– Et ne pas être battue, ajouta Coupeau gaiement. Mais je ne vous battrais pas, moi, si vous vouliez, madame Gervaise… Il n’y a pas de crainte, je ne bois jamais, puis je vous aime trop… Voyons, c’est pour ce soir, nous nous chaufferons les petons.
Il avait baissé la voix, il lui parlait dans le cou, tandis qu’elle s’ouvrait un chemin, son panier en avant, au milieu des hommes. Mais elle dit encore non, de la tête, à plusieurs reprises. Pourtant, elle se retournait, lui souriait, semblait heureuse de savoir qu’il ne buvait pas. Bien sûr, elle lui aurait dit oui, si elle ne s’était pas juré de ne point se remettre avec un homme. Enfin, ils gagnèrent la porte, ils sortirent. Derrière eux, l’Assommoir restait plein, soufflant jusqu’à la rue le bruit des voix enrouées et l’odeur liquoreuse des tournées de vitriol. On entendait Mes-Bottes traiter le père Colombe de fripouille, en l’accusant de n’avoir rempli son verre qu’à moitié. Lui, était un bon, un chouette, un d’attaque. Ah ! zut ! le singe pouvait se fouiller, il ne retournait pas à la boîte, il avait la flemme. Et il proposait aux deux camarades d’aller au Petit bonhomme qui tousse, une mine à poivre de la barrière Saint-Denis, où l’on buvait du chien tout pur.
– Ah ! on respire, dit Gervaise, sur le trottoir. Eh bien ! adieu, et merci, monsieur Coupeau… Je rentre vite.
Elle allait suivre le boulevard. Mais il lui avait pris la main, il ne la lâchait pas, répétant :
– Faites donc le tour avec moi, passez par la rue de la Goutte-d’Or, ça ne vous allonge guère… Il faut que j’aille chez ma sœur, avant de retourner au chantier… Nous nous accompagnerons.
Elle finit par accepter, et ils montèrent lentement la rue des Poissonniers, côte à côte, sans se donner le bras. Il lui parlait de sa famille. La mère, maman Coupeau, une ancienne giletière, faisait des ménages, à cause de ses yeux qui s’en allaient. Elle avait eu ses soixante-deux ans le 3 du mois dernier. Lui, était le plus jeune. L’une de ses sœurs, madame Lerat, une veuve de trente-six ans, travaillait dans les fleurs et habitait la rue des Moines, aux Batignolles. L’autre, âgée de trente ans, avait épousé un chaîniste, ce pince-sans-rire de Lorilleux. C’était chez celle-là qu’il allait, rue de la Goutte-d’Or. Elle logeait dans la grande maison, à gauche. Le soir, il mangeait la pot-bouille chez les Lorilleux ; c’était une économie pour tous les trois. Même, il passait chez eux les avertir de ne pas l’attendre, parce qu’il était invité ce jour-là par un ami.
Gervaise, qui l’écoutait, lui coupa brusquement la parole pour lui demander en souriant :
– Vous vous appelez donc Cadet-Cassis, monsieur Coupeau ?
– Oh ! répondit-il, c’est un surnom que les camarades m’ont donné, parce que je prends généralement du cassis, quand ils m’emmènent de force chez le marchand de vin… Autant s’appeler Cadet-Cassis que Mes-Bottes, n’est-ce pas ?
– Bien sûr, ce n’est pas vilain Cadet-Cassis, déclara la jeune femme.
Et elle l’interrogea sur son travail. Il travaillait toujours là, derrière le mur de l’octroi, au nouvel hôpital. Oh ! la besogne ne manquait pas, il ne quitterait certainement pas ce chantier de l’année. Il y en avait des mètres et des mètres de gouttières !
– Vous savez, dit-il, je vois l’hôtel Boncœur, quand je suis là-haut… Hier, vous étiez à la fenêtre, j’ai fait aller les bras, mais vous ne m’avez pas aperçu.
Cependant, ils s’étaient déjà engagés d’une centaine de pas dans la rue de la Goutte-d’Or, lorsqu’il s’arrêta, levant les yeux, disant :
– Voilà la maison… Moi, je suis né plus loin, au 22…. Mais cette maison-là, tout de même, fait un joli tas de maçonnerie ! C’est grand comme une caserne, là-dedans !
Gervaise haussait le menton, examinait la façade. Sur la rue, la maison avait cinq étages, alignant chacun à la file quinze fenêtres, dont les persiennes noires, aux lames cassées, donnaient un air de ruine à cet immense pan de muraille. En bas, quatre boutiques occupaient le rez-de-chaussée : à droite de la porte, une vaste salle de gargote graisseuse ; à gauche, un charbonnier, un mercier et une marchande de parapluies. La maison paraissait d’autant plus colossale qu’elle s’élevait entre deux petites constructions basses, chétives, collées contre elle ; et, carrée, pareille à un bloc de mortier gâché grossièrement, se pourrissant et s’émiettant sous la pluie, elle profilait sur le ciel clair, au-dessus des toits voisins, son énorme cube brut, ses flancs non crépis, couleur de boue, d’une nudité interminable de murs de prison, où des rangées de pierres d’attente semblaient des mâchoires caduques, bâillant dans le vide. Mais Gervaise regardait surtout la porte, une immense porte ronde, s’élevant jusqu’au deuxième étage, creusant un porche profond, à l’autre bout duquel on voyait le coup de jour blafard d’une grande cour. Au milieu de ce porche, pavé comme la rue, un ruisseau coulait, roulant une eau rose très tendre.
– Entrez donc, dit Coupeau, on ne vous mangera pas.
Gervaise voulut l’attendre dans la rue. Cependant, elle ne put s’empêcher de s’enfoncer sous le porche, jusqu’à la loge du concierge, qui était à droite. Et là, au seuil, elle leva de nouveau les yeux. À l’intérieur, les façades avaient six étages, quatre façades régulières enfermant le vaste carré de la cour. C’étaient des murailles grises, mangées d’une lèpre jaune, rayées de bavures par l’égouttement des toits, qui montaient toutes plates du pavé aux ardoises, sans une moulure ; seuls les tuyaux de descente se coudaient aux étages, où les caisses béantes des plombs mettaient la tache de leur fonte rouillée. Les fenêtres sans persienne montraient des vitres nues, d’un vert glauque d’eau trouble. Certaines, ouvertes, laissaient pendre des matelas à carreaux bleus, qui prenaient l’air ; devant d’autres, sur des cordes tendues, des linges séchaient, toute la lessive d’un ménage, les chemises de l’homme, les camisoles de la femme, les culottes des gamins ; il y en avait une, au troisième, où s’étalait une couche d’enfant, emplâtrée d’ordure. Du haut en bas, les logements trop petits crevaient au-dehors, lâchaient des bouts de leur misère par toutes les fentes. En bas, desservant chaque façade, une porte haute et étroite, sans boiserie, taillée dans le nu du plâtre, creusait un vestibule lézardé, au fond duquel tournaient les marches boueuses d’un escalier à rampe de fer ; et l’on comptait ainsi quatre escaliers, indiqués par les quatre premières lettres de l’alphabet, peintes sur le mur. Les rez-de-chaussée étaient aménagés en immenses ateliers, fermés par des vitrages noirs de poussière : la forge d’un serrurier y flambait ; on entendait plus loin les coups de rabot d’un menuisier ; tandis que, près de la loge, un laboratoire de teinturier lâchait à gros bouillons ce ruisseau d’un rose tendre coulant sous le porche. Salie de flaques d’eau teintée, de copeaux, d’escarbilles de charbon, plantée d’herbe sur ses bords, entre ses pavés disjoints, la cour s’éclairait d’une clarté crue, comme coupée en deux par la ligne où le soleil s’arrêtait. Du côté de l’ombre, autour de la fontaine dont le robinet entretenait là une continuelle humidité, trois petites poules piquaient le sol, cherchaient des vers de terre, les pattes crottées. Et Gervaise lentement promenait son regard, l’abaissait du sixième étage au pavé, remontait, surprise de cette énormité, se sentant au milieu d’un organe vivant, au cœur même d’une ville, intéressée par la maison, comme si elle avait eu devant elle une personne géante.
– Est-ce que madame demande quelqu’un ? cria la concierge, intriguée, en paraissant à la porte de la loge.
Mais la jeune femme expliqua qu’elle attendait une personne. Elle retourna vers la rue ; puis, comme Coupeau tardait, elle revint, attirée, regardant encore. La maison ne lui semblait pas laide. Parmi les loques pendues aux fenêtres, des coins de gaieté riaient, une giroflée fleurie dans un pot, une cage de serins d’où tombait un gazouillement, des miroirs à barbe mettant au fond de l’ombre des éclats d’étoiles rondes. En bas, un menuisier chantait, accompagné par les sifflements réguliers de sa varlope ; pendant que, dans l’atelier de serrurerie, un tintamarre de marteaux battant en cadence faisait une grosse sonnerie argentine. Puis, à presque toutes le croisées ouvertes, sur le fond de la misère entrevue, des enfants montraient leurs têtes barbouillées et rieuses des femmes cousaient, avec des profils calmes penchés sur l’ouvrage. C’était la reprise de la tâche après le déjeuner, les chambres vides des hommes travaillant au-dehors, la maison rentrant dans cette grande paix, coupée uniquement du bruit des métiers, du bercement d’un refrain, toujours le même, répété pendant des heures. La cour seulement était un peu humide. Si Gervaise avait demeuré là, elle aurait voulu un logement au fond, du côté du soleil. Elle avait fait cinq ou six pas, elle respirait cette odeur fade des logis pauvres, une odeur de poussière ancienne, de saleté rance ; mais, comme l’âcreté des eaux de teinture dominait, elle trouvait que ça sentait beaucoup moins mauvais qu’à l’hôtel Boncœur. Et elle choisissait déjà sa fenêtre, une fenêtre dans l’encoignure de gauche, où il y avait une petite caisse, plantée de haricots d’Espagne, dont les tiges minces commençaient à s’enrouler autour d’un berceau de ficelles.
– Je vous ai fait attendre, hein ? dit Coupeau, qu’elle entendit tout d’un coup près d’elle. C’est une histoire, quand je ne dîne pas chez eux, d’autant plus qu’aujourd’hui ma sœur a acheté du veau.
Et comme elle avait eu un léger tressaillement de surprise, il continua, en promenant à son tour ses regards :
– Vous regardiez la maison. C’est toujours loué du haut en bas. Il y a trois cents locataires, je crois…. Moi, si j’avais eu des meubles, j’aurais guetté un cabinet…. On serait bien ici, n’est-ce pas ?
– Oui, on serait bien, murmura Gervaise. À Plassans, ce n’était pas si peuplé, dans notre rue…. Tenez, c’est gentil, cette fenêtre, au cinquième, avec des haricots.
Alors, avec son entêtement, il lui demanda encore si elle voulait. Dès qu’ils auraient un lit, ils loueraient là. Mais elle se sauvait, elle se hâtait sous le porche, en le priant de ne pas recommencer ses bêtises. La maison pouvait crouler, elle n’y coucherait bien sûr pas sous la même couverture que lui. Pourtant, Coupeau, en la quittant devant l’atelier de madame Fauconnier, put garder un instant dans la sienne sa main qu’elle lui abandonnait en toute amitié.
Pendant un mois, les bons rapports de la jeune femme et de l’ouvrier zingueur continuèrent. Il la trouvait joliment courageuse, quand il la voyait se tuer au travail, soigner les enfants, trouver encore le moyen de coudre le soir à toutes sortes de chiffons. Il y avait des femmes pas propres, noceuses, sur leur bouche ; mais, sacré mâtin ! elle ne leur ressemblait guère, elle prenait trop la vie au sérieux ! Alors, elle riait, elle se défendait modestement. Pour son malheur, elle n’avait pas été toujours aussi sage. Et elle faisait allusion à ses premières couches, dès quatorze ans ; elle revenait sur les l****s d’anisette vidés avec sa mère, autrefois. L’expérience la corrigeait un peu, voilà tout. On avait tort de lui croire une grosse volonté ; elle était très faible, au contraire ; elle se laissait aller où on la poussait, par crainte de causer de la peine à quelqu’un. Son rêve était de vivre dans une société honnête, parce que la mauvaise société, disait-elle, c’était comme un coup d’assommoir, ça vous cassait le crâne, ça vous aplatissait une femme en moins de rien. Elle se sentait prise d’une sueur devant l’avenir et se comparait à un sou lancé en l’air retombant pile ou face, selon les hasards du pavé. Tout ce qu’elle avait déjà vu, les mauvais exemples étalés sous ses yeux d’enfant, lui donnaient une fière leçon. Mais Coupeau la plaisantait de ses idées noires, la ramenait à tout son courage, en essayant de lui pincer les hanches ; elle le repoussait, lui allongeait des claques sur les mains, pendant qu’il criait en riant que, pour une femme faible, elle n’était pas d’un assaut commode. Lui, rigoleur, ne s’embarrassait pas de l’avenir. Les jours amenaient les jours, pardi ! On aurait toujours bien la niche et la pâtée. Le quartier lui semblait propre, à part une bonne moitié des soûlards dont on aurait pu débarrasser les ruisseaux. Il n’était pas méchant diable, tenait parfois des discours très sensés, avait même un brin de coquetterie, une raie soignée sur le côté de la tête, de jolies cravates, une paire de souliers vernis pour le dimanche. Avec cela, une adresse et une effronterie de singe, une drôlerie gouailleuse d’ouvrier parisien, pleine de bagou, charmante encore sur son museau jeune.
Tous deux avaient fini par se rendre une foule de services, à l’hôtel Boncœur. Coupeau allait lui chercher son lait, se chargeait de ses commissions, portait ses paquets de linge ; souvent, le soir, comme il revenait du travail le premier, il promenait les enfants, sur le boulevard extérieur. Gervaise, pour lui rendre ses politesses, montait dans l’étroit cabinet où il couchait, sous les toits ; et elle visitait ses vêtements, mettant des boutons aux cottes, reprisant les vestes de toile. Une grande familiarité s’établissait entre eux. Elle ne s’ennuyait pas, quand il était là, amusée des chansons qu’il apportait, de cette continuelle blague des faubourgs de Paris, toute nouvelle encore pour elle. Lui, à se frotter toujours contre ses jupes, s’allumait de plus en plus. Il était pincé, et ferme ! Ça finissait par le gêner. Il riait toujours, mais l’estomac si mal à l’aise, si serré, qu’il ne trouvait plus ça drôle. Les bêtises continuaient, il ne pouvait la rencontrer sans lui crier : « Quand est-ce ? » Elle savait ce qu’il voulait dire, et elle lui promettait la chose pour la semaine des quatre jeudis. Alors, il la taquinait, se rendait chez elle avec ses pantoufles à la main, comme pour emménager. Elle en plaisantait, passait très bien sa journée sans une rougeur dans les continuelles allusions polissonnes, au milieu desquelles il la faisait vivre. Pourvu qu’il ne fût pas brutal, elle lui tolérait tout. Elle se fâcha seulement un jour où, voulant lui prendre un b****r de force, il lui avait arraché des cheveux.
Vers les derniers jours de juin, Coupeau perdit sa gaieté. Il devenait tout chose. Gervaise, inquiète de certains regards, se barricadait la nuit. Puis, après une bouderie qui avait duré du dimanche au mardi, tout d’un coup, un mardi soir, il vint frapper chez elle, vers onze heures. Elle ne voulait pas lui ouvrir ; mais il avait la voix si douce et si tremblante, qu’elle finit par retirer la commode poussée contre la porte. Quand il fut entré, elle le crut malade, tant il lui parut pâle, les yeux rougis, le visage marbré. Et il restait debout, bégayant, hochant la tête. Non, non, il n’était pas malade. Il pleurait depuis deux heures, en haut, dans sa chambre ; il pleurait comme un enfant, en mordant son oreiller, pour ne pas être entendu des voisins. Voilà trois nuits qu’il ne dormait plus. Ça ne pouvait pas continuer comme ça.
– Écoutez, madame Gervaise, dit-il la gorge serrée, sur le point d’être repris par les larmes, il faut en finir, n’est-ce pas ?… Nous allons nous marier ensemble. Moi, je veux bien, je suis décidé.
Gervaise montrait une grande surprise. Elle était très grave.
– Oh ! monsieur Coupeau, murmura-t-elle, qu’est-ce que vous allez chercher là ! Je ne vous ai jamais demandé cette chose, vous le savez bien… Ça ne me convenait pas, voilà tout… Oh ! non, non, c’est sérieux, maintenant ; réfléchissez, je vous en prie.
Mais il continuait à hocher la tête, d’un air de résolution inébranlable. C’était tout réfléchi. Il était descendu, parce qu’il avait besoin de passer une bonne nuit. Elle n’allait pas le laisser remonter pleurer, peut-être ! Dès qu’elle aurait dit oui, il ne la tourmenterait plus, elle pourrait se coucher tranquille. Il voulait simplement lui entendre dire oui. On causerait le lendemain.
– Bien sûr, je ne dirai pas oui comme ça, reprit Gervaise. Je ne tiens pas à ce que, plus tard, vous m’accusiez de vous avoir poussé à faire une bêtise… Voyez-vous, monsieur Coupeau, vous avez tort de vous entêter. Vous ignorez vous-même ce que vous éprouvez pour moi. Si vous ne me rencontriez pas de huit jours, ça vous passerait, je parie. Les hommes, souvent, se marient pour une nuit, la première, et puis les nuits se suivent, les jours s’allongent, toute la vie, et ils sont joliment embêtés… Asseyez-vous là, je veux bien causer tout de suite.
Alors, jusqu’à une heure du matin, dans la chambre noire, à la clarté fumeuse d’une chandelle qu’ils oubliaient de moucher, ils discutèrent leur mariage, baissant la voix, afin de ne pas réveiller les deux enfants, Claude et Étienne, qui dormaient avec leur petit souffle, la tête sur le même oreiller. Et Gervaise revenait toujours à eux, les montrait à Coupeau ; c’était là une drôle de dot qu’elle lui apportait, elle ne pouvait vraiment pas l’encombrer de deux mioches. Puis, elle était prise de honte pour lui. Qu’est-ce qu’on dirait dans le quartier ? On l’avait connue avec son amant, on savait son histoire ; ce ne serait guère propre, quand on les verrait s’épouser, au bout de deux mois à peine. À toutes ces bonnes raisons, Coupeau répondait par des haussements d’épaules. Il se moquait bien du quartier ! Il ne mettait pas son nez dans les affaires des autres ; il aurait eu trop peur de le salir, d’abord ! Eh bien ! oui, elle avait eu Lantier avant lui. Où était le mal ? Elle ne faisait pas la vie, elle n’amènerait pas des hommes dans son ménage, comme tant de femmes, et des plus riches. Quant aux enfants, ils grandiraient, on les élèverait, parbleu ! Jamais il ne trouverait une femme aussi courageuse, aussi bonne, remplie de plus de qualités. D’ailleurs, ce n’était pas tout ça, elle aurait pu rouler sur les trottoirs, être laide, fainéante, dégoûtante, avoir une séquelle d’enfants crottés, ça n’aurait pas compté à ses yeux : il la voulait.
– Oui, je vous veux, répétait-il, en tapant son poing sur son genou d’un martèlement continu. Vous entendez bien, je vous veux… Il n’y a rien à dire à ça, je pense ?
Gervaise, peu à peu, s’attendrissait. Une lâcheté du cœur et des sens la prenait, au milieu de ce désir brutal dont elle se sentait enveloppée. Elle ne hasardait plus que des objections timides, les mains tombées sur ses jupes, la face noyée de douceur. Du dehors, par la fenêtre entrouverte, la belle nuit de juin envoyait des souffles chauds, qui effaraient la chandelle, dont la haute mèche rougeâtre charbonnait ; dans le grand silence du quartier endormi, on entendait seulement les sanglots d’enfant d’un ivrogne, couché sur le dos, au milieu du boulevard ; tandis que, très loin, au fond de quelque restaurant, un violon jouait un quadrille canaille à quelque noce attardée, une petite musique cristalline, nette et déliée comme une phrase d’harmonica. Coupeau, voyant la jeune femme à bout d’arguments, silencieuse et vaguement souriante, avait saisi ses mains, l’attirait vers lui. Elle était dans une de ces heures d’abandon dont elle se méfiait tant, gagnée, trop émue pour rien refuser et faire de la peine à quelqu’un. Mais le zingueur ne comprit pas qu’elle se donnait ; il se contenta de lui serrer les poignets à les broyer, pour prendre possession d’elle ; et ils eurent tous les deux un soupir, à cette légère douleur, dans laquelle se satisfaisait un peu de leur tendresse.
– Vous dites oui, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
– Comme vous me tourmentez ! murmura-t-elle. Vous le voulez ? eh bien, oui… Mon Dieu, nous faisons là une grande folie, peut-être.
Il s’était levé, l’avait empoignée par la taille, lui appliquait un rude b****r sur la figure, au hasard. Puis, comme cette caresse faisait un gros bruit, il s’inquiéta le premier, regardant Claude et Étienne, marchant à pas de loup, baissant la voix.