II
Beaumont est fait de deux villes complètement séparées et distinctes ; Beaumont-l’Église, sur la hauteur, avec sa vieille cathédrale du douzième siècle, son évêché qui date seulement du dix-septième, ses mille âmes à peine, serrées, étouffées au fond de ses rues étroites ; et Beaumont-la-Ville, en bas du coteau, sur le bord du Ligneul, un ancien faubourg que la prospérité de ses fabriques de dentelles et de batistes a enrichi, élargi, au point qu’il compte près de dix mille habitants, des places spacieuses, une jolie sous-préfecture, de goût moderne. Les deux cantons, le canton nord et le canton sud, n’ont guère ainsi, entre eux, que des rapports administratifs. Bien qu’à une trentaine de lieues de Paris, où l’on va en deux heures, Beaumont-l’Église semble muré encore dans ses anciens remparts, dont il ne reste pourtant que trois portes. Une population stationnaire, spéciale, y vit de l’existence que les aïeux y ont menée de père en fils, depuis cinq cents ans.
La cathédrale explique tout, a tout enfanté et conserve tout. Elle est la mère, la reine, énorme au milieu du petit tas des maisons basses, pareilles à une couvée abritée frileusement sous ses ailes de pierre. On n’y habite que pour elle et par elle ; les industries ne travaillent, les boutiques ne vendent que pour la nourrir, la vêtir, l’entretenir, elle et son clergé ; et, si l’on rencontre quelques bourgeois, c’est qu’ils y sont les derniers fidèles des foules disparues. Elle bat au centre, chaque rue est une de ses veines, la ville n’a d’autre souffle que le sien. De là, cette âme d’un autre âge, cet engourdissement religieux dans le passé, cette cité cloîtrée qui l’entoure, odorante d’un vieux parfum de paix et de foi.
Et, de toute la cité mystique, la maison des Hubert, où désormais Angélique allait vivre, était la plus voisine de la cathédrale, celle qui tenait à sa chair même. L’autorisation de bâtir là, entre deux contreforts, avait dû être accordée par quelque curé de jadis, désireux de s’attacher l’ancêtre de cette lignée de brodeurs, comme maître chasublier, fournisseur de la sacristie. Du côté du midi, la masse colossale de l’église barrait l’étroit jardin : d’abord le pourtour des chapelles latérales dont les fenêtres donnaient sur les plates-b****s, puis le corps élancé de la nef que les arcs-boutants épaulaient, puis le vaste comble couvert de feuilles de plomb. Jamais le soleil ne pénétrait au fond de ce jardin, les lierres et les buis seuls y poussaient vigoureusement ; et l’ombre éternelle y était pourtant très douce, tombée de la croupe géante de l’abside, une ombre religieuse, sépulcrale et pure, qui sentait bon. Dans le demi-jour verdâtre, d’une calme fraîcheur, les deux tours ne laissaient descendre que les sonneries de leurs cloches. Mais la maison entière en gardait le frisson, scellée à ces vieilles pierres, fondue en elles, vivant de leur sang. Elle tressaillait aux moindres cérémonies ; les grand-messes, le grondement des orgues, la voix des chantres, jusqu’au soupir oppressé des fidèles, bourdonnaient dans chacune de ses pièces, la berçaient d’un souffle sacré, venu de l’invisible ; et, à travers le mur attiédi, parfois même semblaient fumer des vapeurs d’encens.
Angélique, pendant cinq années, grandit là, comme dans un cloître, loin du monde. Elle ne sortait que le dimanche, pour aller entendre la messe de sept heures, Hubertine ayant obtenu de ne pas l’envoyer à l’école, où elle craignait les mauvaises fréquentations. Cette demeure antique et si resserrée, au jardin d’une paix morte, fut son univers. Elle occupait, sous le toit, une chambre passée à la chaux ; elle descendait, le matin, déjeuner à la cuisine ; elle remontait à l’atelier du premier étage, pour travailler ; et c’étaient, avec l’escalier de pierre tournant dans sa tourelle, les seuls coins où elle vécût, justement les coins vénérables, conservés d’âge en âge, car elle n’entrait jamais dans la chambre des Hubert, et ne faisait guère que traverser le salon du bas, les deux pièces rajeunies au goût de l’époque. Dans le salon, on avait plâtré les solives ; une corniche à palmettes, accompagnée d’une rosace centrale, ornait le plafond ; le papier à grandes fleurs jaunes datait du Premier Empire, de même que la cheminée de marbre blanc et que le meuble d’acajou, un guéridon, un canapé, quatre fauteuils, recouverts de velours d’Utrecht. Les rares fois qu’elle y venait renouveler l’étalage, quelques b****s de broderies pendues devant la fenêtre, si elle jetait un coup d’œil dehors, elle voyait la même échappée immuable, la rue butant contre la porte Sainte-Agnès : une dévote poussait le vantail qui se refermait sans bruit, les boutiques de l’orfèvre et du cirier, en face, alignant leurs saints ciboires et leurs gros cierges, semblaient toujours vides. Et la paix claustrale de tout Beaumont-l’Église, de la rue Magloire, derrière l’évêché, de la Grand-Rue où aboutit la rue des Orfèvres, de la place du Cloître où se dressent les deux tours, se sentait dans l’air assoupi, tombait lentement avec le jour pâle sur le pavé désert.
Hubertine s’était chargée de compléter l’instruction d’Angélique. D’ailleurs, elle pratiquait cette opinion ancienne qu’une femme en sait assez long, quand elle met l’orthographe et qu’elle connaît les quatre règles. Mais elle eut à lutter contre le mauvais vouloir de l’enfant, qui se dissipait à regarder par les fenêtres, quoique la récréation fût médiocre, celles-ci ouvrant sur le jardin. Angélique ne se passionna guère que pour la lecture ; malgré les dictées, tirées d’un choix classique, elle n’arriva jamais à orthographier correctement une page ; et elle avait pourtant une jolie écriture, élancée et ferme, une de ces écritures irrégulières des grandes dames d’autrefois. Pour le reste, la géographie, l’histoire, le calcul, son ignorance demeura complète. À quoi bon la science ? C’était bien inutile. Plus tard, au moment de la première communion, elle apprit le mot à mot de son catéchisme, dans une telle ardeur de foi, qu’elle émerveilla le monde par la sûreté de sa mémoire.
La première année, malgré leur douceur, les Hubert avaient désespéré souvent. Angélique, qui promettait d’être une brodeuse très adroite, les déconcertait par des sautes brusques, d’inexplicables paresses, après des journées d’application exemplaire. Elle devenait tout d’un coup molle, sournoise, volant le sucre, les yeux battus dans son visage rouge ; et, si on la grondait, elle éclatait en mauvaises réponses. Certains jours, quand ils voulaient la dompter, elle en arrivait à des crises de folie orgueilleuse, raidie, tapant des pieds et des mains, prête à déchirer et à mordre. Une peur, alors, les faisait reculer devant ce petit monstre, ils s’épouvantaient du diable qui s’agitait en elle. Qui était-elle donc ? d’où venait-elle ? Ces enfants trouvés, presque toujours, viennent du vice et du crime. À deux reprises, ils avaient résolu de s’en débarrasser, de la rendre à l’administration, désolés, regrettant de l’avoir recueillie. Mais, chaque fois, ces affreuses scènes, dont la maison restait frémissante, se terminaient par le même déluge de larmes, la même exaltation de repentir, qui jetait l’enfant sur le carreau, dans une telle soif du châtiment, qu’il fallait bien lui pardonner.
Peu à peu, Hubertine prit sur elle de l’autorité. Elle était faite pour cette éducation, avec la bonhomie de son âme, son grand air fort et doux, sa raison droite, d’un parfait équilibre. Elle lui enseignait le renoncement et l’obéissance, qu’elle opposait à la passion et à l’orgueil. Obéir, c’était vivre. Il fallait obéir à Dieu, aux parents, aux supérieurs, toute une hiérarchie de respect, en dehors de laquelle l’existence déréglée se gâtait. Aussi, à chaque révolte, pour lui apprendre l’humilité, lui imposait-elle, comme pénitence, quelque basse besogne, essuyer la vaisselle, laver la cuisine ; et elle demeurait là jusqu’au bout, la tenant courbée sur les dalles, enragée d’abord, vaincue enfin. La passion surtout l’inquiétait, chez cette enfant, l’élan et la violence de ses caresses. Plusieurs fois, elle l’avait surprise à se b****r les mains. Elle la vit s’enfiévrer pour des images, des petites gravures de sainteté, des Jésus qu’elle collectionnait ; puis, un soir, elle la trouva en pleurs, évanouie, la tête tombée sur la table, la bouche collée aux images. Ce fut encore une terrible scène, lorsqu’elle les confisqua, des cris, des larmes, comme si on lui arrachait la peau. Et, dès lors, elle la tint sévèrement, ne toléra plus ses abandons, l’accablant de travail, faisant le silence et le froid autour d’elle, dès qu’elle la sentait s’énerver, les yeux fous, les joues brûlantes.
D’ailleurs, Hubertine s’était découvert un aide dans le livret de l’Assistance publique. Chaque trimestre, lorsque le percepteur le signait, Angélique en demeurait assombrie jusqu’au soir. Un élancement la poignait au cœur, si, par hasard, en prenant une bobine d’or dans le bahut, elle l’apercevait. Et, un jour de méchanceté furieuse, comme rien n’avait pu la vaincre et qu’elle bouleversait tout au fond du tiroir, elle était restée brusquement anéantie, devant le petit livre. Des sanglots l’étouffaient, elle s’était jetée aux pieds des Hubert, en s’humiliant, en bégayant qu’ils avaient bien eu tort de la ramasser et qu’elle ne méritait pas de manger leur pain. Depuis ce jour, l’idée du livret, souvent, la retenait dans ses colères.
Ce fut ainsi qu’Angélique atteignit ses douze ans, l’âge de la première communion. Le milieu si calme, cette petite maison endormie à l’ombre de la cathédrale, embaumée d’encens, frissonnante de cantiques, favorisait l’amélioration lente de ce rejet sauvage, arraché on ne savait d’où, replanté dans le sol mystique de l’étroit jardin ; et il y avait aussi la vie régulière qu’on menait là, le travail quotidien, l’ignorance où l’on y était du monde, sans que même un écho du quartier somnolent y pénétrât. Mais surtout la douceur venait du grand amour des Hubert, qui semblait comme élargi par un incurable remords. Lui, passait les jours à tâcher d’effacer de sa mémoire, à elle, l’injure qu’il lui avait faite, en l’épousant malgré sa mère. Il avait bien senti, à la mort de leur enfant, qu’elle l’accusait de cette punition, et il s’efforçait d’être pardonné. Depuis longtemps, c’était fait, elle l’adorait. Il en doutait parfois, ce doute désolait sa vie. Pour être certain que la morte, la mère obstinée, s’était laissé fléchir sous la terre, il aurait voulu un enfant encore. Leur désir unique était cet enfant du pardon, il vivait aux pieds de sa femme, dans un culte, une de ces passions conjugales, ardentes et chastes comme de continuelles fiançailles. Si, devant l’apprentie, il ne la baisait pas même sur les cheveux, il n’entrait dans leur chambre, après vingt années de ménage, que troublé d’une émotion de jeune mari, au soir des noces. Elle était discrète, cette chambre, avec sa peinture blanche et grise, son papier à bouquets bleus, son meuble de noyer, recouvert de cretonne. Jamais il n’en sortait un bruit, mais elle sentait bon la tendresse, elle attiédissait la maison entière. Et c’était pour Angélique un bain d’affection, où elle grandissait très passionnée et très pure.
Un livre acheva l’œuvre. Comme elle furetait un matin, fouillant sur une planche de l’atelier, couverte de poussière, elle découvrit, parmi des outils de brodeur hors d’usage, un exemplaire très ancien de la Légende dorée, de Jacques de Voragine. Cette traduction française, datée de 1549, avait dû être achetée jadis par quelque maître chasublier, pour les images, pleines de renseignements utiles sur les saints. Longtemps elle-même ne s’intéressa guère qu’à ces images, ces vieux bois d’une foi naïve, qui la ravissaient. Dès qu’on lui permettait de jouer, elle prenait l’in-quarto, relié en veau jaune, elle le feuilletait lentement : d’abord, le faux titre, rouge et noir, avec l’adresse du libraire, « à Paris, en la rue Neufve-Nostre-Dame, à l’enseigne Saint Jehan Baptiste » ; puis, le titre, flanqué des médaillons des quatre évangélistes, encadré en bas par l’adoration des trois Mages, en haut par le triomphe de Jésus-Christ foulant des ossements. Et ensuite les images se succédaient, lettres ornées, grandes et moyennes gravures dans le texte, au courant des pages : l’Annonciation, un ange immense inondant de rayons une Marie toute frêle ; le m******e des Innocents, le cruel Hérode au milieu d’un entassement de petits cadavres ; la Crèche, Jésus entre la Vierge et saint Joseph, qui tient un cierge ; saint Jean l’Aumônier donnant aux pauvres ; saint Mathias brisant une idole ; saint Nicolas, en évêque, ayant à sa droite des enfants dans un baquet ; et toutes les saintes, Agnès, le col troué d’un glaive, Christine, les mamelles arrachées avec des tenailles, Geneviève, suivie de ses agneaux, Julienne flagellée, Anastasie brûlée, Marie l’Égyptienne faisant pénitence au désert, Madeleine portant le vase de parfum. D’autres, d’autres encore défilaient, une terreur et une piété grandissaient à chacune d’elles, c’était comme une de ces histoires terribles et douces, qui serrent le cœur et mouillent les yeux de larmes.