|98|L’auberge de la cloche et de la bouteille.-2

2308 Words
Le gendarme est un des objets les plus frappants qui existent au monde, même pour l’œil d’un homme sans inquiétude : mais pour une conscience timorée et qui a quelque motif de l’être, le jaune, le bleu et le blanc dont se compose son uniforme prennent des teintes effrayantes. — Pourquoi un gendarme ? se demanda Andrea. Puis, tout à coup, il se répondit à lui-même, avec cette logique que le lecteur a déjà dû remarquer en lui : — Un gendarme n’a rien qui doive étonner dans une hôtellerie ; mais habillons-nous. Et le jeune homme s’habilla avec une rapidité que n’avait pu lui faire perdre son valet de chambre, pendant les quelques mois de vie fashionable qu’il avait menée à Paris. — Bon, dit Andrea tout en s’habillant, j’attendrai qu’il soit parti, et quand il sera parti je m’esquiverai. Et, tout en disant ces mots, Andrea, rebotté et recravaté, gagna doucement sa fenêtre et souleva une seconde fois le rideau de mousseline. Non seulement le premier gendarme n’était point parti, mais encore le jeune homme aperçut un second uniforme bleu, jaune et blanc, au bas de l’escalier, le seul par lequel il pût descendre, tandis qu’un troisième, à cheval et le mousqueton au poing, se tenait en sentinelle à la grande porte de la rue, la seule par laquelle il pût sortir. Ce troisième gendarme était significatif au dernier point ; car au-devant de lui s’étendait un demi-cercle de curieux qui bloquaient hermétiquement la porte de l’hôtel. — On me cherche ! fut la première pensée d’Andrea. Diable ! La pâleur envahit le front du jeune homme ; il regarda autour de lui avec anxiété. Sa chambre, comme toutes celles de cet étage, n’avait d’issue que sur la galerie extérieure, ouverte à tous les regards. — Je suis perdu ! fut sa seconde pensée. En effet, pour un homme dans la situation d’Andrea, l’arrestation signifiait : les assises, le jugement, la mort, la mort sans miséricorde et sans délai. Un instant il comprima convulsivement sa tête entre ses deux mains. Pendant cet instant, il faillit devenir fou de peur. Mais bientôt, de ce monde de pensées s’entre-choquant dans sa tête, une pensée d’espérance jaillit ; un pâle sourire se dessina sur ses lèvres blêmies et sur ses joues contractées. Il regarda autour de lui ; les objets qu’il cherchait se trouvaient réunis sur le marbre d’un secrétaire : c’était une plume, de l’encre et du papier. Il trempa la plume dans l’encre et écrivit d’une main à laquelle il commanda d’être ferme les lignes suivantes, sur la première feuille du cahier : « Je n’ai point d’argent pour payer, mais je ne suis pas un malhonnête homme ; je laisse en nantissement cette épingle qui vaut dix fois la dépense que j’ai faite. On me pardonnera de m’être échappé au point du jour, j’étais honteux ! » Il tira son épingle de sa cravate et la posa sur le papier. Cela fait, au lieu de laisser ses verrous poussés, il les tira, entre-bâilla même sa porte, comme s’il fût sorti de sa chambre en oubliant de la refermer, et se glissant dans la cheminée en homme accoutumé à ces sortes de gymnastiques, il attira à lui la devanture de papier représentant Achille chez Déidamie, effaça avec ses pieds même la trace de ses pas dans les cendres, et commença d’escalader le tuyau cambré qui lui offrait la seule voie de salut dans laquelle il espérât encore. En ce moment même, le premier gendarme qui avait frappé la vue d’Andrea montait l’escalier, précédé du commissaire de police, et soutenu par le second gendarme qui gardait le bas de l’escalier, lequel pouvait attendre lui-même du renfort de celui qui stationnait à la porte. Voici à quelle circonstance Andrea devait cette visite, qu’avec tant de peine il se disposait à recevoir. Au point du jour, les télégraphes avaient joué dans toutes les directions, et chaque localité, prévenue presque immédiatement, avait réveillé les autorités et lancé la force publique à la recherche du meurtrier de Caderousse. Compiègne, résidence royale ; Compiègne, ville de chasse ; Compiègne, ville de garnison, est abondamment pourvue d’autorités, de gendarmes et de commissaires de police ; les visites avaient donc commencé aussitôt l’arrivée de l’ordre télégraphique, et l’hôtel de la Cloche et de la Bouteille, étant le premier hôtel de la ville, on avait tout naturellement commencé par lui. D’ailleurs, d’après le rapport des sentinelles qui avaient pendant cette nuit été de garde à l’Hôtel de Ville (l’Hôtel de Ville est attenant à l’auberge de la Cloche), d’après le rapport des sentinelles, disons-nous, il avait été constaté que plusieurs voyageurs étaient descendus pendant la nuit à l’hôtel. La sentinelle qu’on avait relevée à six heures du matin se rappelait même, au moment où elle venait d’être placée, c’est-à-dire à quatre heures et quelques minutes, avoir vu un jeune homme monté sur un cheval blanc ayant un petit paysan en croupe, lequel jeune homme était descendu sur la place, avait congédié paysan et cheval, et était allé frapper à l’hôtel de la Cloche, qui s’était ouvert devant lui et s’était refermé sur lui. C’était sur ce jeune homme si singulièrement attardé que s’étaient arrêtés les soupçons. Or, ce jeune homme n’était autre qu’Andrea. C’était, forts de ces données, que le commissaire de police et le gendarme, qui était un brigadier, s’acheminaient vers la porte d’Andrea. Cette porte était entre-bâillée. — Oh ! oh ! dit le brigadier, vieux renard nourri dans les ruses de l’état, mauvais indice qu’une porte ouverte ! je l’aimerais mieux verrouillée à triple verrous ! En effet, la petite lettre et l’épingle laissées par Andrea sur la table confirmèrent ou plutôt appuyèrent la triste vérité. Andrea s’était enfui. Nous disons appuyèrent, parce que le brigadier n’était pas homme à se rendre sur une seule preuve. Il regarda autour de lui, plongea son œil sous le lit, dédoubla les rideaux, ouvrit les armoires, et enfin s’arrêta à la cheminée. Grâce aux précautions d’Andrea, aucune trace de son passage n’était demeurée dans les cendres. Cependant c’était une issue, et dans les circonstances où l’on se trouvait, toute issue devait être l’objet d’une sérieuse investigation. Le brigadier se fit donc apporter un fagot et de la paille ; il bourra la cheminée comme il eût fait d’un mortier, et y mit le feu. Le feu fit craquer les parois de brique ; une colonne opaque de fumée s’élança par les conduits et monta vers le ciel comme le sombre jet d’un volcan, mais il ne vit point tomber le prisonnier, comme il s’y attendait. C’est qu’Andrea, dès sa jeunesse, en lutte avec la société, valait bien un gendarme, ce gendarme fût-il élevé au grade respectable de brigadier ; prévoyant donc l’incendie, il avait gagné le toit et se tenait blotti contre le tuyau. Un instant il eut quelque espoir d’être sauvé, car il entendit le brigadier appelant les deux gendarmes et leur criant tout haut : « Il n’y est plus. » Mais en allongeant doucement le cou, il vit que les deux gendarmes, au lieu de se retirer, comme la chose était naturelle, sur une première annonce, il vit, disons-nous, qu’au contraire les deux gendarmes redoublaient d’attention. À son tour il regarda autour de lui : l’Hôtel de Ville, colossale bâtisse du seizième siècle, s’élevait comme un rempart sombre ; à sa droite, et par les ouvertures du monument, on pouvait plonger dans tous les coins et recoins du toit, comme du haut d’une montagne on plonge dans la vallée. Andrea comprit qu’il allait incessamment voir paraître la tête du brigadier de gendarmerie à quelqu’une de ces ouvertures. Découvert, il était perdu ; une chasse sur les toits ne lui présentait aucune chance de succès. Il résolut donc de redescendre, non point par le même chemin qu’il était venu, mais par un chemin analogue. Il chercha des yeux celle des cheminées de laquelle on ne voyait sortir aucune fumée, l’atteignit en rampant sur le toit, et disparut par son orifice sans avoir été vu de personne. Au même instant, une petite fenêtre de l’Hôtel de Ville s’ouvrait et donnait passage à la tête du brigadier de gendarmerie. Un instant cette tête demeura immobile comme un de ces reliefs de pierre qui décorent le bâtiment ; puis, avec un long soupir de désappointement la tête disparut. Le brigadier, calme et digne comme la loi dont il était le représentant, passa sans répondre à ces mille questions de la foule amassée sur la place, et rentra dans l’hôtel. — Eh bien ? demandèrent à leur tour les deux gendarmes. — Eh bien ! mes fils, répondit le brigadier, il faut que le brigand se soit véritablement distancé de nous ce matin à la bonne heure ; mais nous allons envoyer sur la route de Villers-Coterets et de Noyon et fouiller la forêt, où nous le rattraperons indubitablement. L’honorable fonctionnaire venait à peine, avec l’intonation qui est particulière aux brigadiers de gendarmerie, de donner le jour à cet adverbe sonore, lorsqu’un long cri d’effroi, accompagné du tintement redoublé d’une sonnette, retentirent dans la cour de l’hôtel. — Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ? s’écria le brigadier. — Voilà un voyageur qui semble bien pressé, dit l’hôte. À quel numéro sonne-t-on ? — Au numéro 3. — Courez-y, garçon ! En ce moment, les cris et le bruit de la sonnette redoublèrent. Le garçon prit sa course. — Non pas, dit le brigadier en arrêtant le domestique ; celui qui sonne m’a l’air de demander autre chose que le garçon, et nous allons lui servir un gendarme. Qui loge au numéro 3 ? — Le petit jeune homme arrivé avec sa sœur cette nuit en chaise de poste, et qui a demandé une chambre à deux lits. La sonnette retentit une troisième fois avec une intonation pleine d’angoisse. — À moi ! monsieur le commissaire ! cria le brigadier, suivez-moi et emboîtez le pas. — Un instant, dit l’hôte, à la chambre numéro 3, il y a deux escaliers : un extérieur, un intérieur. — Bon ! dit le brigadier, je prendrai l’intérieur, c’est mon département. Les carabines sont-elles chargées ? — Oui, brigadier. — Eh bien ! veillez à l’extérieur, vous autres, et s’il veut fuir, feu dessus ; c’est un grand criminel, à ce que dit le télégraphe. Le brigadier, suivi du commissaire, disparut aussitôt dans l’escalier intérieur, accompagné de la rumeur que ses révélations sur Andrea venaient de faire naître dans la foule. Voilà ce qui était arrivé : Andrea était fort adroitement descendu jusqu’au deux tiers de la cheminée, mais, arrivé là, le pied lui avait manqué, et, malgré l’appui de ses mains, il était descendu avec plus de vitesse et surtout plus de bruit qu’il n’aurait voulu. Ce n’eût été rien si la chambre eût été solitaire ; mais par malheur elle était habitée. Deux femmes dormaient dans un lit. Ce bruit les avait réveillées. Leurs regards s’étaient fixés vers le point d’où venait le bruit, et par l’ouverture de la cheminée elles avaient vu paraître un homme. C’était l’une de ces deux femmes, la femme blonde, qui avait poussé ce cri terrible dont toute la maison avait retenti, tandis que l’autre, qui était brune, s’élançant au cordon de la sonnette, avait donné l’alarme, en l’agitant de toutes ses forces. Andrea jouait, comme on le voit, de malheur. — Par pitié ! cria-t-il, pâle, égaré, sans voir les personnes auxquelles il s’adressait, par pitié ! n’appelez pas, sauvez-moi ! je ne veux pas vous faire de mal. — Andrea l’assassin ! cria l’une des deux jeunes femmes. — Eugénie ! mademoiselle Danglars ! murmura Cavalcanti, passant de l’effroi à la stupeur. — Au secours ! au secours ! cria mademoiselle d’Armilly, reprenant la sonnette aux mains inertes d’Eugénie, et sonnant avec plus de force encore que sa compagne. — Sauvez-moi, on me poursuit ! dit Andrea en joignant les mains ; par pitié, par grâce, ne me livrez pas ! — Il est trop tard, on monte, répondit Eugénie. — Eh bien ! cachez-moi quelque part, vous direz que vous avez eu peur sans motif d’avoir peur ; vous détournerez les soupçons, et vous m’aurez sauvé la vie. Les deux femmes, serrées l’une contre l’autre, s’enveloppant dans leurs couvertures, restèrent muettes à cette voix suppliante ; toutes les appréhensions, toutes les répugnances se heurtaient dans leur esprit. — Eh bien ? soit, dit Eugénie, reprenez le chemin par lequel vous êtes venu, malheureux ; partez, et nous ne dirons rien. — Le voici ! le voici ! cria une voix sur le palier, le voici, je le vois ! En effet, le brigadier avait collé son œil à la serrure, et avait aperçu Andrea debout et suppliant. Un v*****t coup de crosse fit sauter la serrure, deux autres firent sauter les verrous ; la porte brisée tomba en dedans. Andrea courut à l’autre porte, donnant sur la galerie de la cour, et l’ouvrit prêt à se précipiter. Les deux gendarmes étaient là avec leurs carabines et le couchèrent en joue. Andrea s’était arrêté court ; debout, pâle, le corps un peu renversé en arrière, il tenait son couteau inutile dans sa main crispée. — Fuyez donc ! cria mademoiselle d’Armilly, dans le cœur de laquelle rentrait la pitié à mesure que l’effroi en sortait ; fuyez donc ! — Ou tuez-vous ! dit Eugénie du ton et avec la pose d’une de ces vestales qui, dans le cirque, ordonnaient avec le pouce, au gladiateur victorieux, d’achever son adversaire terrassé. Andrea frémit et regarda la jeune fille avec un sourire de mépris qui prouva que sa corruption ne comprenait point cette sublime férocité de l’honneur. — Me tuer ! dit-il en jetant son couteau, pour quoi faire ? — Mais, vous l’avez dit ! s’écria mademoiselle Danglars, on vous condamnera à mort, on vous exécutera comme le dernier des criminels ! — Bah ! répliqua Cavalcanti en se croisant les bras, on a des amis. Le brigadier s’avança vers lui le sabre au poing. — Allons, allons, dit Cavalcanti, rengainez, mon brave homme, ce n’est point la peine de faire tant d’esbrouffe, puisque je me rends. Et il tenait ses mains aux menottes. Les deux jeunes filles regardaient avec terreur cette hideuse métamorphose qui s’opérait sous leurs yeux ; l’homme du monde dépouillant son enveloppe et redevenant l’homme du bagne. Andrea se retourna vers elles, et avec le sourire de l’impudence : — Avez-vous quelque commission pour monsieur votre père, mademoiselle Eugénie ? dit-il, car, selon toute probabilité, je retourne à Paris. Eugénie cacha sa tête dans ses deux mains. — Oh ! oh ! dit Andrea, il n’y a pas de quoi être honteuse, et je ne vous en veux pas d’avoir pris la poste pour courir après moi… N’étais-je pas presque votre mari ? Et, sur cette raillerie, Andrea sortit, laissant les deux fugitives en proie aux souffrances de la honte et aux commentaires de l’assemblée. Une heure après, vêtues toutes deux de leurs habits de femmes, elles montaient dans leur calèche de voyage. On avait fermé la porte de l’hôtel pour les soustraire aux premiers regards ; mais il n’en fallut pas moins, quand cette porte fut rouverte, passer au milieu d’une double haie de curieux, aux yeux flamboyants, aux lèvres murmurantes. Eugénie baissa les stores, mais si elle ne voyait plus, elle entendait encore, et le bruit des ricanements arrivait jusqu’à elle. — Oh ! pourquoi le monde n’est-il pas un désert ? s’écria-t-elle en se jetant dans les bras de mademoiselle d’Armilly, les yeux étincelants de cette rage qui faisait désirer à Néron que le monde romain n’eût qu’une seule tête, afin de la trancher d’un seul coup. Le lendemain, elles descendaient à l’hôtel de Flandres à Bruxelles. Depuis la veille, Andréa était écroué à la Conciergerie.
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