— Sire, intervint Jiffeu.
— Oui, nous devons assurer une meilleure surveillance de la forteresse avec des sentinelles présentes en permanence…
— Tout à fait. Amaury et moi avons mis en place une planification qui inclura tous les lieux d’observation désormais.
— Finalement, vous êtes parfaits ! Je me demande si vous avez encore besoin d’un roi…
Sans leur permettre de réagir, il rejoignit la courtine sur sa droite et son regard plongea vers la ville, s’arrêtant à la deuxième rangée de fortifications, dernière ligne de défense avant l’entrée dans Orkys, qui ne s’additionnait à la première que sur la partie la plus accessible des remparts. Ses aïeux n’avaient vraiment rien laissé au hasard, ni l’endroit naturellement préservé qu’ils avaient choisi, un large promontoire rocheux, cerné, sauf du côté de la cité, par des à-pics vertigineux, ni la qualité des protections. Obligatoirement, au cours de son histoire, le Guerek avait connu des périodes tourmentées, mais si peu nombreuses qu’elles avaient à peine imprégné les mémoires jusqu’à l’assaut de l’empereur noir et maintenant surgissait cette inquiétante information… Kerryen resserra son manteau autour de lui. Pourquoi cette pensée lui inspirait-elle autant de crainte ? Dans ce froid glacial et sur ces chemins enneigés, qui, sinon un insensé, pourrait songer à une offensive ? Personne… Il devait absolument se raisonner ; cette envie effrénée de conquête attendrait bien le retour du printemps. Pourtant, il n’y parvenait pas, comme si une petite voix pressante lui conseillait de ne rien négliger. Son regard s’attarda sur la défense des entrées, de lourds battants fermés par de larges et solides madriers combinés à deux herses, une pour chacun des châtelets, mais, le lendemain, exceptionnellement, tout resterait ouvert en raison de la fête à laquelle il avait convié le peuple. À sa grande surprise, l’événement avait attiré beaucoup de Guerekéens ainsi que de nombreux visiteurs. La cité comptait à présent une bonne centaine d’habitants supplémentaires, peut-être un peu plus, pas de quoi non plus craindre une attaque. Décidément, il se préoccupait pour rien. Revenant à la muraille et à sa protection, il réfléchit de nouveau à l’absence de pont-levis au niveau du châtelet principal, pesant le pour et le contre du projet visant à en bâtir un. De toute évidence, son édification nécessiterait de creuser la roche, un travail titanesque pour finalement un gain a priori minime. Sauf que maintenant, ils disposaient d’un peu de poudre pour leur faciliter la tâche… Partiellement convaincu par l’intérêt de sa mise en place, il attendait d’en discuter avec ses hommes, Mukin et Tournel, pour mûrir son opinion. Naturellement, il ne pourrait empêcher Inou et Béa de se joindre à eux, sans compter sa petite femme chérie dont, à présent, il écoutait les conseils avisés. Songeant à cette dernière, son cœur se remplit d’une joie intérieure si intense qu’il se crispa comme sous l’effet d’une brève douleur… Était-ce la peur de perdre son ineffable bonheur qui, ce matin, le rendait si inquiet ? Parfois, de troubles pensées obscurcissaient sa sérénité, comme celle qu’un jour, obligatoirement, il paierait le prix de sa félicité actuelle. Parce que la douceur de vivre n’appartenait pas à son destin, tôt ou tard, la vie reviendrait lui arracher l’amour qu’elle lui avait donné. Dès lors, face à la plus grande souffrance de son existence, il s’étiolerait jusqu’à sa mort…
— Que diriez-vous de construire un pont-levis à l’entrée de la forteresse ? demanda-t-il soudainement, après un long silence.
Amaury jeta un coup d’œil vers Jiffeu. Dépourvu de connaissances sur ce système, il attendait l’avis du chef des gardes.
— Intéressant. En revanche, peut-être devrions-nous nous pencher un peu plus sur l’usage de cet explosif avant de faire sauter les roches aux portes du château…
— En incontestable spécialiste de notre poudre noire, Mukin viendrait sûrement seconder Cerkin sur ce projet. J’en discuterai avec lui à son arrivée, c’est-à-dire s’il parvient à braver les intempéries, dès ce soir. Ce qu’il réalisera sans conteste, car je le suspecte fortement de nous avoir préparé une petite surprise pour nos réjouissances, n’est-ce pas ?
Kerryen lança un regard appuyé aux deux soldats qui, obligatoirement, devaient être dans la confidence, mais l’un comme l’autre affichèrent un air innocent qui, cependant, ne berna pas le roi. Il attendrait bien quelques heures de plus pour découvrir jusqu’où ils étaient mouillés.
Les trois hommes poursuivirent leur contrôle des différents points de la muraille, vérifiant l’efficacité des systèmes défensifs classiques.
— Nous pourrions, avança Amaury, également développer des dispositifs pour repousser d’éventuels assaillants. Les flèches, face à de grosses machines, ne pèseront pas lourd…
À l’écoute des paroles de son second bras droit, Kerryen devint pensif. Alléché par la proposition, son cerveau imaginatif s’était immédiatement emparé de ce projet exaltant et, déjà, bâtissait des engins d’exception pour lesquels il envisageait projectiles et structures mécaniques.
— Passionnant… Avez-vous une opinion à ce sujet ? Nous devons tenir compte de la configuration d’Orkys, demanda-t-il.
— Vous croyez vraiment que de tels engins pourraient monter dans la ville ? La seule artère se révèle si étroite que les chariots peinent pour accéder à la forteresse, opposa Jiffeu.
— Je ne songeais pas tout à fait à cette situation bien qu’elle puisse survenir, mais plutôt au danger que les trouvailles pour nous défendre provoquent plus de dégâts dans la cité ou sur nos remparts que les attaques de nos ennemis. De plus, la largeur raisonnable de certains de ces appareils permettrait leur circulation à travers Orkys. Ainsi, un bélier y parviendrait sans difficulté.
— Cependant, certaines d’entre elles possèdent une portée non négligeable. Même en se positionnant à l’extérieur des habitations, leurs projectiles pourraient frapper nos murailles.
En écoutant parler Jiffeu et le roi, Amaury réalisa qu’il en connaissait vraiment très peu à ce sujet… Tournel ou Mukin pourrait lui en expliquer le fonctionnement ou lui dessiner un croquis pour se familiariser avec leur diversité pour, ainsi y réfléchir de façon plus adaptée et personnelle, et participer à la concertation. Kerryen poursuivit :
— Dans le pire des cas, oui. Toutefois, la configuration de la forteresse ne leur facilitera pas la tâche : nos ennemis en bas, et nous en haut. Elles atteignent rarement des cibles à plus de quelques centaines de mètres et, surtout, à une telle hauteur. De quoi nous laisser à l’abri de leurs effets destructeurs pour quelque temps encore… À moins que ne soient fabriqués pour l’occasion des appareils plus puissants et spécialement conçus pour des projections en altitude. En tout cas, la suggestion me paraît excellente et nous réunirons le conseil pour en discuter. J’en toucherai un mot à Tournel et au sage demain, enfin, quand ce dernier aura fini de régler ses petites cachotteries, précisa-t-il en tournant son regard vers Amaury qui le soutint avec héroïsme. Et pour ce qui est de mettre la population en sécurité ?
— Nous nous sommes inspirés des feux d’alerte lors de l’attaque des soldats de l’empereur. Cette fois, nous pensions en positionner quatre de plus entre le haut et le bas Guerek, c’est-à-dire un près du château, un avant la descente vers la Brucie et un à chaque limite entre les trois plateaux. Et, j’oubliais, pour terminer, un cinquième après le col de Brume, expliqua Jiffeu. Dame Allora se charge d’une partie de l’installation.
— En revanche, nous avons négligé la route qui longe les crêtes par le versant sud. Très étroite, elle ne permet que des déplacements isolés, compléta Amaury. Si ce choix ne vous convient pas, nous pourrons à nouveau y réfléchir.
— Non, votre estimation me paraît justifiée. Qui emprunterait un chemin si dangereux en cette saison ? Au fait, nos réserves de poudre sont-elles suffisantes ?
— Avec Mukin, Cerkin s’était occupé l’été dernier de se réapprovisionner en soufre, donc celles-ci me semblent raisonnables tant pour résister à une attaque que pour des utilisations annexes…
Contrôlant parfaitement son attitude, le chef des gardes rajouta précipitamment :
—… comme creuser la roche pour un pont-levis.
Kerryen tendit l’oreille. Voici qui confirmait que Jiffeu devait aussi être au courant de la surprise du sage et, à présent, il devinait que celle-ci consommerait leur fameuse substance noire. Qu’avait bien pu inventer son ami cette fois ?
— Il nous reste un ultime problème à régler, plus pour la ville que pour nous. De quels moyens disposons-nous actuellement pour circonscrire un incendie ? reprit-il.
Amaury et Jiffeu se regardèrent. Visiblement, aucun des deux n’avait envisagé cette éventualité.
— Pendant l’hiver, nous bénéficions d’une grande quantité de neige ; celle-ci devrait limiter sa propagation. En revanche, dès qu’elle sera fondue…, commença Amaury.
— En plus de l’utilisation de l’eau des puits de la cité, nous pourrions opportunément détourner quelques cascades, si besoin, proposa Jiffeu.
— De bonnes idées pour contrôler un feu accidentel. Cependant, si nos ennemis s’en servaient contre nous, comment éviter son développement ?
Les trois hommes s’observèrent, conscients qu’aucun d’entre eux ne possédait de réponses à cette question. Face à la malveillance, Orkys ne pourrait que brûler…
— Espérons simplement que nous n’en arriverons pas là, conclut le roi d’un ton morne.
Kerryen ouvrit la porte de la salle d’entraînement, se demandant si sa partenaire préférée avait réussi à dégager un peu de son temps. Un léger sourire éclaira son visage en imaginant sa venue prochaine et le plaisir de se confronter à elle. Il n’en doutait pas, elle ne laisserait pas passer cette occasion de l’affronter et de le battre encore une fois. Leurs existences s’étaient littéralement transformées, leur offrant une harmonie si précieuse qu’elle en apparaissait presque irréelle. À quel sacrifice consentirait-il pour la préserver ? Tous ! Et, pour ses femmes, plus encore ! L’amour l’avait rendu heureux, mais également frileux. Quand quelqu’un ne possédait rien, quelle crainte pouvait-il éprouver de perdre une absence de tout ? Aucune. Mais, dorénavant riche, trop peut-être, il devenait suspicieux, comme si tous les êtres vivants l’enviaient au point de désirer lui dérober sa bonne fortune. Ainsi, si une personne se mettait à menacer son bonheur tout récent, il la combattrait jusqu’à la mort. Il ne pouvait même pas affirmer que ses rêves s’étaient exaucés, puisqu’il n’avait jamais espéré sa destinée actuelle. Était-il possible de réaliser des vœux inexistants ? De toute évidence, oui, et il s’en réjouissait. Avançant dans cette pièce, son regard balaya les murs tapissés d’armes dont certaines semblaient venues du bout du monde. Enfant, il les avait inspectées en détail pour en découvrir l’histoire, car quelques-unes apparaissaient si vieilles, voire si inusitées, qu’elles avaient éveillé sa curiosité. D’après son père, la collection avait débuté avec l’un de leurs très lointains ancêtres qui aurait parcouru la Terre entière pour les réunir. À l’époque, ouvrant des yeux émerveillés, il avait écouté les légendes contées par Lothan et s’était imaginé un avenir d’aventurier, comme celui de cet aïeul, à se promener par monts et par vaux, sans crainte ni responsabilité. Puis la réalité avait fini par rattraper son désir quand il avait compris qu’il succéderait au roi et que, devenu souverain du Guerek, il ne disposerait sûrement pas de la disponibilité nécessaire pour voyager librement aussi loin. Pourtant, elles l’avaient tant amené à rêver… Il s’en souvenait presque avec émotion, il les avait étudiées, les unes après les autres, son esprit s’emballait pour leurs noms autant que leurs origines inconnues, sa curiosité s’attisait encore plus lorsque son regard s’égarait sur la grande carte de Lothan sur laquelle il avait dessiné toutes les nations identifiées. Malheureusement incomplète, celle-ci l’avait cependant initié à la découverte du monde à travers les tracés de figures tarabiscotées, dont d’incertains pointillés matérialisaient les frontières. À présent, il se le rappelait, il s’était étonné de l’absence de certains pays, provenance des armes les plus anciennes, et avait questionné Lothan pour obtenir des explications. Celui-ci lui avait avoué son ignorance à leur sujet. À l’époque, Kerryen avait conservé dans un coin de sa mémoire ce détail troublant, puis l’avait négligé quand son existence d’enfant était devenue plus délicate auprès de son père, sans parler de son quotidien d’adulte. S’il lui arrivait de se réfugier dans cette pièce, ce n’était plus pour en apprendre davantage, mais pour s’évader de sa vie tourmentée sans quitter les murs de son château… Alors qu’il poursuivait l’exploration de la collection, une hypothèse jaillit dans son cerveau, d’autant plus surprenante qu’elle concernait la porte des temps, dont il savait dorénavant, parce qu’elle lui avait apporté Ellah, qu’elle fonctionnait. En effet, son ancêtre aurait-il possédé la maîtrise de cet accès ? Ce fait pourrait logiquement expliquer ses nombreux voyages comme la diversité de ses trophées, de tout lieu et de tout temps. Malgré lui, Kerryen secoua la tête. Par les vents d’Orkys, s’il avait pu déplacer ce maudit édifice ailleurs, il s’en serait débarrassé sans le moindre regret en dépit des hauts cris qu’aurait poussés Adélie ! Ce symbole et lui n’avaient jamais été ni amis ni alliés, et ne le deviendraient jamais ; il le détestait toujours autant ! Et puis, après tout, cet objet encombrant n’avait qu’à continuer de se terrer dans les sous-sols de la forteresse, car, Kerryen en était certain, après tant d’inactivité, il ne se réveillerait pas de sitôt pour se manifester. Une fois rejoint le fond de la salle, il ôta sa chemise, se sentant enfin libre de ses mouvements, puis ouvrit le placard pour en sortir un simple bâton. Jamais sa femme ne le convaincrait d’abandonner totalement son arme fétiche, l’épée, pour ce morceau de bois, même si, il devait le lui concéder, il prenait du plaisir à se battre avec celui-ci et surtout avec elle. Son premier combat contre elle au kenda lui revint en mémoire. Très souvent, comme à l’époque, ils n’étaient censés ni s’aimer ni se voir, tous les deux se donnaient rendez-vous dans les endroits les moins fréquentés pour parvenir à se retrouver à l’insu de tous. Après des années de sevrage, lui, comme un adolescent passionné, ne pouvait passer plus de quelques heures éloigné d’elle. Malgré lui, elle était devenue sa raison de vivre, presque son obsession. Alors qu’en ce lieu discret leurs corps aspiraient surtout à s’unir, la fin d’une de leurs rencontres avait emprunté un tour surprenant. Tandis qu’elle se rhabillait, il l’avait observée complètement fasciné par la grâce aérienne de ses mouvements les plus simples, grâce qu’elle transformait en une puissance inégalée quand elle l’affrontait. Pouvait-il l’adorer rien que pour cette raison ?