Chapitre 2
À la fin du repas, alors qu’Amy s’était endormie dans un grand coussin à proximité de l’âtre, Ellah annonça qu’elle la ramenait dans sa chambre et Allora se proposa de l’accompagner. Observant la mère recoucher sa fille assoupie dans son berceau, puis l’envelopper dans une chaude couverture, la châtelaine ébaucha un sourire un peu triste.
— Amy est si belle, déclara-t-elle avec douceur. Elle possède la finesse de vos traits et je parierais bien que ses iris deviendront bleus comme ceux de son père…
Un instant, elle demeura silencieuse à contempler le tableau maternel, un soupçon de détresse sur son expression, avant de se ressaisir. Ellah se retourna vers elle, tandis que, dans le bruissement de sa robe sur le dallage, Allora s’avançait, son regard fixé sur l’enfant. Puis ses yeux se portèrent sur la reine.
— Je voulais vous annoncer mon départ définitif pour la Brucie où mes affaires m’attendent chez un de mes cousins. Depuis quelque temps déjà, j’ai confié à l’un de mes amis la gérance de mon domaine, ainsi, tout est réglé, il ne reste plus que moi à déménager, si j’ose dire…
Bien qu’au courant de la nouvelle, le cœur d’Ellah se contracta une nouvelle fois. Si le choix d’Allora de s’éloigner semblait devenu nécessaire, cette décision la peinait toujours autant.
— Je comprends.
— Pouvez-vous transmettre à Kerryen que j’ai demandé à un de mes proches, Treivik Darck, de prendre ma relève dans les planifications prévues ? Cet homme fiable et efficace le satisfera pleinement.
— Ne souhaitez-vous pas lui en faire part vous-même ?
— Comme je désire quitter la forteresse au plus vite, je refuse de ternir les festivités par de futiles considérations logistiques.
— Votre départ représente bien plus qu’un simple souci domestique. Cependant, si telle est votre préférence, je lui communiquerai votre message. Vous nous manquerez…
Allora émit un petit rire triste.
— Je voudrais bien m’en persuader, mais je suis convaincue que vous surmonterez très vite cette épreuve tous les deux, enfin, trois. Croyez-le ou non, mais je vous adresse mes vœux de bonheur les plus sincères.
— Je vous en remercie infiniment.
Alors que la châtelaine s’éloignait, Ellah la rappela :
— Allora, sachez que je suis désolée…
La femme se retourna et, sur son visage, une brève contraction s’afficha avant de s’effacer. Avec une pointe de colère contenue, elle s’exclama :
— Vous le pouvez ! Vous m’avez enlevé la vie que je souhaitais obtenir plus que tout au monde ! Aussi étrange que ce fait puisse vous paraître, je l’aimais également. En fait, si… Je devine que vous pouvez me comprendre. Toutes les deux éprises du même homme, mais il ne pouvait en choisir qu’une seule et vous êtes arrivée au bon moment, au bon endroit. Vous l’ignorez, mais j’étais descendue lui apporter un peu de réconfort après les horreurs de l’attaque. Avec ma béquille, je progressais lentement et vous êtes passée devant moi comme une flèche, sans me voir. Je vous ai observée lorsque vous avez pénétré dans son bureau et j’ai su immédiatement que ma venue ne servirait à rien, il était déjà trop tard… Pourtant, je suis restée à guetter un miracle. Quand il s’est précipité dans le couloir, ma plus grande crainte s’est confirmée. Malgré tout, je me suis rapprochée du battant ouvert et vous ai entraperçue sur la balustrade, semblant marcher vers la mort. Dès cet instant, j’ai compris qu’il vous sauverait de sa chambre et, effectivement, la porte de cette pièce est demeurée close, avec vous à l’intérieur. Inutile de posséder un don de clairvoyance pour imaginer la raison qui vous a retenue auprès de lui toute la nuit. J’avais juste espéré que cet engouement soudain et surprenant s’avérerait passager.
— Je vous l’assure, je n’avais rien prémédité…
— J’en suis persuadée et, étrangement, je ne vous en veux même pas d’avoir réussi là où j’ai échoué. Je me dis que si vous n’étiez pas arrivée par cette porte, je serais sa femme avec un enfant dans les bras, le sien, le nôtre…
Sa voix se cassa légèrement sur ces derniers mots.
— Allora, pourquoi avoir renoncé à lui ? Engagé auprès de vous, il vous aurait épousé et, je vous le jure, je me serais définitivement effacée !
— Et vous croyez qu’il m’aurait aimée ? Je ne suis pas stupide ! Chaque jour, son cœur aurait souffert de votre absence et notre quotidien aurait ressemblé à un enfer. Je souhaitais juste un peu de bonheur, et surtout pas de vivre dans le mensonge et la tricherie. Ainsi, sur trois personnes, deux sont heureuses. Si je dois me réjouir au moins d’un fait, que ce soit de celui-ci, pour lui et pour vous, et pour votre magnifique bébé que je vous envie…
— J’espère que votre nouvelle existence vous apportera la joie que vous n’avez pas trouvée jusque là.
Allora hocha la tête, une nuance de scepticisme sur ses traits, puis se dirigea vers le seuil de la pièce. Sur le point de le franchir, elle se retourna une ultime fois.
— Peut-être aussi que si je ne m’étais pas blessée au pied, je serais arrivée en premier et que, finalement, il m’aurait aimée, mais, en toute honnêteté, j’en doute. Je crois que vous occupiez ses pensées bien avant votre première nuit. De plus, comment pourrais-je regretter d’avoir sauvé la vie d’une petite fille innocente ? Sans rancune…
La porte se referma derrière la femme et le souffle d’Ellah se suspendit un instant, tandis qu’elle tentait d’imaginer le bouleversement de son avenir si la chronologie des faits avait été inversée comme dans l’hypothèse d’Allora. Cette dernière, présente dans le bureau de Kerryen lors de sa venue, jamais elle n’y serait rentrée. Elle aurait probablement posé son kenda contre le mur, puis quitté la forteresse pour rejoindre la falaise la plus proche. Là, surplombant la mer Eimée, ses écueils cruels et ses flots agités, aurait-elle hésité avant de se résoudre à sauter ? Sur la balustrade, elle n’avait qu’envisagé cette fin sans passer à l’acte. Soudain, l’insupportable douleur qui lui rongeait l’âme à l’époque resurgit, pernicieuse. Si désespérée après la disparition de son chien et son incontournable responsabilité dans la mort de tous ces soldats, elle devait, d’une façon ou d’une autre, éteindre sa détresse définitivement. Encore aujourd’hui, elle évitait d’y songer tant les regrets qu’elle n’était jamais parvenue à surmonter affleuraient en permanence dans son esprit. Elle en était consciente, une unique personne lui donnait envie d’exister : Kerryen. Sans lui, elle dépérirait, incertaine que leur enfant adorée suffît à combler le gouffre qui menaçait chaque jour de se rouvrir pour l’aspirer. Le cœur troublé, elle respira lentement et profondément, tentant de reprendre la maîtrise de cet abîme de terreur qui s’insinuait en elle avec une déconcertante facilité quand elle ne veillait plus à le canaliser. Penser à son roi, à cet amour qui la maintenait vivante et la rendait plus forte, à son corps contre le sien comme une inépuisable source de réconfort. Suffoquant à demi, incapable de rester seule, elle saisit sa fille dans son berceau et la serra contre elle, cherchant dans son contact un second moyen de se rasséréner, sans y arriver. De nouveau, sa fragilité intérieure explosa, quasi incontrôlable. Au prix d’un effort considérable, elle résista au désir de retrouver Kerryen dans le château, de se jeter dans la chaleur de ses bras et d’y oublier que, sans lui, elle ne devenait plus rien. Tant de souvenirs affluèrent dans sa mémoire sur ces quelques mois qui les avaient réunis dans la clandestinité. Les larmes au bord des yeux, elle se rappela ces moments dans lesquels alternaient des étreintes passionnelles et une haine réciproque dûment dosée pour ne paraître que plus vraie au regard de tous. En public, rien dans leur attitude n’avait changé en apparence. Le souverain continuait de la détester même si, à la suite de la victoire du Guerek, semblant céder à l’insistance d’Inou, il avait toléré la présence d’Ellah pendant les concertations sur la protection du pays. Cependant, dès que tous les deux échappaient à l’attention, ils se retrouvaient, dévorés par l’envie de ces instants qui fusionnaient leurs corps au même titre que leurs esprits. Après une existence sans amour pour le roi et une à peine ébauchée pour elle, ils s’abreuvaient l’un de l’autre comme des assoiffés lors d’une chaude journée d’été sans pouvoir accepter d’être séparés plus de quelques heures. Kerryen en était venu à déléguer toutes les opérations qui l’éloignaient du château, y envoyant régulièrement Amaury, mais sans Ellah, au grand désespoir de son habituel partenaire. Consciente du peu de temps qui leur restait, elle passait toutes ses nuits avec Kerryen, évitant de songer au mariage de celui-ci avec Allora, d’autant plus que le délai avant cet événement décroissait à une incroyable vitesse. Comme elle dormait de moins en moins souvent avec le garde dans la tour, celui-ci soupçonnait bien que quelque chose clochait. Légèrement agacé, il suspectait un homme dans sa vie, mais aurait bien été incapable d’en désigner un seul dans la forteresse. Un soir, il avait commencé à la suivre avant de renoncer, persuadé que, se doutant de sa surveillance, elle le promènerait jusqu’à épuisement… En conclusion, dépité, il avait regagné son lit, en arrivant à déplorer la présence du chien qui, s’il avait vécu, serait demeuré son dernier compagnon.
Le pire était survenu quand, à l’issue d’une réunion dans le bureau de son neveu, Inou avait réalisé qu’elle avait oublié de poser une question importante. Aussitôt, elle était retournée dans la pièce qu’elle venait de quitter pour, étonnamment, la découvrir vide. Revenue dans le couloir, elle avait tenté d’apercevoir Kerryen, sans succès, puis en avait déduit qu’il avait sûrement rejoint la bibliothèque. Comme à son habitude, sans se manifester, elle avait pénétré dans celle-ci. Franchissant le dédale des étagères, son esprit occupé par ses pensées, elle avait à peine prêté attention aux bruits diffus qui lui parvenaient. Puis sa vue innocente s’était glissée au-dessus d’un rayonnage, entre quelques livres, vers le laboratoire de Kerryen. Sous ses yeux incrédules se déroulait une scène inimaginable et qui, même visible partiellement, ne prêtait à aucune confusion. Incapable de détacher son regard de ces deux corps à demi dénudés qui s’aimaient avec fougue, elle était demeurée pétrifiée. Puis, se ressaisissant, elle avait commencé par fermer les paupières avant de se boucher les oreilles pour se couper totalement de cet inacceptable tableau. Petit à petit, malgré les images impudiques et l’écho de leurs cris suggestifs qui flottaient encore dans sa tête, elle avait de nouveau réussi à coordonner cerveau et mouvement, puis remonté la bibliothèque en créneau vers la sortie pour en passer la porte, presque haletante. Le cœur battant à tout rompre, elle avait examiné le lieu autour d’elle, effrayée que quelqu’un d’autre pût découvrir leur coupable relation. Puis, finalement, elle avait interpellé un domestique qui circulait dans le couloir.
— Tu restes ici ! Tu as bien entendu, tu ne bouges pas de cet endroit et gare à toi si tu désobéis !
Le pauvre homme, tétanisé par l’agitation perceptible de l’ancienne intendante, avait exécuté son ordre, s’installant devant l’entrée, presque au garde-à-vous, tandis qu’Inou s’éloignait d’un pas rapide, quoique vacillant, au point qu’il se demanda si, exceptionnellement, elle n’aurait pas abusé de l’alcool fort du Guerek…
Quand Ellah avait quitté le bureau, elle était tombée sur le serviteur désemparé qu’elle avait libéré de sa surveillance, l’assurant qu’elle en parlerait au plus tôt avec Inou. Pour Ellah, aucun doute n’avait plus été permis ; Inou avait dû les surprendre dans la bibliothèque… Le cœur étreint, elle avait hésité à en informer immédiatement Kerryen, concerné comme elle par cette découverte, avant de préférer rejoindre sa tante pour parer au plus pressé. Où celle-ci se serait-elle rendue pour cacher son désarroi ?
Ellah avait entrebâillé la porte de la chambre d’Inou et l’avait observée, assise sur son matelas et si atterrée que son visage en paraissait presque indéchiffrable. Le battant refermé, elle s’était rapprochée de l’ancienne intendante. Dans la pièce, tout était resté en l’état depuis son départ, le lit dans lequel elle avait dormi ainsi que le paravent qui protégeait leurs intimités respectives, comme si une part d’Inou attendait encore son retour. Celle-ci avait levé ses yeux rougis vers elle.
— Comment as-tu pu ? Avec lui ? avait-elle articulé avec difficulté.
— Je n’arriverais pas à te l’expliquer, ça s’est fait comme ça…
— Mais vous vous détestiez !
— Jusqu’à la fin de l’attaque, puis tout a changé…
— Son comportement envers toi est absolument indigne, scandaleux ! Je ne peux que réprouver ce… cette…
Inou n’acheva pas sa phrase. En pure Guerekéenne, la condition de la femme appartenait à ses idéaux. Alors, découvrir que son neveu manquait à tous ses devoirs avait éveillé en elle une insupportable douleur. Consciente que bien peu d’arguments l’amèneraient à fléchir, Ellah doutait de la voie à emprunter pour tenter d’ouvrir une brèche dans ses convictions. Comment pouvait-elle répondre à son évident chagrin ou la rassurer ? Si elle y parvenait…
— Vos lois ne s’appliquent pas à moi, c’est ainsi.
— Ellah, il n’est pas libre…
— Je le sais ! Voilà pourquoi je profite des quelques semaines avant leur mariage. Mais ma décision est déjà prise, je partirai juste avant la cérémonie.
— Pour aller où ?
— Je trouverai bien, ne t’inquiète pas. Le monde n’est pas si grand pour une combattante telle que moi.