30 mai

527 Words
30 maiCe que je te disais dernièrement de la peinture peut certainement s’appliquer aussi à la poésie. Il ne s’agit que de reconnaître le beau et d’oser l’exprimer : c’est, à la vérité, demander beaucoup en peu de mots. J’ai été aujourd’hui témoin d’une scène qui, bien rendue, ferait la plus belle idylle du monde. Mais pourquoi ces mots de poésie, de scène et d’idylle ? Pourquoi toujours se travailler et se modeler sur des types, quand il ne s’agit que de se laisser aller, et de prendre intérêt à un accident de la nature ? Si, après ce début, tu espères du grand et du magnifique, ton attente sera trompée. Ce n’est qu’un simple paysan qui a produit toute mon émotion. Selon ma coutume, je raconterai mal ; et je pense que, selon la tienne, tu me trouveras outré. C’est encore Wahlheim, et toujours Wahlheim, qui enfante ces merveilles. Une société s’était réunie sous les tilleuls pour prendre le café ; comme elle ne me plaisait pas, je trouvai un prétexte pour ne point lier conversation. Un jeune paysan sortit d’une maison voisine, et vint raccommoder quelque chose à la charrue que j’ai dernièrement dessinée. Son air me plut ; je l’accostai ; je lui adressai quelques questions sur sa situation, et, en un moment, la connaissance fut faite d’une manière assez intime, comme il m’arrive ordinairement avec ces bonnes gens. Il me raconta qu’il était au service d’une veuve qui le traitait avec bonté. Il m’en parla tant, et en fit tellement l’éloge, que je découvris bientôt qu’il s’était dévoué à elle de corps et d’âme. « Elle n’est plus jeune, me dit-il ; elle a été malheureuse avec son premier mari, et ne veut point se remarier. » Tout son récit montrait si vivement combien à ses yeux elle était belle, ravissante, à quel point il souhaitait qu’elle voulût faire choix de lui pour effacer le souvenir des torts du défunt, qu’il faudrait te répéter ses paroles mot pour mot, si je voulais te peindre la pure inclination, l’amour et la fidélité de cet homme. Il faudrait posséder le talent du plus grand poète pour rendre l’expression de ses gestes, l’harmonie de sa voix et le feu de ses regards. Non, aucun langage ne représenterait la tendresse qui animait ses yeux et son maintien ; je ne ferais rien que de gauche et de lourd. Je fus particulièrement touché des craintes qu’il avait que je ne vinsse à concevoir des idées injustes sur ses rapports avec elle, ou à la soupçonner d’une conduite qui ne fût pas irréprochable. Ce n’est que dans le plus profond de mon cœur que je goûte bien le plaisir que j’avais à l’entendre parler des attraits de cette femme qui, sans charmes de jeunesse, le séduisait et l’enchaînait irrésistiblement. De ma vie je n’ai vu désirs plus ardents, accompagnés de tant de pureté ; je puis même le dire, je n’avais jamais imaginé, rêvé cette pureté. Ne me gronde pas si je t’avoue qu’au souvenir de tant d’innocence et d’amour vrai, je me sens consumer, que l’image de cette tendresse me poursuit partout, et que, comme embrasé des mêmes feux, je languis, je me meurs. Je vais chercher à voir au plus tôt cette femme. Mais non, en y pensant bien, je ferai mieux de l’éviter. Il vaut mieux ne la voir que par les yeux de son amant ; peut-être aux miens ne paraîtrait-elle pas telle qu’elle est à présent devant moi : et pourquoi me gâter une si belle image ?
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