Chapitre V
Un fâcheux incident interrompit les travaux de l’atelier au moment où ils allaient le mieux. Un des meilleurs apprentis du père Huguenin se démit l’épaule en tombant d’une échelle ; et, comme un malheur n’arrive jamais seul, le père Huguenin s’enfonça dans le pouce un éclat de bois qui le mit hors de travail. M. Lerebours lui prodigua de gracieuses condoléances pendant un jour ou deux ; mais quand il vit que l’apprenti était retourné chez ses parents pour se faire soigner, et quand le médecin du village eut visité la main du vieux menuisier, et décrété qu’il fallait quinze jours de repos à cette blessure, l’intraitable économe parla de faire commencer l’escalier par d’autres entrepreneurs. Ce fut une crainte mortelle pour le père Huguenin, qui mettait encore plus d’amour-propre que d’intérêt personnel à rester seul chargé de tout le travail. Il voulut se remettre à l’ouvrage ; mais le mal s’envenima, et de nouveau il fallut s’interrompre. Le médecin menaçait de couper le doigt, la main, le bras peut-être, si on persistait.
– Coupez-moi donc la tête tout de suite ! dit le père Huguenin, en jetant son ciseau avec désespoir sur le plancher ; et il alla s’enfermer chez lui de colère et de douleur.
– Mon père, lui dit Pierre à l’heure de la veillée, il faut prendre un parti. Vous ne pouvez travailler d’ici à plusieurs semaines sans compromettre votre santé, votre vie peut-être. Guillaume était votre meilleur ouvrier ; il lui faut deux mois, au moins, pour se rétablir. Me voilà seul avec des jeunes gens zélés sans doute, mais inexpérimentés, et manquant des connaissances nécessaires pour un travail de cette importance. Moi-même je ne vous cache pas que, forcé depuis plusieurs jours à travailler pour trois, je sens mes forces décroître ; mon appétit s’en va, le sommeil m’abandonne. Je puis tomber malade ; j’irai tant que je pourrai, sans plaindre ma peine, vous le savez bien ; mais il arrive toujours un moment où la fatigue nous surmonte, et alors M. Lerebours, à supposer qu’il prenne patience jusque-là, sera bien fonde à nous remplacer.
– Que veux-tu ! le sort nous en veut ! répondit le père Huguenin avec un profond soupir, et quand le diable se met après les pauvres gens, il faut qu’ils succombent.
– Non, mon père, le sort n’en veut à personne ; et quant au diable, s’il est vrai qu’il soit méchant, il est certain qu’il est lâche. Vous ne succomberez pas si vous voulez m’écouter. Il nous faut deux bons ouvriers, et tout ira bien.
– Et où les prendras-tu ? les maîtres menuisiers des environs voudront-ils nous coder les leurs ? Quand ils sont bons, on n’en a jamais de reste ; et s’ils sont mauvais, ou en a toujours de trop. Proposerai-je à un de ces maîtres de se mettre de moitié avec moi ? Dans ce cas-là, j’aime autant me retirer tout à fait. À quoi bon prendre la peine s’il faut partager l’honneur ?
– Aussi faut-il que l’honneur vous reste en entier, répondit le jeune menuisier, qui connaissait bien le faible de son père ; il ne faut vous associer avec personne. Seulement je vais vous chercher deux ouvriers, et des meilleurs, je vous en réponds ; laissez-moi faire.
– Mais, encore un coup, où les pêcheras-tu ? s’écria le père Huguenin.
– J’irai les embaucher à Blois, répondit Pierre.
Ici le vieillard fronça le sourcil d’une étrange manière, et son visage prit une expression de reproche si sévère, que Pierre en fut interdit.
– C’est bien ! reprit le père Huguenin après un silence énergique, voilà où tu voulais en venir. Il te faut ces compagnons du tour de France, des enfants du Temple, des sorciers, des libertins, de la canaille de grands chemins ? Dans quel Devoir les choisiras-tu ? car tu ne m’as pas fait l’honneur de me dire à quelle société diabolique tu es affilié, et je ne sais pas encore si je suis le père d’un loup, d’un renard, d’un bouc ou d’un chien ?
– Votre fils est un homme, dit Pierre en reprenant courage, et soyez sûr, mon père, que personne ne lui adressera jamais un terme méprisant ; je savais bien que j’allais encourir votre colère en vous parlant d’embaucher des compagnons ; mais je me flatte que vous y réfléchirez, et qu’un injuste préjugé ne vous empêchera pas de recourir au seul moyen qui vous reste de garder l’entreprise du château.
– En vérité, voilà qui est étrange ! et je vois bien que toute cette feinte douceur cachait de mauvais desseins contre moi. Les dévorants vont donc entrer chez moi par la fenêtre ! car certainement je leur fermerai la porte au nez ; Dieu sait s’ils ne m’égorgeront pas dans mon lit, comme ils s’égorgent les uns les autres au coin des bois et dans les cabarets.
En parlant ainsi, le père Huguenin élevait la voix, et, sans songer à sa main malade, il frappait sur la table de toutes ses forces.
– À qui donc en avez-vous ? dit en entrant le maître serrurier son voisin, attiré par le bruit ; voulez-vous renverser la maison, et n’avez-vous pas de honte à votre âge de faire un pareil vacarme ? Voyons, jeune homme, est-ce vous qui obstinez votre père ? ce n’est pas bien, cela ! La jeunesse est une gâchette qui doit obéir au grand ressort de l’âge mûr.
Quand Pierre eut exposé le fait au père Lacrête, celui-ci se prit à rire.
– Ah ! ah ! dit-il en se retournant vers son compère, je te reconnais bien là, vieux fou de voisin, avec ta rancune contre les compagnons ! Que diable t’ont-ils fait, ces bons compagnons ? Est-ce qu’ils t’ont battu parce que tu ne voulais pas toper ? Est-ce qu’ils ont mis ta boutique en interdit parce que tu ne sais pas hurler ? Tu as pourtant la voix assez forte et le poing assez lourd pour avoir les talents requis. Ma foi, je te trouve bien set d’aller ainsi contre les usages ; et quant à moi, je regrette bien de n’avoir pas une trentaine d’années de moins sur les épaules ; j’irais me faire recevoir dans quelque société, car il paraît que les plus forts y font de bons repas aux dépens des plus poltrons, et qu’ensuite on évoque le diable dans un cimetière, ou la nuit entre quatre chemins. Le diable vient avec des légions de dix mille diablotins, et cela doit être curieux à voir. Quand je pense qu’il y a soixante ans passés que j’entends parler du diable et que je n’ai jamais pu réussir à le rencontrer ! Voyons, Pierre, tu le connais, toi qui es reçu compagnon, dis-moi un peu comment il est fait ?
– Est-il possible, dit Pierre en riant, que vous croyiez à de telles folies, voisin ?
– Je n’y crois pas tout à fait, répondit le serrurier avec une bonhomie maligne ; mais enfin, j’y crois un peu. Je ne peux pas oublier la peur que j’avais quand j’étais tout jeune et que j’entendais sur la montagne de Valmont, où je travaillais alors comme forgeron avec mon père, les cris singuliers et les hurlements effroyables qu’on appelait la chasse de nuit ou le sabbat. Je me cachais tout tremblant dans la paille de mon lit, et mon père médisait : Allons, allons, dormez, petit ! ce sont les loups qui hurlent dans la forêt. – Mais il y en avait d’autres qui disaient : Ce sont les compagnons charpentiers qui reçoivent un nouveau frère dans leur corps, et ils lui font signer un pacte avec le diable ; celui qui restera éveillé jusqu’à une heure du matin verra Satan passer dans le ciel sous la forme d’une grande équerre de feu. – Vraiment, je le croyais si bien que, tout en me mourant de peur, je grillais d’envie de le voir ; mais je ne pouvais jamais m’empêcher de m’endormir avant l’heure, caria fatigue était plus forte que la curiosité. Mais, voyez un peu ! depuis qu’on m’a dit que les serruriers avaient un Devoir, je commence à penser que tout cela n’est pas si sorcier, et peut être bon à quelque chose.
– Et à quoi bon ? s’écria le père Huguenin de plus en plus courroucé. Vraiment, vous me faites sortir de moi ! Dirait-on pas qu’il va étudier la franche maçonnerie des compagnons, à son âge ?
– Oui, à mon âge, je voudrais m’y instruire, répondit le père Lacrête, qui était taquin et têtu comme un vrai serrurier ; et si vous voulez savoir à quoi cela est bon, je vous dirai que cela sert à s’entendre, à se connaître, à se soutenir les uns les autres, à s’entraider, ce qui n’est pas si fou ni si mauvais.
– Et moi je vais vous dire à quoi cela leur sert, reprit le père Huguenin avec indignation : à s’entendre contre vous, à se faire connaître les uns aux autres les moyens de vous soutirer votre argent, à se soutenir pour faire tomber votre crédit, enfin à s’entraider pour vous ruiner.
– Ils sont donc bien fins, poursuivit le voisin ; car je ne m’aperçois pas de tout cela, et pourtant je ne passe pas d’année sans en embaucher deux ou trois. Je n’ai jamais une commande un peu conséquente dans le château, sans aller chercher à la ville quelque bon garçon bien intelligent, bien admit, bien gai surtout, car moi, j’aime la gaieté ! Ces gaillards-là ont toujours de belles chansons pour nous réjouir les oreilles et nous donner courage quand nous tapons en cadence sur nos enclumes. Ils sont braves comme des lions, travaillent mieux que nous, savent toutes sortes d’histoires, racontent leurs voyages, et vous parlent de tous les pays. Cela me rajeunit, cela me fait vivre. Eh ! eh ! père Huguenin, vos cheveux ont blanchi plus vite que les miens, parce que vous avez gardé votre morgue de vieux maître et que vous n’avez jamais voulu frayer avec la jeunesse.
– La jeunesse doit vivre avec la jeunesse, et quand les vieux veulent partager ses divertissements, elle les raille et les méprise. Vous avez fait de belles affaires, à fréquenter les compagnons, n’est-il pas vrai ? Au lieu de former de ces bons apprentis qui travaillent pour vous tout en vous payant, vous trouvez votre profit (un singulier profit !) à payer et à nourrir de grands coquins qui vous font passer pour un ignorant et qui vous ruinent.
– S’ils me font passer pour un ignorant, c’est que je le suis apparemment ; et s’ils me ruinent, c’est que je veux bien me laisser faire. Et si cela m’amuse, moi, de manger au jour le jour ce que je gagne ? Je n’ai pas d’enfants. N’ai-je pas le droit de mener joyeuse vie avec ces enfants d’adoption que j’aime et qui m’aident à enterrer l’ennui de la solitude et le souci des années ?
– Vous me faites pitié, répondit le père Huguenin en haussant les épaules.
Quand les deux compères se furent bien querellés, ils s’aperçurent que Pierre, au lieu de prendre plaisir à se voir soutenu par le voisin, avait été se coucher tranquillement. Cette conduite prudente d’une part, de l’autre les contradictions hardies du voisin qui épuisèrent toute la colère du père Huguenin en une séance, enfin la nécessité de prendre un parti, firent réfléchir le vieux menuisier, et le lendemain il dit à son fils : – Allons, va-t’en à la ville et amène-moi des ouvriers. Prends ceux que tu voudras, pourvu qu’ils ne soient pas Compagnons.
Cette autorisation contradictoire fut comprise de Pierre. Il savait que son père cédait souvent en fait, sans jamais céder en paroles. Il prit sa canne, partit pour Blois, décidé à embaucher les premiers bons Compagnons qu’il trouverait, et à les faire passer pour des apprentis non agrégés s’il retrouvait son père aussi mal disposé que de coutume contre les sociétés secrètes.