Le Vaudou se présente tout d'abord comme une véritable
religion. Bien qu'il ne comporte ni théologie dogmatique, ni
morale codifiée, ni structure hiérarchisée, il offre toutefois un
ensemble de croyances et de pratiques relatives à des choses
sacrées. Les liens qu'il établit entre l'homme et la puissance
divine postulent de façon implicite des réalités transcendantes
par rapport au monde sensible. De telles réalités, même si
on les conçoit de l'extérieur comme de faux dieux auxquels
s'adresse un culte idolâtre, ne sont pas moins objet de piété et
de dévotion aussi bien que la source d'une expérience intérieure
et d'une spiritualité authentique. De plus, l'observance d'un
rituel liturgique à l'intérieur d'un sanctuaire, la présence de
sacrements, l'intuition de mystères sacrés, le sens du péché et
du repentir par les moyens de sacrifices expiatoires, l'existence
de la communion par la consommation des offrandes, constituent dans le Vaudou les éléments d'une vie religieuse socialement organisée, reconnue et acceptée.
Le Vaudou est essentiellement une religion polythéiste et
animiste, ne comportant aucun chef suprême sur la terre. Les
croyances et le rituel varient d'une région à l'autre du pays et
ne maintiennent leur intégrité que grâce à la fonction coordonnatrice de certains chefs de confréries. Le culte comprend deux
formes: l'une publique, source de curiosité folklorique et touristique, l'autre privée, strictement fermée à l'observateur étranger
et réservée aux cérémonies secrètes tenues de manière cyclique
par les membres d'une famille ou d'un groupe de familles à
l'intention des dieux domestiques. Chaque vaudouisant entretient en outre un oratoire personnel en l'honneur de ces derniers.
Le Vaudou est une «religion dansée» (Métraux, 1958).
Aux paysans qui constituent la presque totalité de ses adeptes,
il offre des occasions de rencontres sociales bruyantes nullement incompatibles avec le caractère sacré des cérémonies. En
priant, les fidèles ne disent pas leurs joies, leurs peines, ou leurs
misères, mais ils les miment. Une cérémonie vaudouesque est,
selon Bastide (1950b, 1960), un vaste psychodrame qui comporte des rôles appris et des scènes improvisées. La crise de
possession qui culmine ce drame liturgique est l'élément surprise du spectacle.
S'il faut danser pour ses dieux, il est aussi recommandé de
leur donner à boire et à manger. À ces divinités toujours assoiffées et affamées, il faut de généreuses libations et de copieuses
« mangeailles » offertes au cours de services périodiques. Ces
banquets qui s'accompagnent de sacrifices où le sang animal
coule à flots, représentent une sorte de repas communautaire
gigantesque qui s'étend parfois sur toute une semaine. Cette
importance capitale accordée à la nourriture dans le Vaudou en
fait une religion essentiellement orale.
Lorsqu'on a nourri ses dieux et qu'on a accompli ainsi ses
devoirs envers eux, on s'attend en retour à ce que les divinités
s'acquittent de leurs promesses envers les hommes, selon un
principe de réciprocité logique si caractéristique des modes d'interaction dans le Vaudou. Un tel commerce où le chantage
tient une grande place fait du Vaudou une religion à préoccupation purement utilitaire, essentiellement orientée vers la satisfaction immédiate des besoins primaires de l'existence. Les
rapports entre fidèles et divinités sont basés sur la crainte, la
suspicion, l'angoisse, le conflit, l'agressivité, et la vengeance.
Il faut se défendre aussi bien contre les hommes que contre les
dieux, d'où un système complexe de protection et de contreattaque qui divise la communauté, alimente une tension psychique énorme et oblige chacun à vivre sur la défensive dans
le Vaudou.
En contraste avec les religions traditionnelles qui situent
les réalités divines dans un univers intelligible dont les choses
terrestres ne sont qu'un reflet, les dieux du Vaudou sont là,
maintenant, dans ce monde tropical, au milieu des paysans. Ils
chevauchent leurs fidèles comme un cavalier sa monture. Le
Vaudou est une religion de l'incarnation perpétuelle où chacun
peut prétendre jouer à Dieu ou jouir du pouvoir de se dédoubler
en homme-dieu. Dans cette théorie de dieux, qui se déroule
sous nos yeux, il est parfois difficile de reconnaître à travers
ces gracieuses ou tumultueuses figures de danse à quel personnage on a vraiment affaire. Les divinités présentent de fait une
curieuse ressemblance psychologique avec les fidèles, tant par
leur langage truculent et obscène que par leurs manières frustes
d'où l'indécence n'est pas exclue, note Métraux (1958). À voir
les dieux s'engueuler ou chercher à s'attirer les faveurs de
l'autre sexe, on ne peut s'empêcher de penser à un drame
religieux où le sacré et l'irrévérence se côtoient continuellement.
À celui qui y vient en spectateur, les cérémonies, les rites
et les danses vaudouesques offrent, sous des dehors de fête du
village, l'aspect d'une comédie musicale à l'intention purement
religieuse. Cependant, les fortes sensations que procure l'assistance à ce drame religieux font pressentir la présence dans les
coulisses d'un monde grouillant et inquiétant d'êtres invisibles
dont la projection intermittente sur la scène fait ressortir le
caractère insolite du Vaudou. De tous les phénomènes spectaculaires associés à la pratique de ce culte, la crise de toâ constitue
certainement un élément de mystère et une redoutable questionproblème. Avant d'explorer les dimensions de ce problème et
ses implications pour la criminologie clinique, il convient tout
d'abord de préciser les concepts de loâ et de crise de possession
qui sont des réalités omniprésentes du culte vaudou.
B. CONCEPT DE LOÂ
Loâ est un terme qui signifie divinité, esprit ou génie.
Autrement désigné sous le vocable mystère, il renvoie aux grands
dieux africains aussi bien qu'à la foule innombrable des esprits
locaux qui ont proliféré au gré de la fantaisie sur la terre
d'Haïti. Ils portent des noms respectables comme Général Achille
Piquant, Baron~Samedi, Grande Brigitte, des surnoms aussi dé-
sinvoltes que Ti-pété, Guédé~caca, Guédé-Oussou. Il y en a
de sophistiqués, parlant « pointu » ou à la française comme le
couple étranger la Sirène et la baleine; il y en a de grossiers
comme le guerrier et coureur Ogoun qui mange son cigare et
réclame du rhum pour réchauffer ses testicules gelés. Les uns
grondent comme la tempête, tel Agaou surnommé le canonnier
du Bon Dieu, ou bien dardent la langue la tête en bas et imitent
le sifflement du serpent comme Damballah.
Les autres sont médecins comme Loco, le patron des
docteurs-feuilles, font au contraire le malade comme le boiteux
Legba Atibon, ont des préjugés de couleur comme la coquette
et sensuelle Erzulie, font leurs premiers pas et pleurent de faim
comme le bébé Linto, débutent à l'école et ânonnent sur leurs
livres de classe comme les Jumeaux ou bien font le clown, exhibent un phallus en bois ou un cordon ombilical de leur sac,
appellent le rhum pissé-tigre et les lunettes, double-languette
(Métraux, 1958): ces derniers sont les guédés nasillards et
excentriques, ou les génies de la mort.
En plus de ces traits caractériels, chaque loâ est mystiquement affilié à la famille des esprits Rada ou à la terrible nation
des mystères Pétro, Conséquemment, il a ses rythmes, ses salutations, son répertoire de pantomimes, son arbre-reposoir, sa
source, son trou de roche, son jour de la semaine, sa couleur de
prédilection, sa diète, ses parfums, ses instruments, ses symboles. Les loâs se marient entre eux, se jalousent, se trompent,
divorcent et convolent en secondes noces. Ils vont même jusqu'à
épouser les fidèles dont ils réclament un trousseau, une chambre
et un lit, une soirée d'amour et surtout la promesse d'une fidélité
conjugale pour la vie.
Les loâs remplissent des rôles multiples au sein du Vaudou.
On leur prête la réputation de recommander des nominations
à certains postes, car ils auraient l'oreille des autorités en place.
Ils préviennent à temps au sujet des noirs desseins de l'ennemi,
parce qu'ils voltigent d'une maison à l'autre. Ils veillent à
l'administration du budget familial et suggèrent dans certains
cas les meilleurs atouts pour accumuler des revenus. Leur
précieuse connaissance de la flore tropicale comme des propriétés médicinales des racines, des écorces, des feuilles et des
fleurs fait de certains d'entre eux de fins cliniciens dont les
interventions diagnostique et thérapeutique accomplissent souvent des prouesses curatives qui n'ont pas fini d'ennuyer la
médecine officielle. Si Legba est leur chef et leur principal interprète, ces mystères sont toutefois capables d'initiative personnelle et peuvent souvent se passer de médiateur entre eux et les
hommes. Rêves, visions, crise de possession sont des témoignages quotidiens de leur existence, principalement de leur
toute-puissance.
CRISE DE LOÂ
(POSSESSION OU TRANSE VAUDOUESQUE)
Puisque les loâs ont des mœurs, des statuts, des fonctions, des intérêts et attitudes très diversifiés, l'incarnation de
leur personnalité sous la forme de transe mystique présente
d'un criseur à l'autre des variations très marquées. Pour en
donner une image concrète, voici une description purement phé-
noménologique de la « possession vaudouesque », telle que nous
l'avons maintes fois perçue personnellement chez les paysans
haïtiens. Cette crise consiste dans le fait qu'une personne, soit
sous l'influence des cantiques, du tambour, et des danses au
cours d'un rite vaudou, soit soumise à une stimulation endogène
de nature inconnue durant son sommeil ou pendant l'état de
veille et en dehors de toute atmosphère cérémonielle, se métamorphose subitement et s'aliène dans une personnalité de substitution. On découvre qu'un loâ vient de la monter, danse et
marche dans sa tête. Alors commence la chevauchée divine,
selon un vocabulaire équestre et militaire fort en usage dans
le Vaudou.
Le criseur ou choal (cheval) des loâs compose sur son
visage un masque caractéristique. Eperonné par son divin
cavalier, le regard fixe, le front en sueur, le corps rigide tendu
en avant, il fonce droit, s'arrête, se cabre, trébuche, tombe, roule,
se débat, s'immobilise enfin dans une attitude cataleptique. Entouré, secouru, réveillé après un temps plus ou moins long, il
est salué et reçu par des chants, des libations, des accolades,
des cierges allumés. Quelques pas de danse caractéristiques, un
cantique spécial, ou un rituel particulier exécuté par le possédé
permettent à l'assistance de vérifier l'identité du loâ.
C'est à ce moment que sous le coup d'une « inspiration
surnaturelle », le criseur de loâ commence à s'exprimer dans
un créole à forte consonance africaine et parfois inintelligible.
Questionné par l'assistance, il révèle le passé et l'avenir, dicte
ses volontés, adresse des reproches ou des compliments, prescrit
en faveur des malades ou les soigne sur place. Il n'est pas rare
non plus d'entendre le loâ critiquer sa monture et laisser des
messages à l'adresse de son cheval.
D'autres fois, il se constate une hyperactivité générale
accompagnée d'une absence appréciable de la sensibilité à la
chaleur et à la douleur. L'effet parapsychologique le plus spectaculaire de la crise consiste en un accroissement d'énergie
physique chez le criseur. Des infirmes marchent droit; des inhibés
sautent comme des araignées, ou se faufilent entre les jambes,
insaisissables comme des couleuvres; des femmes fragiles soulè-
vent des hommes ou exécutent entre les branches d'arbres
géants des acrobaties qui donnent le frisson. On en a même
vu manger du verre sans se blesser, enjamber des flammes sans
se brûler ou devenir si dangereux pour eux-mêmes et les autres,
qu'il a fallu les attacher solidement après une véritable battue
pour les ramener à leur domicile.
Il existe des criseurs qui prétendent entendre des appels du
dehors. Ils font allusion à certains groupes, à certaines personnes qui leur en veulent ou désirent les enlever, à leur cheval
fictif qui les attend impatiemment dans la cour pour les ramener
dans leur province natale. Ils voient encore des phénomènes qui
échappent à la perception de l'entourage, développent des peurs
subites et inexplicables, deviennent tout à coup tristes, pleurent
sans pouvoir être consolés, puis exhibent sans transition apparente une exubérante gaieté. Dans le même temps, ils peuvent
aussi accomplir certains rituels à caractère symbolique, tels
que presser la main ou esquisser un nombre déterminé de pas
en alternant la gauche et la droite, appuyer la tête contre celle
d'un autre, baptiser avec le crachat ou la sueur, ou faire tourniquer les spectateurs dans deux directions opposées successivement.
La rumeur veut que les possédés soient saisis avant la
crise d'un courant électrique qui parcourt leur corps de bas
en haut. D'autres sentent venir la crise de loin, dès les premiers
accents d'un cantique rituel ou aux premiers accords d'un
rythme particulier du tambour. La crise ne se produit pas si
cette stimulation sensorielle cesse dès le début. Tout se passe
comme si les dispositions à la crise se synchronisaient lentement
avec le rythme et que le charme était interrompu juste au moment
où l'harmonie critique allait être réalisée. Le criseur reste sur
son élan et présente un état d'hébétude bénigne. On dit qu'il
n'est pas entré en transe, mais a été seulement saoulé par le loâ.
C'est là un signal d'alarme, une sorte de mise en garde divine
contre toute imprudence.