Il se tut, réfléchit quelques secondes, puis demanda:
"Es-tu bachelier?
- Non. J'ai échoué deux fois.
- Ça ne fait rien, du moment que tu as poussé tes études jusqu'au bout. Si on parle de Cicéron ou de Tibère, tu sais à peu près ce que c'est?
- Oui, à peu près.
- Bon, personne n'en sait davantage, à l'exception d'une vingtaine d'imbéciles qui ne sont pas fichus de se tirer d'affaire. Ça n'est pas difficile de passer pour fort, va; le tout est de ne pas se faire pincer en flagrant délit d'ignorance. On manoeuvre, on esquive la difficulté, on tourne l'obstacle, et on colle les autres au moyen d'un dictionnaire. Tous les hommes sont bêtes comme des oies et ignorants comme des carpes."
Il parlait en gaillard tranquille qui connaît la vie, et il souriait en regardant passer la foule. Mais tout d'un coup il se mit à tousser, et s'arrêta pour laisser finir la quinte, puis, d'un ton découragé:
"N'est-ce pas assommant de ne pouvoir se débarrasser de cette bronchite? Et nous sommes en plein été. Oh! cet hiver, j'irai me guérir à Menton. Tant pis, ma foi, la santé avant tout. "
Ils arrivèrent au boulevard Poissonnière, devant une grande porte vitrée, derrière laquelle un journal ouvert était collé sur les deux faces. Trois personnes arrêtées le lisaient.
Au-dessus de la porte s'étalait, comme un appel, en grandes lettres de feu dessinées par des flammes de gaz: La Vie Française. Et les promeneurs passant brusquement dans la clarté que jetaient ces trois mots éclatants apparaissaient tout à coup en pleine lumière, visibles, clairs et nets comme au milieu du jour, puis rentraient aussitôt dans l'ombre.
Forestier poussa cette porte: "Entre", dit-il. Duroy entra, monta un escalier luxueux et sale que toute la rue voyait, parvint dans une antichambre, dont les deux garçons de bureau saluèrent son camarade, puis s'arrêta dans une sorte de salon d'attente, poussiéreux et fripé, tendu de faux velours d'un vert pisseux, criblé de taches et rongé par endroits, comme si des souris l'eussent grignoté.
"Assieds-toi, dit Forestier, je reviens dans cinq minutes."
Et il disparut par une des trois sorties qui donnaient dans ce cabinet.
Une odeur étrange, particulière, inexprimable, l'odeur des salles de rédaction, flottait dans ce lieu. Duroy demeurait immobile, un peu intimidé, surpris surtout. De temps en temps des hommes passaient devant lui, en courant, entrés par une porte et partis par l'autre avant qu'il eût le temps de les regarder.
C'étaient tantôt des jeunes gens, très jeunes, l'air affairé, et tenant à la main une feuille de papier qui palpitait au vent de leur course; tantôt des ouvriers compositeurs, dont la blouse de toile tachée d'encre laissait voir un col de chemise bien blanc et un pantalon de drap pareil à celui des gens du monde; et ils portaient avec précaution des b****s de papier imprimé, des épreuves fraîches, tout humides. Quelquefois un petit monsieur entrait, vêtu avec une élégance trop apparente, la taille trop serrée dans la redingote, la jambe trop moulée sous l'étoffe, le pied étreint dans un soulier trop pointu, quelque reporter mondain apportant les échos de la soirée.
D'autres encore arrivaient, graves, importants, coiffés de hauts chapeaux à bords plats, comme si cette forme les eût distingués du reste des hommes.
Forestier reparut tenant par le bras un grand garçon maigre, de trente à quarante ans, en habit noir et en cravate blanche, très brun, la moustache roulée en pointes aiguës, et qui avait l'air insolent et content de lui.
Forestier lui dit:
"Adieu, cher maître."
L'autre lui serra la main:
"Au revoir, mon cher", et il descendit l'escalier en sifflotant, la canne sous le bras.
Duroy demanda:
"Qui est-ce?
- C'est Jacques Rival, tu sais, le fameux chroniqueur, le duelliste. Il vient de corriger ses épreuves. Garin, Montel et lui sont les trois premiers chroniqueurs d'esprit et d'actualité que nous ayons à Paris. Il gagne ici trente mille francs par an pour deux articles par semaine."
Et comme ils s'en allaient, ils rencontrèrent un petit homme à longs cheveux, gros, d'aspect malpropre, qui montait les marches en soufflant.
Forestier salua très bas.
"Norbert de Varenne, dit-il, le poète, l'auteur des Soleils morts, encore un homme dans les grands prix. Chaque conte qu'il nous donne coûte trois cents francs, et les plus longs n'ont pas deux cents lignes. Mais entrons au Napolitain, je commence à crever de soif."
Dès qu'ils furent assis devant la table du café, Forestier cria: " Deux bocks!" et il avala le sien d'un seul trait, tandis que Duroy buvait la bière à lentes gorgées, la savourant et la dégustant, comme une chose précieuse et rare.
Son compagnon se taisait, semblait réfléchir, puis tout à coup:
"Pourquoi n'essaierais-tu pas du journalisme?"
L'autre, surpris, le regarda; puis il dit:
"Mais… c'est que… je n'ai jamais rien écrit.
- Bah! on essaie, on commence. Moi, je pourrais t'employer à aller me chercher des renseignements, à faire des démarches et des visites. Tu aurais, au début, deux cent cinquante francs et tes voitures payées. Veux-tu que j'en parle au directeur?
- Mais certainement que je veux bien,
- Alors, fais une chose, viens dîner chez moi demain; j'ai cinq ou six personnes seulement, le patron, M. Walter, sa femme, Jacques Rival et Norbert de Varenne, que tu viens de voir, plus une amie de Mme Forestier. Est-ce entendu?"
Duroy hésitait, rougissant, perplexe. Il murmura enfin:
"C'est que… je n'ai pas de tenue convenable."
Forestier fut stupéfait:
"Tu n'as pas d'habit? Bigre! en voilà une chose indispensable pourtant. A Paris, vois-tu, il vaudrait mieux n'avoir pas de lit que pas d'habit."
Puis, tout à coup, fouillant dans la poche de son gilet, il en tira une pincée d'or, prit deux louis, les posa devant son ancien camarade, et, d'un ton cordial et familier:
"Tu me rendras ça quand tu pourras. Loue ou achète au mois, en donnant un acompte, les vêtements qu'il te faut; enfin arrange-toi, mais viens dîner à la maison, demain, sept heures et demie, 17, rue Fontaine."
Duroy, troublé, ramassait l'argent en balbutiant:
"Tu es trop aimable, je te remercie bien, sois certain que je n'oublierai pas… "
L'autre l'interrompit: "Allons, c'est bon. Encore un bock, n'est-ce pas?" Et il cria: "Garçon, deux bocks!"
Puis, quand ils les eurent bus, le journaliste demanda:
"Veux-tu flâner un peu, pendant une heure?
- Mais certainement."
Et ils se remirent en marche vers la Madeleine.
"Qu'est-ce que nous ferions bien? demanda Forestier. On prétend qu'à Paris un flâneur peut toujours s'occuper; ça n'est pas vrai. Moi, quand je veux flâner, le soir, je ne sais jamais où aller. Un tour au Bois n'est amusant qu'avec une femme, et on n'en a pas toujours une sous la main; les cafés-concerts peuvent distraire mon pharmacien et son épouse, mais pas moi. Alors, quoi faire? Rien. Il devrait y avoir ici un jardin d'été, comme le parc Monceau, ouvert la nuit, où on entendrait de la très bonne musique en buvant des choses fraîches sous les arbres. Ce ne serait pas un lieu de plaisir, mais un lieu de flâne; et on paierait cher pour entrer, afin d'attirer les jolies dames. On pourrait marcher dans des allées bien sablées, éclairées à la lumière électrique, et s'asseoir quand on voudrait pour écouter la musique de près ou de loin. Nous avons eu à peu près ça autrefois chez Musard, mais avec un goût de bastringue et trop d'airs de danse, pas assez d'étendue, pas assez d'ombre, pas assez de sombre. Il faudrait un très beau jardin, très vaste. Ce serait charmant. Où veux-tu aller?"
Duroy, perplexe, ne savait que dire; enfin, il se décida:
"Je ne connais pas les Folies-Bergère. J'y ferais volontiers un tour. "
Son compagnon s'écria:
"Les Folies-Bergère, bigre? nous y cuirons comme dans une rôtissoire. Enfin, soit, c'est toujours drôle."
Et ils pivotèrent sur leurs talons pour gagner la rue du Faubourg-Montmartre.
La façade illuminée de l'établissement jetait une grande lueur dans les quatre rues qui se joignent devant elle. Une file de fiacres attendait la sortie.
Forestier entrait, Duroy l'arrêta:
"Nous oublions de passer au guichet."
L'autre répondit d'un ton important:
"Avec moi on ne paie pas."
Quand il s'approcha du contrôle, les trois contrôleurs le saluèrent. Celui du milieu lui tendit la main. Le journaliste demanda:
"Avez-vous une bonne loge?
- Mais certainement, monsieur Forestier."
Il prit le coupon qu'on lui tendait, poussa la porte matelassée, à battants garnis de cuir, et ils se trouvèrent dans la salle.
Une vapeur de tabac voilait un peu, comme un très fin brouillard, les parties lointaines, la scène et l'autre côté du théâtre. Et s'élevant sans cesse, en minces filets blanchâtres, de tous les cigares et de toutes les cigarettes que fumaient tous ces gens, cette brume légère montait toujours, s'accumulait au plafond, et formait, sous le large dôme, autour du lustre, au-dessus de la galerie du premier chargée de spectateurs, un ciel ennuagé de fumée.
Dans le vaste corridor d'entrée qui mène à la promenade circulaire, où rôde la tribu parée des filles, mêlée à la foule sombre des hommes, un groupe de femmes attendait les arrivants devant un des trois comptoirs où trônaient, fardées et défraîchies, trois marchandes de boissons et d'amour.
Les hautes glaces, derrière elles, reflétaient leurs dos et les visages des passants.
Forestier ouvrait les groupes, avançait vite, en homme qui a droit à la considération.
Il s'approcha d'une ouvreuse.
"La loge dix-sept? dit-il.
- Par ici, monsieur."
Et on les enferma dans une petite boîte en bois, découverte, tapissée de rouge, et qui contenait quatre chaises de même couleur, si rapprochées qu'on pouvait à peine se glisser entre elles. Les deux amis s'assirent: et, à droite comme à gauche, suivant une longue ligne arrondie aboutissant à la scène par les deux bouts, une suite de cases semblables contenait des gens assis également et dont on ne voyait que la tête et la poitrine.
Sur la scène, trois jeunes hommes en maillot collant, un grand, un moyen, un petit, faisaient, tour à tour, des exercices sur un trapèze.
Le grand s'avançait d'abord, à pas courts et rapides, en souriant, et saluait avec un mouvement de la main comme pour envoyer un b****r.
On voyait, sous le maillot, se dessiner les muscles des bras et des jambes; il gonflait sa poitrine pour dissimuler son estomac trop saillant; et sa figure semblait celle d'un garçon coiffeur, car une raie soignée ouvrait sa chevelure en deux parties égales, juste au milieu du crâne. Il atteignait le trapèze d'un bond gracieux, et, pendu par les mains, tournait autour comme une roue lancée; ou bien, les bras raides, le corps droit, il se tenait immobile, couché horizontalement dans le vide, attaché seulement à la barre fixe par la force des poignets.
Puis il sautait à terre, saluait de nouveau en souriant sous les applaudissements de l'orchestre, et allait se coller contre le décor, en montrant bien, à chaque pas, la musculature de sa jambe.
Le second, moins haut, plus trapu, s'avançait à son tour et répétait le même exercice, que le dernier recommençait encore, au milieu de la faveur plus marquée du public.
Mais Duroy ne s'occupait guère du spectacle, et, la tête tournée, il regardait sans cesse derrière lui le grand promenoir plein d'hommes et de prostituées.
Forestier lui dit:
"Remarque donc l'orchestre: rien que des bourgeois avec leurs femmes et leurs enfants, de bonnes têtes stupides qui viennent pour voir. Aux loges, des boulevardiers; quelques artistes, quelques filles de demi-choix; et, derrière nous, le plus drôle de mélange qui soit dans Paris. Quels sont ces hommes? Observe- les. Il y a de tout, de toutes les castes, mais la crapule domine. Voici des employés, employés de banque, de magasin, de ministère, des reporters, des souteneurs, des officiers en bourgeois, des gommeux en habit, qui viennent de dîner au cabaret et qui sortent de l'Opéra avant d'entrer aux Italiens, et puis encore tout un monde d'hommes suspects qui défient l'analyse. Quant aux femmes, rien qu'une marque: la soupeuse de l'Américain, la fille à un ou deux louis qui guette l'étranger de cinq louis et prévient ses habitués quand elle est libre. On les connaît toutes depuis six ans; on les voit tous les soirs, toute l'année, aux mêmes endroits, sauf quand elles font une station hygiénique à Saint- Lazare ou à Lourcine."
Duroy n'écoutait plus. Une de ces femmes, s'étant accoudée à leur loge, le regardait. C'était une grosse brune à la chair blanchie par la pâte, à l'oeil noir, allongé, souligné par le crayon, encadré sous des sourcils énormes et factices. Sa poitrine, trop forte, tendait la soie sombre de sa robe; et ses lèvres peintes, rouges comme une plaie, lui donnaient quelque chose de bestial, d'ardent, d'outré, mais qui allumait le désir cependant.
Elle appela, d'un signe de tête, une de ses amies qui passait, une blonde aux cheveux rouges, grasse aussi, et elle lui dit d'une voix assez forte pour être entendue:
"Tiens, v'là un joli garçon: s'il veut de moi pour dix louis, je ne dirai pas non."
Forestier se retourna, et, souriant, il tapa sur la cuisse de Duroy:
"C'est pour toi, ça: tu as du succès, mon cher. Mes compliments."
L'ancien sous-off avait rougi; et il tâtait, d'un mouvement machinal du doigt, les deux pièces d'or dans la poche de son gilet.
Le rideau s'était baissé; l'orchestre maintenant jouait une valse.
Duroy dit:
"Si nous faisions un tour dans la galerie?
- Comme tu voudras."
Ils sortirent, et furent aussitôt entraînés dans le courant des promeneurs. Pressés, poussés, serrés, ballottés, ils allaient, ayant devant les yeux un peuple de chapeaux. Et les filles, deux par deux, passaient dans cette foule d'hommes, la traversaient avec facilité, glissaient entre les coudes, entre les poitrines, entre les dos, comme si elles eussent été bien chez elles, bien à l'aise, à la façon des poissons dans l'eau, au milieu de ce flot de mâles.
Duroy ravi, se laissait aller, buvait avec ivresse l'air vicié par le tabac, par l'odeur humaine et les parfums des drôlesses. Mais Forestier suait, soufflait, toussait.
"Allons au jardin", dit-il.
Et, tournant à gauche, ils pénétrèrent dans une espèce de jardin couvert, que deux grandes fontaines de mauvais goût rafraîchissaient. Sous des ifs et des thuyas en caisse, des hommes et des femmes buvaient sur des tables de zinc.
"Encore un bock? demanda Forestier.
Oui, volontiers."
Ils s'assirent en regardant passer le public.
De temps en temps, une rôdeuse s'arrêtait, puis demandait avec un sourire banal: "M'offrez-vous quelque chose, monsieur?" Et comme Forestier répondait: "Un verre d'eau à la fontaine", elle s'éloignait en murmurant: "Va donc, mufle!"
Mais la grosse brune qui s'était appuyée tout à l'heure derrière la loge des deux camarades reparut, marchant arrogamment, le bras passé sous celui de la grosse blonde. Cela faisait vraiment une belle paire de femmes, bien assorties.
Elle sourit en apercevant Duroy, comme si leurs yeux se fussent dit déjà des choses intimes et secrètes; et, prenant une chaise, elle s'assit tranquillement en face de lui et fit asseoir son amie, puis elle commanda d'une voix claire: "Garçon, deux grenadines!" Forestier, surpris, prononça: "Tu ne te gênes pas, toi!"
Elle répondit:
"C'est ton ami qui me séduit. C'est vraiment un joli garçon. Je crois qu'il me ferait faire des folies!"
Duroy, intimidé, ne trouvait rien à dire. Il retroussait sa moustache frisée en souriant d'une façon niaise. Le garçon apporta les sirops, que les femmes burent d'un seul trait; puis elles se levèrent, et la brune, avec un petit salut amical de la tête et un léger coup d'éventail sur le bras, dit à Duroy: "Merci, mon chat. Tu n'as pas la parole facile."
Et elles partirent en balançant leur croupe.
Alors Forestier se mit à rire:
"Dis donc, mon vieux, sais-tu que tu as vraiment du succès auprès des femmes? Il faut soigner ça. Ça peut te mener loin."
Il se tut une seconde, puis reprit, avec ce ton rêveur des gens qui pensent tout haut:
"C'est encore par elles qu'on arrive le plus vite."
Et comme Duroy souriait toujours sans répondre, il demanda:
"Est-ce que tu restes encore? Moi, je vais rentrer, j'en ai assez."
L'autre murmura:
"Oui, je reste encore un peu. Il n'est pas tard."
Forestier se leva:
"Eh bien, adieu, alors. A demain. N'oublie pas? 17, rue Fontaine, sept heures et demie.
- C'est entendu; à demain. Merci."
Ils se serrèrent la main, et le journaliste s'éloigna.
Dès qu'il eut disparu, Duroy se sentit libre, et de nouveau il tâta joyeusement les deux pièces d'or dans sa poche; puis, se levant, il se mit à parcourir la foule qu'il fouillait de l'oeil.
Il les aperçut bientôt, les deux femmes, la blonde et la brune, qui voyageaient toujours de leur allure fière de mendiantes, à travers la cohue des hommes.
Il alla droit sur elles, et quand il fut tout près, il n'osa plus.
La brune lui dit:
"As-tu retrouvé ta langue?"
Il balbutia: "Parbleu", sans parvenir à prononcer autre chose que cette parole.
Ils restaient debout tous les trois, arrêtés, arrêtant le mouvement du promenoir, formant un remous autour d'eux.
Alors, tout à coup, elle demanda:
"Viens-tu chez moi?"
Et lui, frémissant de convoitise, répondit brutalement .
"Oui, mais je n'ai qu'un louis dans ma poche."
Elle sourit avec indifférence:
"Ça ne fait rien."
Et elle prit son bras en signe de possession.
Comme ils sortaient, il songeait qu'avec les autres vingt francs il pourrait facilement se procurer, en location, un costume de soirée pour le lendemain.