I-3

3304 Words
– C’est papa qui vous envoie ? demanda Gervaise. Mais comme elle se baissait pour rattacher les cordons des souliers d’Étienne, elle vit, à un doigt de Claude, la clef de la chambre avec son numéro de cuivre, qu’il balançait. – Tiens ! tu m’apportes la clef ! dit-elle, très surprise. Pourquoi donc ? L’enfant, en apercevant la clef qu’il avait oubliée à son doigt, parut se souvenir et cria de sa voix claire : – Papa est parti. – Il est allé acheter le déjeuner, il vous a dit de venir me chercher ici ? Claude regarda son frère, hésita, ne sachant plus. Puis, il reprit d’un trait : – Papa est parti… Il a sauté du lit, il a mis toutes les affaires dans la malle, il a descendu la malle sur une voiture… Il est parti. Gervaise, accroupie, se releva lentement, la figure blanche, portant les mains à ses joues et à ses tempes, comme si elle entendait sa tête craquer. Et elle ne put trouver qu’un mot, elle le répéta vingt fois sur le même ton : – Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Madame Boche, cependant, interrogeait l’enfant à son tour, tout allumée de se trouver dans cette histoire. – Voyons, mon petit, il faut dire les choses…. C’est lui qui a fermé la porte et qui vous a dit d’apporter la clef, n’est-ce pas ? Et, baissant la voix, à l’oreille de Claude : – Est-ce qu’il y avait une dame dans la voiture ? L’enfant se troubla de nouveau. Il recommença son histoire, d’un air triomphant : – Il a sauté du lit, il a mis toutes les affaires dans la malle, il est parti… Alors, comme madame Boche le laissait aller, il tira son frère devant le robinet. Ils s’amusèrent tous les deux à faire couler l’eau. Gervaise ne pouvait pleurer. Elle étouffait, les reins appuyés contre son baquet, le visage toujours entre les mains. De courts frissons la secouaient. Par moments, un long soupir passait, tandis qu’elle s’enfonçait davantage les poings sur les yeux, comme pour s’anéantir dans le noir de son abandon. C’était un trou de ténèbres au fond duquel il lui semblait tomber. – Allons, ma petite, que diable ! murmurait madame Boche. – Si vous saviez ! si vous saviez ! dit-elle enfin tout bas. Il m’a envoyée ce matin porter mon châle et mes chemises au Mont-de-Piété pour payer cette voiture… Et elle pleura. Le souvenir de sa course au Mont-de-Piété, en précisant un fait de la matinée, lui avait arraché les sanglots qui s’étranglaient dans sa gorge. Cette course-là, c’était une abomination, la grosse douleur dans son désespoir. Les larmes coulaient sur son menton que ses mains avaient déjà mouillé, sans qu’elle songeât seulement à prendre son mouchoir. – Soyez raisonnable, taisez-vous, on vous regarde, répétait madame Boche qui s’empressait autour d’elle. Est-il possible de se faire tant de mal pour un homme !… Vous l’aimiez donc toujours, hein ? ma pauvre chérie. Tout à l’heure, vous étiez joliment montée contre lui. Et vous voilà, maintenant, à le pleurer, à vous crever le cœur… Mon Dieu, que nous sommes bêtes ! Puis, elle se montra maternelle. – Une jolie petite femme comme vous ! s’il est permis !… On peut tout vous raconter à présent, n’est-ce pas ? Eh bien ! vous vous souvenez, quand je suis passée sous votre fenêtre, je me doutais… Imaginez-vous que, cette nuit, lorsque Adèle est rentrée, j’ai entendu un pas d’homme avec le sien. Alors, j’ai voulu savoir, j’ai regardé dans l’escalier. Le particulier était déjà au deuxième étage, mais j’ai bien reconnu la redingote de monsieur Lantier. Boche, qui faisait le guet, ce matin, l’a vu redescendre tranquillement… C’était avec Adèle, vous entendez. Virginie a maintenant un monsieur chez lequel elle va deux fois par semaine. Seulement, ce n’est guère propre tout de même, car elles n’ont qu’une chambre et une alcôve, et je ne sais trop où Virginie a pu coucher. Elle s’interrompit un instant, se tournant, reprenant de sa grosse voix étouffée : – Elle rit de vous voir pleurer, cette sans-cœur, là-bas. Je mettrais ma main au feu que son savonnage est une frime… Elle a emballé les deux autres et elle est venue ici pour leur raconter la tête que vous feriez. Gervaise ôta ses mains, regarda. Quand elle aperçut devant elle Virginie, au milieu de trois ou quatre femmes, parlant bas, la dévisageant, elle fut prise d’une colère folle. Les bras en avant, cherchant à terre, tournant sur elle-même, dans un tremblement de tous ses membres, elle marcha quelques pas, rencontra un seau plein, le saisit à deux mains, le vida à toute volée. – Chameau, val cria la grande Virginie. Elle avait fait un saut en arrière, ses bottines seules étaient mouillées. Cependant, le lavoir, que les larmes de la jeune femme révolutionnaient depuis un instant, se bousculait pour voir la bataille. Des laveuses, qui achevaient leur pain, montèrent sur des baquets. D’autres accoururent, les mains pleines de savon. Un cercle se forma. – Ah ! le chameau ! répétait la grande Virginie. Qu’est-ce qui lui prend, à cette enragée-là ! Gervaise en arrêt, le menton tendu, la face convulsée, ne répondait pas, n’ayant point encore le coup de gosier de Paris. L’autre continua : – Va donc ! C’est las de rouler la province, ça n’avait pas douze ans que ça servait de paillasse à soldats, ça a laissé une jambe dans son pays… Elle est tombée de pourriture, sa jambe… Un rire courut. Virginie, voyant son succès, s’approcha de deux pas, redressant sa haute taille, criant plus fort : – Hein ! avance un peu, pour voir, que je te fasse ton affaire ! Tu sais, il ne faut pas venir nous embêter, ici… Est-ce que je la connais, moi, cette peau ! Si elle m’avait attrapée, je lui aurais joliment retroussé ses jupons ; vous auriez vu ça. Qu’elle dise seulement ce que je lui ai fait… Dis, rouchie qu’est-ce qu’on t’a fait ? – Ne causez pas tant, bégaya Gervaise. Vous savez bien… On a vu mon mari, hier soir… Et taisez-vous, parce que je vous étranglerais, bien sûr. – Son mari ! Ah ! elle est bonne, celle-là !… Le mari à madame ! comme si on avait des maris avec cette dégaine !… Ce n’est pas ma faute s’il t’a lâchée. Je ne te l’ai pas volé, peut-être. On peut me fouiller… Veux-tu que je te dise, tu l’empoisonnais, cet homme ! Il était trop gentil pour toi… Avait-il son collier, au moins ? Qui est-ce qui a trouvé le mari à madame ?… Il y aura récompense… Les rires recommencèrent. Gervaise, à voix presque basse, se contentait toujours de murmurer : – Vous savez bien, vous savez bien… C’est votre sœur, je l’étranglerai, votre sœur… – Oui, va te frotter à ma sœur, reprit Virginie en ricanant. Ah ! c’est ma sœur ! C’est bien possible, ma sœur a un autre chic que toi… Mais est-ce que ça me regarde ! est-ce qu’on ne peut plus laver son linge tranquillement ! Flanque-moi la paix, entends-tu, parce qu’en voilà assez ! Et ce fut elle qui revint, après avoir donné cinq ou six coups de battoir, grisée par les injures, emportée. Elle se tut et recommença ainsi trois fois : – Eh bien ! oui, c’est ma sœur. La, es-tu contente ?… Ils s’adorent tous les deux. Il faut les voir se bécoter !… Et il t’a lâchée avec tes bâtards ! De jolis mômes qui ont des croûtes plein la figure ! Il y en a un d’un gendarme, n’est-ce pas ? et tu en as fait crever trois autres, parce que tu ne voulais pas de surcroît de bagage pour venir… C’est ton Lantier qui nous a raconté ça. Ah ! il en dit de belles, il en avait assez de ta carcasse ! – s****e ! s****e ! s****e ! hurla Gervaise hors d’elle, reprise par un tremblement furieux. Elle tourna, chercha une fois encore par terre ; et, ne trouvant que le petit baquet, elle le prit par les pieds, lança l’eau du bleu à la figure de Virginie. – Rosse ! elle m’a perdu ma robe ! cria celle-ci, qui avait toute une épaule mouillée et sa main gauche teinte en bleu. Attends, g****e ! À son tour, elle saisit un seau, le vida sur la jeune femme. Alors, une bataille formidable s’engagea. Elles couraient toutes deux le long des baquets, s’emparant des seaux pleins, revenant se les jeter à la tête. Et chaque déluge était accompagné d’un éclat de voix. Gervaise elle-même répondait, à présent. – Tiens ! saleté !… Tu l’as reçu celui-là. Ça te calmera le derrière. – Ah ! la carne ! Voilà pour ta crasse. Débarbouille-toi une fois dans ta vie. – Oui, oui, je vas te dessaler, grande morue ! – Encore un !… Rince-toi les dents, fais ta toilette pour ton quart de ce soir, au coin de la rue Belhomme. Elles finirent par emplir les seaux aux robinets. Et, en attendant qu’ils fussent pleins, elles continuaient leurs ordures. Les premiers seaux, mal lancés, les touchaient à peine. Mais elles se faisaient la main. Ce fut Virginie qui, la première, en reçut un en pleine figure ; l’eau, entrant par son cou, coula dans son dos et dans sa gorge, pissa par-dessous sa robe. Elle était encore tout étourdie, quand un second la prit de biais, lui donna une forte claque contre l’oreille gauche, en trempant son chignon, qui se déroula comme une ficelle. Gervaise fut d’abord atteinte aux jambes ; un seau lui emplit ses souliers, rejaillit jusqu’à ses cuisses ; deux autres l’inondèrent aux hanches. Bientôt, d’ailleurs, il ne fut plus possible de juger les coups. Elles étaient l’une et l’autre ruisselantes de la tête aux pieds, les corsages plaqués aux épaules, les jupes collant sur les reins, maigries, raidies, grelottantes, s’égouttant de tous les côtés, ainsi que des parapluies pendant une averse. – Elles sont rien drôles ! dit la voix enrouée d’une laveuse. Le lavoir s’amusait énormément. On s’était reculé, pour ne pas recevoir les éclaboussures. Des applaudissements, des plaisanteries montaient, au milieu du bruit d’écluse des seaux vidés à toute volée. Par terre, des mares coulaient, les deux femmes pataugeaient jusqu’aux chevilles. Cependant, Virginie, ménageant une traîtrise, s’emparant brusquement d’un seau d’eau de lessive bouillante, qu’une de ses voisines avait demandé, le jeta. Il y eut un cri. On crut Gervaise ébouillantée. Mais elle n’avait que le pied gauche brûlé légèrement. Et, de toutes ses forces, exaspérée par la douleur, sans le remplir cette fois, elle envoya un seau dans les jambes de Virginie, qui tomba. Toutes les laveuses parlaient ensemble. – Elle lui a cassé une patte ! – Dame ! l’autre a bien voulu la faire cuire ! – Elle a raison, après tout, la blonde, si on lui a pris son homme ! Madame Boche levait les bras au ciel, en s’exclamant. Elle s’était prudemment garée entre deux baquets ; et les enfants, Claude et Étienne, pleurant, suffoquant, épouvantés, se pendaient à sa robe, avec ce cri continu : Maman ! maman ! qui se brisait dans leurs sanglots. Quand elle vit Virginie par terre, elle accourut, tirant Gervaise par ses jupes, répétant : – Voyons, allez-vous-en ! Soyez raisonnable… J’ai les sangs tournés, ma parole ! On n’a jamais vu une tuerie pareille. Mais elle recula, elle retourna se réfugier entre les deux baquets, avec les enfants. Virginie venait de sauter à la gorge de Gervaise. Elle la serrait au cou, tâchait de l’étrangler. Alors, celle-ci, d’une violente secousse, se dégagea, se pendit à la queue de son chignon, comme si elle avait voulu lui arracher la tête. La bataille recommença, muette, sans un cri, sans une injure. Elles ne se prenaient pas corps à corps, s’attaquaient à la figure, les mains ouvertes et crochues, pinçant, griffant ce qu’elles empoignaient. Le ruban rouge et le filet en chenille bleue de la grande brune furent arrachés ; son corsage, craqué au cou, montra sa peau, tout un bout d’épaule ; tandis que la blonde, déshabillée, une manche de sa camisole blanche ôtée sans qu’elle sût comment, avait un accroc à sa chemise qui découvrait le pli nu de sa taille. Des lambeaux d’étoffe volaient. D’abord, ce fut sur Gervaise que le sang parut, trois longues égratignures descendant de la bouche sous le menton ; et elle garantissait ses yeux, les fermait à chaque claque, de peur d’être éborgnée. Virginie ne saignait pas encore. Gervaise visait ses oreilles, s’enrageait de ne pouvoir les prendre, quand elle saisit enfin l’une des boucles, une poire de verre jaune ; elle tira, fendit l’oreille ; le sang coula. – Elles se tuent ! séparez-les, ces guenons ! dirent plusieurs voix. Les laveuses s’étaient rapprochées. Il se formait deux camps : les unes excitaient les deux femmes comme des chiennes qui se battent ; les autres, plus nerveuses, toutes tremblantes, tournaient la tête, en avaient assez, répétaient qu’elles en seraient malades, bien sûr. Et une bataille générale faillit avoir lieu ; on se traitait de sans-cœur, de propre à rien ; des bras nus se tendaient ; trois gifles retentirent. Madame Boche, pourtant, cherchait le garçon du lavoir. – Charles ! Charles !… Où est-il donc ? Et elle le trouva au premier rang, regardant, les bras croisés. C’était un grand gaillard, à cou énorme. Il riait, il jouissait des morceaux de peau que les deux femmes montraient. La petite blonde était grasse comme une caille. Ça serait farce, si sa chemise se fendait. – Tiens ! murmura-t-il en clignant un œil, elle a une fraise sous le bras. – Comment ! vous êtes là ! cria madame Boche en l’apercevant. Mais aidez-nous donc à les séparer !… Vous pouvez bien les séparer, vous ! – Ah bien ! non, merci ! s’il n’y a que moi ! dit-il tranquillement. Pour me faire griffer l’œil comme l’autre jour, n’est-ce pas ?… Je ne suis pas ici pour ça, j’aurais trop de besogne… N’ayez pas peur, allez ! Ça leur fait du bien, une petite saignée. Ça les attendrit. La concierge parla alors d’aller avertir les sergents de ville. Mais la maîtresse du lavoir, la jeune femme délicate, aux yeux malades, s’y opposa formellement. Elle répéta à plusieurs reprises : – Non, non, je ne veux pas, ça compromet la maison. Par terre, la lutte continuait. Tout d’un coup, Virginie se redressa sur les genoux. Elle venait de ramasser un battoir, elle le brandissait. Elle râlait, la voix changée : – Voilà du chien, attends ! Apprête ton linge sale ! Gervaise, vivement, allongea la main, prit également un battoir, le tint levé comme une massue. Et elle avait, elle aussi, une voix rauque. – Ah ! tu veux la grande lessive… Donne ta peau, que j’en fasse des torchons ! Un moment, elles restèrent là, agenouillées, à se menacer. Les cheveux dans la face, la poitrine soufflante, boueuses, tuméfiées, elles se guettaient, attendant, reprenant haleine. Gervaise porta le premier coup ; son battoir glissa sur l’épaule de Virginie. Et elle se jeta de côté pour éviter le battoir de celle-ci, qui lui effleura la hanche. Alors, mises en train, elles se tapèrent comme les laveuses tapent leur linge, rudement, en cadence. Quand elles se touchaient, le coup s’amortissait, on aurait dit une claque dans un baquet d’eau. Autour d’elles, les blanchisseuses ne riaient plus ; plusieurs s’en étaient allées, en disant que ça leur cassait l’estomac ; les autres, celles qui restaient, allongeaient le cou, les yeux allumés d’une lueur de cruauté, trouvant ces gaillardes-là très crânes. Madame Boche avait emmené Claude et Étienne ; et l’on entendait, à l’autre bout, l’éclat de leurs sanglots mêlé aux heurts sonores des deux battoirs. Mais Gervaise, brusquement, hurla. Virginie venait de l’atteindre à toute volée sur son bras nu, au-dessus du coude ; une plaque rouge parut, la chair enfla tout de suite. Alors, elle se rua. On crut qu’elle voulait assommer l’autre. – Assez ! assez ! cria-t-on. Elle avait un visage si terrible, que personne n’osa approcher. Les forces décuplées, elle saisit Virginie par la taille, la plia, lui colla la figure sur les dalles, les reins en l’air ; et, malgré les secousses, elle lui releva les jupes, largement. Dessous, il y avait un pantalon. Elle passa la main dans la fente, l’arracha, montra tout, les cuisses nues, les fesses nues. Puis, le battoir levé, elle se mit à battre, comme elle battait autrefois à Plassans, au bord de la Viorne, quand sa patronne lavait le linge de la garnison. Le bois mollissait dans les chairs avec un bruit mouillé. À chaque tape, une b***e rouge marbrait la peau blanche. – Oh ! oh ! murmurait le garçon Charles, émerveillé, les yeux agrandis. Des rires, de nouveau, avaient couru. Mais bientôt le cri : Assez ! assez ! recommença. Gervaise n’entendait pas, ne se lassait pas. Elle regardait sa besogne, penchée, préoccupée de ne pas laisser une place sèche. Elle voulait toute cette peau battue, couverte de confusion. Et elle causait, prise d’une gaieté féroce, se rappelant une chanson de lavandière : – Pan ! pan ! Margot au lavoir… Pan ! pan ! à coups de battoir… Pan ! pan ! va laver son cœur… Pan ! pan ! tout noir de douleur… Et elle reprenait : – Ça c’est pour toi, ça c’est pour ta sœur, ça c’est pour Lantier… Quand tu les verras, tu leur donneras ça… Attention ! je recommence. Ça c’est pour Lantier, ça c’est pour ta sœur, ça c’est pour toi… Pan ! pan ! Margot au lavoir… Pan ! pan ! à coups de battoir… On dut lui arracher Virginie des mains. La grande brune, la figure en larmes, pourpre, confuse, reprit son linge, se sauva ; elle était vaincue. Cependant, Gervaise repassait la manche de sa camisole, rattachait ses jupes. Son bras la faisait souffrir, et elle pria madame Boche de lui mettre son linge sur l’épaule. La concierge racontait la bataille, disait ses émotions, parlait de lui visiter le corps, pour voir. – Vous avez peut-être bien quelque chose de cassé… J’ai entendu un coup… Mais la jeune femme voulait s’en aller. Elle ne répondait pas aux apitoiements à l’ovation bavarde des laveuses qui l’entouraient, droites dans leurs tabliers. Quand elle fut chargée, elle gagna la porte, où ses enfants l’attendaient. – C’est deux heures, ça fait deux sous, lui dit en l’arrêtant la maîtresse du lavoir, déjà réinstallée dans son cabinet vitré. Pourquoi deux sous ? Elle ne comprenait plus qu’on lui demandait le prix de sa place. Puis, elle donna ses deux sous. Et, boitant fortement sous le poids du linge mouillé pendu à son épaule, ruisselante, le coude bleui, la joue en sang, elle s’en alla, en traînant de ses bras nus Étienne et Claude, qui trottaient à ses côtés, secoués encore et barbouillés de leurs sanglots. Derrière elle, le lavoir reprenait son bruit énorme d’écluse. Les laveuses avaient mangé leur pain, bu leur vin, et elles tapaient plus dur, les faces allumées, égayées par le coup de torchon de Gervaise et de Virginie. Le long des baquets, de nouveau, s’agitaient une fureur de bras, des profils anguleux de marionnettes aux reins cassés, aux épaules déjetées, se pliant violemment comme sur des charnières. Les conversations continuaient d’un bout à l’autre des allées. Les voix, les rires, les mots gras, se fêlaient dans le grand gargouillement de l’eau. Les robinets crachaient, les seaux jetaient des flaquées, une rivière coulait sous les batteries. C’était le chien de l’après-midi, le linge pilé à coups de battoir. Dans l’immense salle, les fumées devenaient rousses, trouées seulement par des ronds de soleil, des balles d’or, que les déchirures des rideaux laissaient passer. On respirait l’étouffement tiède des odeurs savonneuses. Tout d’un coup, le hangar s’emplit d’une buée blanche ; l’énorme couvercle du cuvier où bouillait la lessive, montait mécaniquement le long d’une tige centrale à crémaillère ; et le trou béant du cuivre, au fond de sa maçonnerie de briques, exhalait des tourbillons de vapeur, d’une saveur sucrée de potasse. Cependant, à côté, les essoreuses fonctionnaient ; des paquets de linge, dans des cylindres de fonte, rendaient leur eau sous un tour de roue de la machine, haletante, fumante, secouant plus rudement le lavoir de la besogne continue de ses bras d’acier. Quand Gervaise mit le pied dans l’allée de l’hôtel Boncœur, les larmes la reprirent. C’était une allée noire, étroite, avec un ruisseau longeant le mur, pour les eaux sales ; et cette puanteur qu’elle retrouvait, lui faisait songer aux quinze jours passés là avec Lantier, quinze jours de misère et de querelles, dont le souvenir, à cette heure, était un regret cuisant. Il lui sembla entrer dans son abandon. En haut, la chambre était nue, pleine de soleil, la fenêtre ouverte. Ce coup de soleil, cette nappe de poussière d’or dansante, rendait lamentables le plafond noir, les murs au papier arraché. Il n’y avait plus, à un clou de la cheminée, qu’un petit fichu de femme, tordu comme une ficelle. Le lit des enfants, tiré au milieu de la pièce, découvrait la commode, dont les tiroirs laissés ouverts montraient leurs flancs vides. Lantier s’était lavé et avait achevé la pommade, deux sous de pommade dans une carte à jouer ; l’eau grasse de ses mains emplissait la cuvette. Et il n’avait rien oublié, le coin occupé jusque-là par la malle paraissait à Gervaise faire un trou immense. Elle ne retrouva même pas le petit miroir rond, accroché à l’espagnolette. Alors, elle eut un pressentiment, elle regarda sur la cheminée : Lantier avait emporté les reconnaissances, le paquet rose tendre n’était plus là, entre les flambeaux de zinc dépareillés. Elle pendit son linge au dossier d’une chaise ; elle demeura debout, tournant, examinant les meubles, frappée d’une telle stupeur, que ses larmes ne coulaient plus. Il lui restait un sou sur les quatre sous gardés pour le lavoir. Puis, entendant rire à la fenêtre Étienne et Claude, déjà consolés, elle s’approcha, prit leurs têtes sous ses bras, s’oublia un instant devant cette chaussée grise, où elle avait vu, le matin, s’éveiller le peuple ouvrier, le travail géant de Paris. À cette heure, le pavé échauffé par les besognes du jour allumait une réverbération ardente au-dessus de la ville, derrière le mur de l’octroi. C’était sur ce pavé dans cet air de fournaise, qu’on la jetait toute seule avec les petits ; et elle enfila d’un regard les boulevards extérieurs, à droite, à gauche, s’arrêtant aux deux bouts, prise d’une épouvante sourde, comme si sa vie, désormais, allait tenir là, entre un abattoir et un hôpital.
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