Première histoire - Pierrette-3

2137 Words
Sylvie Rogron fut envoyée à cent écus de pension en apprentissage rue Saint-Denis, chez des négociants nés à Provins. Deux ans après, elle était au pair : si elle ne gagnait rien, ses parents ne payaient plus rien pour son logis et sa nourriture. Voilà ce qu’on appelle être au pair, rue Saint-Denis. Deux ans après, pendant lesquels sa mère lui envoya cent francs pour son entretien, Sylvie eut cent écus d’appointements. Ainsi, dès l’âge de dix-neuf ans, mademoiselle Sylvie Rogron obtint son indépendance. À vingt ans, elle était la seconde demoiselle de la maison Julliard, marchand de soie en botte, au Ver-Chinois, rue Saint-Denis. L’histoire de la sœur fut celle du frère. Le petit Jérôme-Denis Rogron entra chez un des plus forts marchands merciers de la rue Saint-Denis, la maison Guépin, aux Trois-Quenouilles. Si à vingt et un ans Sylvie était première demoiselle à mille francs d’appointements, Jérôme-Denis, mieux servi par les circonstances, se trouvait à dix-huit ans premier commis à douze cents francs, chez les Guépin, autres Provinois. Le frère et la sœur se voyaient tous les dimanches et les jours de fête ; ils les passaient en divertissements économiques, ils dînaient hors Paris, ils allaient voir Saint-Cloud, Meudon, Belleville, Vincennes. Vers la fin de l’année 1815, ils réunirent leurs capitaux amassés à la sueur de leurs fronts, environ vingt mille francs, et achetèrent de madame Guenée le célèbre fonds de la Sœur-de-Famille, une des plus fortes maisons de détail en mercerie. La sœur tint la caisse, le comptoir et les écritures. Le frère fut à la fois le maître et le premier commis ? comme Sylvie fut pendant quelque temps sa propre première demoiselle. En 1821, après cinq ans d’exploitation, la concurrence devint si vive et si animée dans la mercerie, que le frère et la sœur avaient à peine pu solder leur fonds et soutenir sa vieille réputation. Quoique Sylvie Rogron n’eût alors que quarante ans, sa laideur, ses travaux constants et un certain air rechigné que lui donnait la disposition de ses traits autant que les soucis, la faisaient ressembler à une femme de cinquante ans. À trente-huit ans, Jérôme-Denis Rogron offrait la physionomie la plus niaise que jamais un comptoir ait présentée à des chalands. Son front écrasé, déprimé par la fatigue, était marqué de trois sillons arides. Ses petits cheveux gris, coupés ras, exprimaient l’indéfinissable stupidité des animaux à sang froid. Le regard de ses yeux bleuâtres ne jetait ni flamme ni pensée. Sa figure ronde et plate n’excitait aucune sympathie et n’amenait même pas le rire sur les lèvres de ceux qui se livrent à l’examen des Variétés du Parisien : elle attristait. Enfin s’il était, comme son père, gros et court, ses formes, dénuées du brutal embonpoint de l’aubergiste, accusaient dans les moindres détails un affaissement ridicule. La coloration excessive de son père était remplacée chez lui par la flasque lividité particulière aux gens qui vivent en des arrière-boutiques sans air, dans des cabanes grillées appelées Caisses, toujours pliant et dépliant du fil, payant ou recevant, harcelant des commis ou répétant les mêmes choses aux chalands. Le peu d’esprit du frère et de la sœur avait été entièrement absorbé par l’entente de leur commerce, par le Doit et Avoir, par la connaissance des lois spéciales et des usages de la place de Paris. Le fil, les aiguilles, les rubans, les épingles, les boutons, les fournitures de tailleur, enfin l’immense quantité d’articles qui composent la mercerie parisienne, avaient employé leur mémoire. Les lettres à écrire et à répondre, les factures, les inventaires, avaient pris toute leur capacité. En dehors de leur partie, ils ne savaient absolument rien, ils ignoraient même Paris. Pour eux, Paris était quelque chose d’étalé autour de la rue Saint-Denis. Leur caractère étroit avait eu pour champ leur boutique. Ils savaient admirablement tracasser leurs commis, leurs demoiselles, et les trouver en faute. Leur bonheur consistait à voir toutes les mains agitées comme des pattes de souris sur les comptoirs, maniant la marchandise ou occupées à replier les articles. Quand ils entendaient sept ou huit voix de demoiselles et de jeunes gens déglubant les phrases consacrées par lesquelles les commis répondent aux observations des acheteurs, la journée était belle, il faisait beau ! Quand le bleu de l’éther avivait Paris, quand les Parisiens se promenaient en ne s’occupant que de la mercerie qu’ils portaient : – Mauvais temps pour la vente ! disait l’imbécile patron. La grande science qui rendait Rogron l’objet de l’admiration des apprentis était son art de ficeler, déficeler, reficeler et confectionner un paquet. Rogron pouvait faire un paquet et regarder ce qui se passait dans la rue ou surveiller son magasin dans toute sa profondeur, il avait tout vu quand en le présentant à la pratique il disait : – Voilà, madame ; ne vous faut-il rien d’autre ? Sans sa sœur, ce c****n eût été ruiné. Sylvie avait du bon sens et le génie de la vente. Elle dirigeait son frère dans ses achats en fabrique et l’envoyait sans pitié jusqu’au fond de la France pour y trouver un sou de bénéfice sur un article. La finesse que possède plus ou moins toute femme n’étant pas au service de son cœur, elle l’avait portée dans la spéculation. Un fonds à payer ! cette pensée était le piston qui faisait jouer cette machine et lui communiquait une épouvantable activité. Rogron était resté premier commis, il ne comprenait pas l’ensemble de ses affaires : l’intérêt personnel, le plus grand véhicule de l’esprit, ne lui avait pas fait faire un pas. Il restait souvent ébahi quand sa sœur ordonnait de vendre un article à perte, en prévoyant la fin de sa mode ; et plus tard il admirait niaisement sa sœur Sylvie. Il ne raisonnait ni bien ni mal, il était incapable de raisonnement ; mais il avait la raison de se subordonner à sa sœur, et il se subordonnait par une considération prise en dehors du commerce : – Elle est mon aînée, disait-il. Peut-être une vie constamment solitaire, réduite à la satisfaction des besoins, dénuée d’argent et de plaisirs pendant la jeunesse, expliquerait-elle aux physiologistes et aux penseurs la brute expression de ce visage, la faiblesse de cerveau, l’attitude niaise de ce mercier. Sa sœur l’avait constamment empêché de se marier, en craignant peut-être de perdre son influence dans la maison, en voyant une cause de dépense et de ruine dans une femme infailliblement plus jeune et sans aucun doute moins laide qu’elle. La bêtise a deux manières d’être : elle se tait ou elle parle. La bêtise muette est supportable, mais la bêtise de Rogron était parleuse. Ce détaillant avait pris l’habitude de gourmander ses commis, de leur expliquer les minuties du commerce de la mercerie en demi-gros, en les ornant des plates plaisanteries qui constituent le bagout des boutiques. Ce mot, qui désignait autrefois l’esprit de repartie stéréotypée, a été détrôné par le mot soldatesque de blague, Rogron forcément écouté par un petit monde domestique, Rogron content de lui-même, avait fini par se faire une phraséologie à lui. Ce bavard se croyait orateur. La nécessité d’expliquer aux chalands ce qu’ils veulent, de sonder leurs désirs, de leur donner envie de ce qu’ils ne veulent pas, délie la langue du détaillant. Ce petit commerçant finit par avoir la faculté de débiter des phrases où les mots ne présentent aucune idée et qui ont du succès. Enfin, il explique aux chalands des procédés peu connus ; de là, lui vient je ne sais quelle supériorité momentanée sur sa pratique ; mais une fois sorti des mille et une explications que nécessitent ses mille et un articles, il est, relativement à la pensée, comme un poisson sur la paille et au soleil. Rogron et Sylvie, ces deux mécaniques subrepticement baptisées, n’avaient, ni en germe ni en action, les sentiments qui donnent au cœur sa vie propre. Aussi ces deux natures étaient-elles excessivement filandreuses et sèches, endurcies par le travail, par les privations, par le souvenir de leurs douleurs pendant un long et rude apprentissage. Ni l’un ni l’autre ils ne plaignaient aucun malheur. Ils étaient non pas implacables, mais intraitables à l’égard des gens embarrassés. Pour eux, la vertu, l’honneur, la loyauté, tous les sentiments humains consistaient à payer régulièrement ses billets. Tracassiers, sans âme et d’une économie sordide, le frère et la sœur jouissaient d’une horrible réputation dans le commerce de la rue Saint-Denis. Sans leurs relations avec Provins, où ils allaient trois fois par an aux époques où ils pouvaient fermer leur boutique pendant deux ou trois jours, ils eussent manqué de commis et de filles de boutique. Mais le père Rogron expédiait à ses enfants tous les malheureux voués au commerce par leurs parents, il faisait pour eux la traite des apprentis et des apprenties dans Provins, où il vantait par vanité la fortune de ses enfants. Chacun, appâté par la perspective de savoir sa fille ou son fils bien instruit et bien surveillé, par la chance de le voir succédant un jour aux fils Rogron, envoyait l’enfant qui le gênait au logis, dans une maison tenue par ces deux célibataires. Mais dès que l’apprenti et l’apprentie à cent écus de pension trouvaient moyen de quitter cette galère, ils s’enfuyaient avec un bonheur qui accroissait la terrible célébrité des Rogron. L’infatigable aubergiste leur découvrait toujours de nouvelles victimes. Depuis l’âge de quinze ans, Sylvie Rogron, habituée à se grimer pour la vente, avait deux masques : la physionomie aimable de la vendeuse, et la physionomie naturelle aux vieilles filles ratatinées. Sa physionomie acquise était d’une mimique merveilleuse : en elle tout souriait, sa voix devenue douce et pateline jetait un charme commercial à la pratique. Sa vraie figure était celle qui s’est montrée entre les deux persiennes entrebâillées, elle eût fait fuir le plus déterminé des Cosaques de 1815, qui cependant aimaient toute espèce de Françaises. Quand la lettre des Lorrain arriva, les Rogron, en deuil de leur père, avaient hérité de la maison à peu près volée à la grand-mère de Pierrette, puis des terres acquises par l’ancien aubergiste ; enfin de certains capitaux provenus de prêts usuraires hypothéqués sur des acquisitions faites par des paysans que le vieil ivrogne espérait exproprier. Leur inventaire annuel venait d’être terminé. Le fonds de la Sœur-de-Famille était payé. Les Rogron possédaient environ soixante mille francs de marchandises en magasin, une quarantaine de mille francs en caisse ou dans le portefeuille, et la valeur de leur fonds. Assis sur la banquette en velours d’Utrecht vert rayé de b****s unies, et plaquée dans une niche carrée derrière le comptoir, en face duquel se trouvait un comptoir semblable pour leur première demoiselle, le frère et la sœur se consultaient sur leurs intentions. Tout marchand aspire à la bourgeoisie. En réalisant leur fonds de commerce, le frère et la sœur devaient avoir environ cent cinquante mille francs, sans comprendre la succession paternelle. En plaçant sur le Grand-Livre les capitaux disponibles, chacun d’eux aurait trois ou quatre mille livres de rente, même en destinant à la restauration de la maison paternelle la valeur de leur fonds qui leur serait payé sans doute à terme. Ils pouvaient donc aller vivre ensemble à Provins dans une maison à eux. Leur première demoiselle était la fille d’un riche fermier de Donnemarie, chargé de neuf enfants ; il avait dû les pourvoir chacun d’un état, car sa fortune, divisée en neuf parts, était peu de chose pour chacun d’eux. En cinq années, ce fermier avait perdu sept de ses enfants ; cette première demoiselle était donc devenue un être si intéressant, que Rogron avait tenté, mais inutilement, d’en faire sa femme. Cette demoiselle manifestait pour son patron une aversion qui déconcertait toute manœuvre. D’ailleurs mademoiselle Sylvie s’y prêtait peu, s’opposait même au mariage de son frère, et voulait faire leur successeur d’une fille si rusée. Elle ajournait le mariage de Rogron après leur établissement à Provins. Personne, parmi les passants, ne peut comprendre le mobile des existences cryptogamiques de certains boutiquiers ; on les regarde, on se demande : – De quoi ? pourquoi vivent-ils ? que deviennent-ils ? d’où viennent-ils ? on se perd dans les riens en voulant se les expliquer. Pour découvrir le peu de poésie qui germe dans ces têtes et vivifie ces existences, il est nécessaire de les creuser ; mais on a bientôt trouvé le tuf sur lequel tout repose. Le boutiquier parisien se nourrit d’une espérance plus ou moins réalisable et sans laquelle il périrait évidemment : celui-ci rêve de bâtir ou d’administrer un Théâtre, celui-là tend aux honneurs de la Mairie ; tel a sa maison de campagne à trois lieues de Paris, un soi-disant parc où il plante des statues en plâtre colorié, où il dispose des jets d’eau qui ressemblent à un bout de fil et où il dépense des sommes folles ; tel autre rêve les commandements supérieurs de la garde nationale. Provins, ce paradis terrestre, excitait chez les deux merciers le fanatisme que toutes les jolies villes de France inspirent à leurs habitants. Disons-le à la gloire de la Champagne : cet amour est légitime. Provins, une des plus charmantes villes de France, rivalise le Frangistan et la vallée de Cachemire ; non seulement elle contient la poésie de Saadi, l’Homère de la Perse, mais encore elle offre des vertus pharmaceutiques à la Science médicale. Des Croisés rapportèrent les roses de Jéricho dans cette délicieuse vallée, où, par hasard, elles prirent des qualités nouvelles, sans rien perdre de leurs couleurs. Provins n’est pas seulement la Perse française, elle pourrait encore être Bade, Aix, Bath : elle a des eaux ! Voici le paysage revu d’année en année, qui, de temps en temps, apparaissait aux deux merciers sur le pavé boueux de la rue Saint-Denis.
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