Combien sont torturés par l'idée de laisser leurs excréments à vue d'ceil dans le champ du voisin au lieu de gratter le sol comme le chat pour les y enterrer et éviter ainsi d'avoir l'anus retourné à l'envers si jamais l'autre décidait de brûler le produit de leur défécation au cours de terribles sortilèges. On voit donc que si les conflits de base demeurent iden tiques, leur expression culturelle varie selon des valeurs recon￾nues dans le milieu. On regarde le monde autrement selon qu'on le perçoit d'une luxueuse villa ou d'une caille-loâ. Parce que ses problèmes sont d'un autre ordre, le citadin fera une crise du type bourgeois et s'identifiera toujours au personnage de ses lectures, de son milieu. Il produira des types de fantasmes conformes au monde de la technicité. Le paysan analphabète au contraire n'a à sa disposition que les génies des sources, des arbres, des roches, de la mer. de la tempête, des grands chemins et des carrefours. Ses regards ne se détachent de la terre que pour se porter vers ses loâs. Dans son délire, il ne parlera pas de machine infernale comme un habitant d'une cité industrielle. Il fera toujours allusion à son cheval, son compagnon de lutte. Son langage sera équestre. Sa névrose ou sa psychose revêtiront des formes frustres reflétant les conditions sociales de son existence. Son aliénation restera circonscrite aux limites de sa culture.
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