vodou

2103 Words
Le Vaudou se présente tout d'abord comme une véritable religion. Bien qu'il ne comporte ni théologie dogmatique, ni morale codifiée, ni structure hiérarchisée, il offre toutefois un ensemble de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées. Les liens qu'il établit entre l'homme et la puissance divine postulent de façon implicite des réalités transcendantes par rapport au monde sensible. De telles réalités, même si on les conçoit de l'extérieur comme de faux dieux auxquels s'adresse un culte idolâtre, ne sont pas moins objet de piété et de dévotion aussi bien que la source d'une expérience intérieure et d'une spiritualité authentique. De plus, l'observance d'un rituel liturgique à l'intérieur d'un sanctuaire, la présence de sacrements, l'intuition de mystères sacrés, le sens du péché et du repentir par les moyens de sacrifices expiatoires, l'existence de la communion par la consommation des offrandes, consti￾tuent dans le Vaudou les éléments d'une vie religieuse sociale￾ment organisée, reconnue et acceptée. Le Vaudou est essentiellement une religion polythéiste et animiste, ne comportant aucun chef suprême sur la terre. Les croyances et le rituel varient d'une région à l'autre du pays et ne maintiennent leur intégrité que grâce à la fonction coordon￾natrice de certains chefs de confréries. Le culte comprend deux formes: l'une publique, source de curiosité folklorique et touris￾tique, l'autre privée, strictement fermée à l'observateur étranger et réservée aux cérémonies secrètes tenues de manière cyclique par les membres d'une famille ou d'un groupe de familles à l'intention des dieux domestiques. Chaque vaudouisant entre￾tient en outre un oratoire personnel en l'honneur de ces derniers. Le Vaudou est une «religion dansée» (Métraux, 1958). Aux paysans qui constituent la presque totalité de ses adeptes, il offre des occasions de rencontres sociales bruyantes nulle￾ment incompatibles avec le caractère sacré des cérémonies. En priant, les fidèles ne disent pas leurs joies, leurs peines, ou leurs misères, mais ils les miment. Une cérémonie vaudouesque est, selon Bastide (1950b, 1960), un vaste psychodrame qui com￾porte des rôles appris et des scènes improvisées. La crise de possession qui culmine ce drame liturgique est l'élément sur￾prise du spectacle. S'il faut danser pour ses dieux, il est aussi recommandé de leur donner à boire et à manger. À ces divinités toujours assoif￾fées et affamées, il faut de généreuses libations et de copieuses « mangeailles » offertes au cours de services périodiques. Ces banquets qui s'accompagnent de sacrifices où le sang animal coule à flots, représentent une sorte de repas communautaire gigantesque qui s'étend parfois sur toute une semaine. Cette importance capitale accordée à la nourriture dans le Vaudou en fait une religion essentiellement orale. Lorsqu'on a nourri ses dieux et qu'on a accompli ainsi ses devoirs envers eux, on s'attend en retour à ce que les divinités s'acquittent de leurs promesses envers les hommes, selon un principe de réciprocité logique si caractéristique des modes d'in￾teraction dans le Vaudou. Un tel commerce où le chantage tient une grande place fait du Vaudou une religion à préoccu￾pation purement utilitaire, essentiellement orientée vers la satis￾faction immédiate des besoins primaires de l'existence. Les rapports entre fidèles et divinités sont basés sur la crainte, la suspicion, l'angoisse, le conflit, l'agressivité, et la vengeance. Il faut se défendre aussi bien contre les hommes que contre les dieux, d'où un système complexe de protection et de contre￾attaque qui divise la communauté, alimente une tension psy￾chique énorme et oblige chacun à vivre sur la défensive dans le Vaudou. En contraste avec les religions traditionnelles qui situent les réalités divines dans un univers intelligible dont les choses terrestres ne sont qu'un reflet, les dieux du Vaudou sont là, maintenant, dans ce monde tropical, au milieu des paysans. Ils chevauchent leurs fidèles comme un cavalier sa monture. Le Vaudou est une religion de l'incarnation perpétuelle où chacun peut prétendre jouer à Dieu ou jouir du pouvoir de se dédoubler en homme-dieu. Dans cette théorie de dieux, qui se déroule sous nos yeux, il est parfois difficile de reconnaître à travers ces gracieuses ou tumultueuses figures de danse à quel person￾nage on a vraiment affaire. Les divinités présentent de fait une curieuse ressemblance psychologique avec les fidèles, tant par leur langage truculent et obscène que par leurs manières frustes d'où l'indécence n'est pas exclue, note Métraux (1958). À voir les dieux s'engueuler ou chercher à s'attirer les faveurs de l'autre sexe, on ne peut s'empêcher de penser à un drame religieux où le sacré et l'irrévérence se côtoient continuellement. À celui qui y vient en spectateur, les cérémonies, les rites et les danses vaudouesques offrent, sous des dehors de fête du village, l'aspect d'une comédie musicale à l'intention purement religieuse. Cependant, les fortes sensations que procure l'assis￾tance à ce drame religieux font pressentir la présence dans les coulisses d'un monde grouillant et inquiétant d'êtres invisibles dont la projection intermittente sur la scène fait ressortir le caractère insolite du Vaudou. De tous les phénomènes specta￾culaires associés à la pratique de ce culte, la crise de toâ constitue certainement un élément de mystère et une redoutable question￾problème. Avant d'explorer les dimensions de ce problème et ses implications pour la criminologie clinique, il convient tout d'abord de préciser les concepts de loâ et de crise de possession qui sont des réalités omniprésentes du culte vaudou. B. CONCEPT DE LOÂ Loâ est un terme qui signifie divinité, esprit ou génie. Autrement désigné sous le vocable mystère, il renvoie aux grands dieux africains aussi bien qu'à la foule innombrable des esprits locaux qui ont proliféré au gré de la fantaisie sur la terre d'Haïti. Ils portent des noms respectables comme Général Achille Piquant, Baron~Samedi, Grande Brigitte, des surnoms aussi dé- sinvoltes que Ti-pété, Guédé~caca, Guédé-Oussou. Il y en a de sophistiqués, parlant « pointu » ou à la française comme le couple étranger la Sirène et la baleine; il y en a de grossiers comme le guerrier et coureur Ogoun qui mange son cigare et réclame du rhum pour réchauffer ses testicules gelés. Les uns grondent comme la tempête, tel Agaou surnommé le canonnier du Bon Dieu, ou bien dardent la langue la tête en bas et imitent le sifflement du serpent comme Damballah. Les autres sont médecins comme Loco, le patron des docteurs-feuilles, font au contraire le malade comme le boiteux Legba Atibon, ont des préjugés de couleur comme la coquette et sensuelle Erzulie, font leurs premiers pas et pleurent de faim comme le bébé Linto, débutent à l'école et ânonnent sur leurs livres de classe comme les Jumeaux ou bien font le clown, exhi￾bent un phallus en bois ou un cordon ombilical de leur sac, appellent le rhum pissé-tigre et les lunettes, double-languette (Métraux, 1958): ces derniers sont les guédés nasillards et excentriques, ou les génies de la mort. En plus de ces traits caractériels, chaque loâ est mystique￾ment affilié à la famille des esprits Rada ou à la terrible nation des mystères Pétro, Conséquemment, il a ses rythmes, ses salu￾tations, son répertoire de pantomimes, son arbre-reposoir, sa source, son trou de roche, son jour de la semaine, sa couleur de prédilection, sa diète, ses parfums, ses instruments, ses sym￾boles. Les loâs se marient entre eux, se jalousent, se trompent, divorcent et convolent en secondes noces. Ils vont même jusqu'à épouser les fidèles dont ils réclament un trousseau, une chambre et un lit, une soirée d'amour et surtout la promesse d'une fidélité conjugale pour la vie. Les loâs remplissent des rôles multiples au sein du Vaudou. On leur prête la réputation de recommander des nominations à certains postes, car ils auraient l'oreille des autorités en place. Ils préviennent à temps au sujet des noirs desseins de l'ennemi, parce qu'ils voltigent d'une maison à l'autre. Ils veillent à l'administration du budget familial et suggèrent dans certains cas les meilleurs atouts pour accumuler des revenus. Leur précieuse connaissance de la flore tropicale comme des pro￾priétés médicinales des racines, des écorces, des feuilles et des fleurs fait de certains d'entre eux de fins cliniciens dont les interventions diagnostique et thérapeutique accomplissent sou￾vent des prouesses curatives qui n'ont pas fini d'ennuyer la médecine officielle. Si Legba est leur chef et leur principal inter￾prète, ces mystères sont toutefois capables d'initiative person￾nelle et peuvent souvent se passer de médiateur entre eux et les hommes. Rêves, visions, crise de possession sont des témoi￾gnages quotidiens de leur existence, principalement de leur toute-puissance. CRISE DE LOÂ (POSSESSION OU TRANSE VAUDOUESQUE) Puisque les loâs ont des mœurs, des statuts, des fonc￾tions, des intérêts et attitudes très diversifiés, l'incarnation de leur personnalité sous la forme de transe mystique présente d'un criseur à l'autre des variations très marquées. Pour en donner une image concrète, voici une description purement phé- noménologique de la « possession vaudouesque », telle que nous l'avons maintes fois perçue personnellement chez les paysans haïtiens. Cette crise consiste dans le fait qu'une personne, soit sous l'influence des cantiques, du tambour, et des danses au cours d'un rite vaudou, soit soumise à une stimulation endogène de nature inconnue durant son sommeil ou pendant l'état de veille et en dehors de toute atmosphère cérémonielle, se méta￾morphose subitement et s'aliène dans une personnalité de substi￾tution. On découvre qu'un loâ vient de la monter, danse et marche dans sa tête. Alors commence la chevauchée divine, selon un vocabulaire équestre et militaire fort en usage dans le Vaudou. Le criseur ou choal (cheval) des loâs compose sur son visage un masque caractéristique. Eperonné par son divin cavalier, le regard fixe, le front en sueur, le corps rigide tendu en avant, il fonce droit, s'arrête, se cabre, trébuche, tombe, roule, se débat, s'immobilise enfin dans une attitude cataleptique. En￾touré, secouru, réveillé après un temps plus ou moins long, il est salué et reçu par des chants, des libations, des accolades, des cierges allumés. Quelques pas de danse caractéristiques, un cantique spécial, ou un rituel particulier exécuté par le possédé permettent à l'assistance de vérifier l'identité du loâ. C'est à ce moment que sous le coup d'une « inspiration surnaturelle », le criseur de loâ commence à s'exprimer dans un créole à forte consonance africaine et parfois inintelligible. Questionné par l'assistance, il révèle le passé et l'avenir, dicte ses volontés, adresse des reproches ou des compliments, prescrit en faveur des malades ou les soigne sur place. Il n'est pas rare non plus d'entendre le loâ critiquer sa monture et laisser des messages à l'adresse de son cheval. D'autres fois, il se constate une hyperactivité générale accompagnée d'une absence appréciable de la sensibilité à la chaleur et à la douleur. L'effet parapsychologique le plus spec￾taculaire de la crise consiste en un accroissement d'énergie physique chez le criseur. Des infirmes marchent droit; des inhibés sautent comme des araignées, ou se faufilent entre les jambes, insaisissables comme des couleuvres; des femmes fragiles soulè- vent des hommes ou exécutent entre les branches d'arbres géants des acrobaties qui donnent le frisson. On en a même vu manger du verre sans se blesser, enjamber des flammes sans se brûler ou devenir si dangereux pour eux-mêmes et les autres, qu'il a fallu les attacher solidement après une véritable battue pour les ramener à leur domicile. Il existe des criseurs qui prétendent entendre des appels du dehors. Ils font allusion à certains groupes, à certaines per￾sonnes qui leur en veulent ou désirent les enlever, à leur cheval fictif qui les attend impatiemment dans la cour pour les ramener dans leur province natale. Ils voient encore des phénomènes qui échappent à la perception de l'entourage, développent des peurs subites et inexplicables, deviennent tout à coup tristes, pleurent sans pouvoir être consolés, puis exhibent sans transition appa￾rente une exubérante gaieté. Dans le même temps, ils peuvent aussi accomplir certains rituels à caractère symbolique, tels que presser la main ou esquisser un nombre déterminé de pas en alternant la gauche et la droite, appuyer la tête contre celle d'un autre, baptiser avec le crachat ou la sueur, ou faire tour￾niquer les spectateurs dans deux directions opposées successive￾ment. La rumeur veut que les possédés soient saisis avant la crise d'un courant électrique qui parcourt leur corps de bas en haut. D'autres sentent venir la crise de loin, dès les premiers accents d'un cantique rituel ou aux premiers accords d'un rythme particulier du tambour. La crise ne se produit pas si cette stimulation sensorielle cesse dès le début. Tout se passe comme si les dispositions à la crise se synchronisaient lentement avec le rythme et que le charme était interrompu juste au moment où l'harmonie critique allait être réalisée. Le criseur reste sur son élan et présente un état d'hébétude bénigne. On dit qu'il n'est pas entré en transe, mais a été seulement saoulé par le loâ. C'est là un signal d'alarme, une sorte de mise en garde divine contre toute imprudence.
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