Première histoire - Pierrette-2

2092 Words
La vielle demoiselle avança la tête hors de la fenêtre, leva la mansarde ses petits yeux d’un bleu pâle et froid. (PIERRETTE.) La mère de Pierrette était une demoiselle Auffray, de Provins, sœur consanguine de madame Rogron, mère des possesseurs actuels de cette maison. Marié d’abord à dix-huit ans, monsieur Auffray avait contracté vers soixante-neuf ans un second mariage. De son premier lit, était issue une fille unique assez laide et mariée dès l’âge de seize ans à un aubergiste de Provins nommé Rogron. De son second lit, le bonhomme Auffray eut encore une fille, mais charmante. Ainsi, par un effet assez bizarre, il y eut une énorme différence d’âge entre les deux filles de monsieur Auffray : celle du premier lit avait cinquante ans quand celle du second naissait. Lorsque son vieux père lui donnait une sœur, madame Rogron avait deux enfants majeurs. À dix-huit ans, la fille du vieillard amoureux fut mariée selon son inclination à un officier breton nommé Lorrain, capitaine dans la Garde impériale. L’amour rend souvent ambitieux. Le capitaine, qui voulut devenir promptement colonel, passa dans la Ligne. Pendant que le chef de bataillon et sa femme, assez heureux de la pension à eux faite par monsieur et madame Auffray, brillaient à Paris ou couraient en Allemagne au gré des batailles et des paix impériales, le vieil Auffray, ancien épicier de Provins, mourut à quatre – vingt-huit ans sans avoir eu le temps de faire aucune disposition testamentaire. La succession du bonhomme fut si bien manœuvrée par l’ancien aubergiste et par sa femme, qu’ils en absorbèrent la plus grande partie, et ne laissèrent à la veuve du bonhomme Auffray que la maison du défunt sur la petite place et quelques arpents de terre. Cette veuve, mère de la petite madame Lorrain, n’avait à la mort de son mari que trente-huit ans. Comme beaucoup de veuves, elle eut l’idée malsaine de se remarier. Elle vendit à sa belle-fille, la vieille madame Rogron, les terres et la maison qu’elle avait gagnées en vertu de son contrat de mariage, afin de pouvoir épouser un jeune médecin nommé Néraud, qui lui dévora sa fortune. Elle mourut de chagrin et dans la misère deux ans après. La part qui aurait pu revenir à madame Lorrain dans la succession Auffray disparut donc en grande partie, et se réduisit à environ huit mille francs. Le major Lorrain mourut sur le champ d’honneur à Montereau, laissant sa veuve chargée, à vingt et un ans, d’une petite fille de quatorze mois, sans autre fortune que la pension à laquelle elle avait droit et la succession à venir de monsieur et madame Lorrain, détaillants, à Pen-Hoël, bourg vendéen situé dans le pays appelé le Marais. Ces Lorrain, père et mère de l’officier mort, grand-père et grand-mère paternels de Pierrette Lorrain, vendaient le bois nécessaire aux constructions, des ardoises, des tuiles, des faîtières, des tuyaux, etc. Leur commerce, son incapacité, soit malheur, allait mal et leur fournissait à peine de quoi vivre. La faillite de la célèbre maison Collinet de Nantes, causée par les évènements de 1814, qui produisirent une baisse subite dans les denrées coloniales, venait de leur enlever vingt-quatre mille francs qu’ils y avaient déposés. Aussi leur belle-fille fut-elle bien reçue. La veuve du major apportait une pension de huit cents francs, somme énorme à Pen-Hoël. Les huit mille francs que son beau-frère et sa sœur Rogron lui envoyèrent après mille formalités entraînées par l’éloignement, elle les confia aux Lorrain, en prenant toutefois une hypothèque sur une petite maison qu’ils possédaient à Nantes, louée cent écus, et qui valait à peine dix mille francs. Madame Lorrain la jeune mourut trois ans après le second et fatal mariage de sa mère, en 1819, presque en même temps qu’elle. L’enfant du vieil Auffray et de sa jeune épouse était frêle, petite et malingre ; l’air humide du Marais lui fut contraire. La famille de son mari lui persuada pour la garder que, dans aucun autre endroit du monde, elle ne trouverait un pays plus sain ni plus agréable que le Marais, témoin des exploits de Charette. Elle fut si bien dorlotée, soignée, cajolée, que cette mort fit le plus grand honneur aux Lorrain. Quelques personnes prétendent que Brigaut, un ancien Vendéen, un de ces hommes de fer qui avaient servi sous Charette, sous Mercier, sous le marquis de Montauran et sous le baron du Guénic dans les guerres contre la République, était pour beaucoup dans la résignation de madame Lorrain la jeune. S’il en fut ainsi, certes ce serait d’une âme excessivement aimante et dévouée. Tout Pen-Hoël voyait d’ailleurs Brigaut, nommé respectueusement le major, grade qu’il avait eu dans les armées catholiques, passant ses journées et ses soirées dans la salle auprès de la veuve du major impérial. Vers les derniers temps, le curé de Pen-Hoël s’était permis quelques représentations à la vieille dame Lorrain : il l’avait priée de décider sa belle-fille à épouser Brigaut, en promettant de faire nommer le major juge de paix du canton de Pen-Hoël par la protection du vicomte de Kergarouët. La mort de la pauvre jeune femme rendit la proposition inutile. Pierrette resta chez ses grands-parents, qui lui devaient quatre cents francs d’intérêt par an, naturellement appliqués à son entretien. Ces vieilles gens, de plus en plus impropres au commerce, curent un concurrent actif et ingénieux contre lequel ils disaient des injures sans rien tenter pour se défendre. Le major, leur conseil et leur ami, mourut six mois après son amie, peut-être de douleur et peut-être de ses blessures : il en avait reçu vingt-sept. En bon commerçant, le mauvais voisin voulut ruiner ses adversaires afin d’éteindre toute concurrence. Il fit prêter de l’argent aux Lorrain sur leur signature, en prévoyant qu’ils ne pourraient rembourser, et les força dans leurs vieux jours à déposer leur bilan. L’hypothèque de Pierrette fut primée par l’hypothèque légale de sa grand-mère, qui s’en tint à ses droits pour conserver un morceau de pain à son mari. La maison de Nantes fut vendue neuf mille cinq cents francs, et il y eut pour quinze cents francs de frais. Les huit mille francs restant revinrent à madame Lorrain, qui les plaça sur hypothèque afin de pouvoir vivre à Nantes dans une espèce de béguinage semblable à celui de Sainte-Périne de Paris et nommé Saint-Jacques, où ces deux vieillards eurent le vivre et le couvert moyennant une modique pension. Dans l’impossibilité de garder avec eux leur petite-fille ruinée, les vieux Lorrain se souvinrent de son oncle et de sa tante Rogron, auxquels ils écrivirent. Les Rogron de Provins étaient morts. La lettre des Lorrain aux Rogron semblait donc devoir être perdue. Mais, si quelque chose ici-bas peut suppléer la Providence, n’est-ce pas la Poste aux lettres ? L’esprit de la Poste, incomparablement au-dessus de l’esprit public, qui ne rapporte pas d’ailleurs autant, dépasse en invention l’esprit des plus habiles romanciers. Quand la Poste possède une lettre, valant pour elle de trois à dix sous, sans trouver immédiatement celui ou celle à qui elle doit la remettre, elle déploie une sollicitude financière dont l’analogue ne se rencontre que chez les créanciers les plus intrépides. La Poste va, vient, furette dans les 86 départements. Les difficultés surexcitent le génie des employés, qui souvent sont des gens de lettres, et qui se mettent alors à la recherche de l’inconnu avec l’ardeur des mathématiciens du Bureau des Longitudes : ils fouillent tout le royaume. À la moindre lueur d’espérance, les bureaux de Paris se remettent en mouvement. Souvent il vous arrive de rester stupéfait en reconnaissant les gribouillages qui zèbrent le dos et le ventre de la lettre, glorieuses attestations de la persistance administrative avec laquelle la Poste s’est remuée. Si un homme entreprenait ce que la Poste vient d’accomplir, il aurait perdu dix mille francs en voyages, en temps, en argent, pour recouvrer douze sous. La Poste a décidément encore plus d’esprit qu’elle n’en porte. La lettre des Lorrain, adressée à monsieur Rogron de Provins, décédé depuis une année, fut envoyée par la Poste à monsieur Rogron, son fils, mercier, rue Saint-Dénis, à Paris. En ceci éclate l’esprit de la Poste. Un héritier est toujours plus ou moins tourmenté de savoir s’il a bien tout ramassé d’une succession, s’il n’a pas oublié des créances ou des guenilles. Le Fisc devine tout, même les caractères. Une lettre adressée au vieux Rogron de Provins mort devait piquer la curiosité de Rogron fils, à Paris, ou de mademoiselle Rogron, sa sœur, ses héritiers. Aussi le Fisc eut-il ses soixante centimes. Les Rogron, vers lesquels les vieux Lorrain, au désespoir de se séparer de leur petite-fille, tendaient des mains suppliantes, devaient donc être les arbitres de la destinée de Pierrette Lorrain. Il est alors indispensable d’expliquer leurs antécédents et leur caractère. Le père Rogron, cet aubergiste de Provins à qui le vieil Auffray avait donné la fille de son premier lit, était un personnage à figure enflammée, à nez veineux, et sur les joues duquel Bacchus avait appliqué ses pampres rougis et bulbeux. Quoique gros, court et ventripotent, à jambes grasses et à mains épaisses, il était doué de la finesse des aubergistes de Suisse, auxquels il ressemblait. Sa figure représentait vaguement un vaste vignoble grêlé. Certes, il n’était pas beau, mais sa femme lui ressemblait. Jamais couple ne fut mieux assorti. Rogron aimait la bonne chère et à se faire servir par de jolies filles. Il appartenait à la secte des égoïstes dont l’allure est brutale, qui s’adonnent à leurs vices et font leurs volontés à la face d’Israël. Avide, intéressé, peu délicat, obligé de pourvoir à ses fantaisies, il mangea ses gains jusqu’au jour où les dents lui manquèrent. L’avarice resta. Sur ses vieux jours, il vendit son auberge, ramassa, comme on l’a vu, presque toute la succession de son beau-père, et se retira dans la petite maison de la place, achetée pour un morceau de pain à la veuve du père Auffray, la grand-mère de Pierrette. Rogron et sa femme possédaient environ deux mille francs de rente, provenant de la location de vingt-sept pièces de terre situées autour de Provins, et les intérêts du prix de leur auberge, vendue vingt mille francs. La maison du bonhomme Auffray, quoique en fort mauvais état, fut habitée telle quelle par ces anciens aubergistes qui se gardèrent, comme de la peste, d’y loucher : les vieux rats aiment les lézardes et les ruines. L’ancien aubergiste, qui prit goût au jardinage, employa ses économies à l’augmentation du jardin ; il le poussa jusqu’au bord de la rivière, il en fit un carré long, encaissé entre deux murailles et terminé par un empierrement où la nature aquatique, abandonnée à elle-même, déployait les richesses de sa Flore. Au début de leur mariage, ces Rogron avaient eu de deux en deux ans, une fille et un fils : tout dégénère, leurs enfants furent affreux. Mis en nourrice à la campagne et à bas prix, ces malheureux enfants revinrent avec l’horrible éducation du village, ayant crié longtemps et souvent après le sein de leur nourrice qui allait aux champs, et qui, pendant ce temps, les enfermait dans une de ces chambres noires, humides et basses qui servent d’habitation au paysan français. À ce métier, les traits de ces enfants grossirent, leur voix s’altéra ; ils nattèrent médiocrement l’amour-propre de la mère, qui tenta de les corriger de leurs mauvaises habitudes par une rigueur que celle du père convertissait en tendresse. On les laissa courailler dans les cours, écuries et dépendances de l’auberge, ou trotter par la ville ; on les fouettait quelquefois ; quelquefois on les envoyait chez leur grand-père Auffray, qui les aimait très peu. Cette injustice fut une des raisons qui encouragèrent les Rogron à se faire une large part dans la succession de ce vieux scélérat. Cependant le père Rogron mit son fils à l’École, il lui acheta un homme, un de ses charretiers, afin de le sauver de la Réquisition. Dès que sa fille Sylvie eut treize ans, il la dirigea sur Paris en qualité d’apprentie dans une maison de commerce. Deux ans après, il expédia son fils Jérôme-Denis par la même voie. Quand ses amis, ses compères les rouliers ou ses habitués lui demandaient ce qu’il comptait faire de ses enfants, le père Rogron expliquait son système avec une brièveté qui avait, sur celui de la plupart des pères, le mérite de la franchise. – Quand ils seront en âge de me comprendre, je leur donnerai un coup de pied, vous savez où ? en leur disant : « Va faire fortune ! » répondait-il en buvant ou s’essuyant les lèvres du revers de sa main. Puis il regardait son interlocuteur en clignant les yeux d’un air fin : – Eh ! eh ! ils ne sont pas plus bêtes que moi, ajoutait-il. Mon père m’a donné trois coups de pied, je ne leur en donnerai qu’un ; il m’a mis un louis dans la main, je leur en mettrai dix ; ils seront donc plus heureux que moi. Voilà la bonne manière. Eh ! bien, après moi, ce qui restera, restera ; les notaires sauront bien le leur trouver. Ce serait drôle de se gêner pour ses enfants !… Les miens me doivent la vie, je les ai nourris, je ne leur demande rien ; ils ne sont pas quittes, eh ! voisin ? J’ai commencé par être charretier, et ça ne m’a pas empêché d’épouser la fille à ce vieux scélérat de père Auffray.
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