II-3

2453 Words
– Eh ! j’avais pris une assurance sur la tête de Berthe. N’est-ce pas vous, madame, qui, au quatrième versement, vous êtes servie de l’argent pour faire recouvrir le meuble du salon ? Et, depuis, vous avez même négocié les primes versées. – Certes ! puisque vous nous laissez mourir de faim... Ah ! vous pourrez bien vous mordre les doigts, si vos filles coiffent sainte Catherine. – Me mordre les doigts !... Mais, tonnerre de Dieu ! c’est vous qui mettez les maris en fuite, avec vos toilettes et vos soirées ridicules ! Jamais M. Josserand n’était allé si loin. Mme Josserand, suffoquée, bégayait les mots : « Moi, moi, ridicule ! » lorsque la porte s’ouvrit : Hortense et Berthe revenaient, en jupon et en camisole, dépeignées, les pieds dans des savates. – Ah bien ! ce qu’il fait froid, chez nous ! dit Berthe en grelottant. Ça vous gèle les morceaux dans la bouche... Ici, au moins, il y a du feu, ce soir. Et toutes deux traînèrent des chaises, s’assirent contre le poêle, qui gardait un reste de tiédeur. Hortense tenait du bout des doigts son os de lapin, qu’elle épluchait savamment. Berthe trempait des mouillettes dans son verre de sirop. D’ailleurs, les parents, lancés, ne parurent pas même s’apercevoir de leur entrée. Ils continuèrent. – Ridicule, ridicule, monsieur !... Je ne le serai plus, ridicule ! Je veux qu’on me coupe la tête, si j’use encore une paire de gants pour les marier... À votre tour ! Et tâchez de n’être pas plus ridicule que moi ! – Parbleu ! madame, maintenant que vous les avez promenées et compromises partout ! Mariez-les, ne les mariez pas, je m’en fiche ! – Je m’en fiche plus encore, monsieur Josserand ! Je m’en fiche tellement, que je vais les flanquer à la rue, si vous me poussez davantage. Pour peu que le cœur vous en dise, vous pouvez même les suivre, la porte est ouverte... Ah ! Seigneur ! quel débarras ! Ces demoiselles écoutaient tranquillement, habituées à ces explications vives. Elles mangeaient toujours, leur camisole tombée des épaules, frottant doucement leur peau nue contre la faïence tiède du poêle ; et elles étaient charmantes de jeunesse, dans ce débraillé, avec leur faim goulue et leurs gros yeux de sommeil. – Vous avez bien tort de vous disputer, dit enfin Hortense, la bouche pleine. Maman se fait du mauvais sang, et papa sera encore malade demain, à son bureau... Il me semble que nous sommes assez grandes pour nous marier toutes seules. Ce fut une diversion. Le père, à bout de force, feignit de se remettre à ses b****s ; et il restait le nez sur le papier, ne pouvant écrire, les mains agitées d’un tremblement. Cependant, la mère, qui tournait dans la pièce comme une bonne lâchée, s’était plantée devant Hortense. – Si tu parles pour toi, cria-t-elle, tu es joliment godiche !... Jamais ton Verdier ne t’épousera. – Ça, c’est mon affaire, répondit carrément la jeune fille. Après avoir refusé avec mépris cinq ou six prétendants, un petit employé, le fils d’un tailleur, d’autres garçons qu’elle trouvait sans avenir, elle s’était décidée pour un avocat, rencontré chez les Dambreville et âgé déjà de quarante ans. Elle le jugeait très fort, destiné à une grande fortune. Mais le malheur était que Verdier vivait depuis quinze ans avec une maîtresse, qui passait même pour sa femme, dans leur quartier. Du reste, elle le savait et ne s’en montrait pas autrement inquiète. – Mon enfant, dit le père en levant de nouveau la tête, je t’avais priée de ne pas songer à ce mariage... Tu connais la situation. Elle s’arrêta de s***r son os, et d’un air d’impatience : – Après ?... Verdier m’a promis de la lâcher. C’est une dinde. – Hortense, tu as tort de parler de la sorte... Et si ce garçon te lâche aussi, un jour, pour retourner avec celle que tu lui auras fait quitter ? – Ça, c’est mon affaire, répéta la jeune fille de sa voix brève. Berthe écoutait, au courant de cette histoire, dont elle discutait journellement les éventualités avec sa sœur. D’ailleurs, comme son père, elle était pour la pauvre femme, qu’on parlait de mettre à la rue, après quinze ans de ménage. Mais Mme Josserand intervint. – Laissez donc ! ces malheureuses finissent toujours par retourner au ruisseau. Seulement, c’est Verdier qui n’aura jamais la force de s’en séparer... Il te fait aller, ma chère. À ta place, je ne l’attendrais pas une seconde, je tâcherais d’en trouver un autre. La voix d’Hortense devint plus aigre, tandis que deux taches livides lui montaient aux joues. – Maman, tu sais comment je suis... Je le veux et je l’aurai. Jamais je n’en épouserai un autre, quand je devrais l’attendre cent ans. La mère haussa les épaules. – Et tu traites les autres de dindes ! Mais la jeune fille s’était levée, frémissante. – Hein ? ne tombe pas sur moi ! cria-t-elle. J’ai fini mon lapin, j’aime mieux aller me coucher... Puisque tu n’arrives pas à nous marier, il faut bien nous permettre de le faire à notre guise. Et elle se retira, elle referma violemment la porte. Mme Josserand s’était tournée avec majesté vers son mari. Elle eut ce mot profond : – Voilà, monsieur, comment vous les avez élevées ! M. Josserand ne protesta pas, occupé à se cribler un ongle de petits points d’encre, en attendant de pouvoir écrire. Berthe, qui avait achevé son pain, trempait un doigt dans le verre, pour finir son sirop. Elle était bien, le dos brûlant, et ne se pressait pas, peu désireuse d’aller supporter, dans leur chambre, l’humeur querelleuse de sa sœur. – Ah ! c’est la récompense ! continua Mme Josserand, en reprenant sa promenade à travers la salle à manger. Pendant vingt ans, on s’échine autour de ces demoiselles, on se met sur la paille pour en faire des femmes distinguées, et elles ne vous donnent seulement pas la satisfaction de les marier à votre goût... Encore si on leur avait refusé quelque chose ! mais je n’ai jamais gardé un centime, rognant sur mes toilettes, les habillant comme si nous avions eu cinquante mille francs de rente... Non, vraiment, c’est trop bête ! Lorsque ces mâtines-là vous ont une éducation soignée, juste ce qu’il faut de religion, des airs de filles riches, elles vous lâchent, elles parlent d’épouser des avocats, des aventuriers qui vivent dans la débauche ! Elle s’arrêta devant Berthe, et, la menaçant du doigt : – Toi, si tu tournes comme ta sœur, tu auras affaire à moi. Puis, elle recommença à piétiner, parlant pour elle, sautant d’une idée à une autre, se contredisant avec une carrure de femme qui a toujours raison. – J’ai fait ce que j’ai dû faire, et ce serait à refaire que je le referais... Dans la vie, il n’y a que les plus honteux qui perdent. L’argent est l’argent : quand on n’en a pas, le plus court est de se coucher. Moi, lorsque j’ai eu vingt sous, j’ai toujours dit que j’en avais quarante ; car toute la sagesse est là, il vaut mieux faire envie que pitié... On a beau avoir reçu de l’instruction, si l’on n’est pas bien mis, les gens vous méprisent. Ce n’est pas juste, mais c’est ainsi... Je porterais plutôt des jupons sales qu’une robe d’indienne. Mangez des pommes de terre, mais ayez un poulet, quand vous avez du monde à dîner... Et ceux qui disent le contraire sont des imbéciles ! Elle regardait fixement son mari, auquel ces dernières pensées s’adressaient. Celui-ci, épuisé, refusant une nouvelle bataille, eut la lâcheté de déclarer : – C’est bien vrai, il n’y a que l’argent aujourd’hui. – Tu entends, reprit Mme Josserand en revenant sur sa fille. Marche droit et tâche de nous donner des satisfactions... Comment as-tu encore raté ce mariage ? Berthe comprit que son tour était venu. – Je ne sais pas, maman, murmura-t-elle. – Un sous-chef de bureau, continuait la mère ; pas trente ans, un avenir superbe. Tous les mois, ça vous apporte son argent ; c’est solide, il n’y a que ça... Tu as encore fait quelque bêtise, comme avec les autres ? – Je t’assure que non, maman... Il se sera renseigné, il aura su que je n’avais pas le sou. Mais Mme Josserand se récriait. – Et la dot que ton oncle doit te donner ! Tout le monde la connaît, cette dot... Non, il y a autre chose, il a rompu trop brusquement... En dansant, vous avez passé dans le petit salon. Berthe se troubla. – Oui, maman... Et même, comme nous étions seuls, il a voulu de vilaines choses, il m’a embrassée, en m’empoignant comme ça. Alors, j’ai eu peur, je l’ai poussé contre un meuble... Sa mère l’interrompit, reprise de fureur. – Poussé contre un meuble, ah ! la malheureuse, poussé contre un meuble ! – Mais, maman, il me tenait... – Après ?... Il vous tenait, la belle affaire ! Mettez donc ces cruches-là en pension ! Qu’est-ce qu’on vous apprend, dites ! Un flot de sang avait envahi les épaules et les joues de la jeune fille. Des larmes lui montaient aux yeux, dans une confusion de vierge violentée. – Ce n’est pas ma faute, il avait l’air si méchant... Moi, j’ignore ce qu’il faut faire. – Ce qu’il faut faire ! elle demande ce qu’il faut faire !... Eh ! ne vous ai-je pas dit cent fois le ridicule de vos effarouchements. Vous êtes appelée à vivre dans le monde. Quand un homme est brutal, c’est qu’il vous aime, et il y a toujours moyen de le remettre à sa place d’une façon gentille... Pour un b****r, derrière une porte ! en vérité, est-ce que vous devriez nous parler de ça, à nous, vos parents ? Et vous poussez les gens contre un meuble, et vous ratez des mariages ! Elle prit un air doctoral, elle continua : – C’est fini, je désespère, vous êtes stupide, ma fille... Il faudrait tout vous seriner, et cela devient gênant. Puisque vous n’avez pas de fortune, comprenez donc que vous devez prendre les hommes par autre chose. On est aimable, on a des yeux tendres, on oublie sa main, on permet les enfantillages, sans en avoir l’air ; enfin, on pêche un mari... Si vous croyez que ça vous arrange les yeux, de pleurer comme une bête ! Berthe sanglotait. – Vous m’agacez, ne pleurez donc plus... Monsieur Josserand, ordonnez donc à votre fille de ne pas s’abîmer le visage à pleurer ainsi. Ce sera le comble, si elle devient laide ! – Mon enfant, dit le père, sois raisonnable, écoute ta mère qui est de bon conseil. Il ne faut pas t’enlaidir, ma chérie. – Et ce qui m’irrite, c’est qu’elle n’est pas trop mal, quand elle veut, reprit Mme Josserand. Voyons, essuie tes yeux, regarde-moi comme si j’étais un monsieur en train de te faire la cour... Tu souris, tu laisses tomber ton éventail, pour que le monsieur, en le ramassant, effleure tes doigts... Ce n’est pas ça. Tu te rengorges, tu as l’air d’une poule malade... Renverse donc la tête, dégage ton cou : il est assez jeune pour que tu le montres. – Alors, comme ça, maman ? – Oui, c’est mieux... Et ne sois pas raide, aie la taille souple. Les hommes n’aiment pas les planches... Surtout, s’ils vont trop loin, ne fais pas la niaise. Un homme qui va trop loin est flambé, ma chère. Deux heures sonnaient à la pendule du salon ; et, dans l’excitation de cette veille prolongée, dans son désir devenu furieux d’un mariage immédiat, la mère s’oubliait à penser tout haut, tournant et retournant sa fille comme une poupée de carton. Celle-ci, molle, sans volonté, s’abandonnait ; mais elle avait le cœur très gros, une peur et une honte la serraient à la gorge. Brusquement, au milieu d’un rire perlé que sa mère la forçait à essayer, elle éclata en sanglots, le visage bouleversé, balbutiant : – Non ! non ! ça me fait de la peine ! Mme Josserand demeura une seconde outrée et stupéfaite. Depuis sa sortie de chez les Dambreville, sa main était chaude, il y avait des claques dans l’air. Alors, à toute volée, elle gifla Berthe. – Tiens ! tu m’embêtes à la fin... ! Quel pot ! Ma parole, les hommes ont raison ! Dans la secousse, son Lamartine, qu’elle ne lâchait pas, était tombé. Elle le ramassa, l’essuya, et sans ajouter une parole, traînant royalement sa robe de bal, elle passa dans la chambre à coucher. – Ça devait finir par là, murmura M. Josserand, qui n’osa pas retenir sa fille, partie, elle aussi, en se tenant la joue et en pleurant plus fort. Mais, comme Berthe traversait l’antichambre à tâtons, elle trouva levé son frère Saturnin, qui écoutait, pieds nus. Saturnin était un grand garçon de vingt-cinq ans, dégingandé, aux yeux étranges, resté enfant à la suite d’une fièvre cérébrale. Sans être fou, il terrifiait la maison par des crises de violence aveugle, lorsqu’on le contrariait. Seule, Berthe le domptait d’un regard. Il l’avait soignée, gamine encore, pendant une longue maladie, obéissant comme un chien à ses caprices de petite fille souffrante ; et, depuis qu’il l’avait sauvée, il s’était pris pour elle d’une adoration où il entrait de tous les amours. – Elle t’a encore battue ? demanda-t-il d’une voix basse et ardente. Berthe, inquiète de le rencontrer là, essaya de le renvoyer. – Va te coucher, ça ne te regarde pas. – Si, ça me regarde. Je ne veux pas qu’elle te batte, moi !... Elle m’a réveillé, tant elle criait... Qu’elle ne recommence pas, ou je cogne ! Alors, elle lui saisit les poignets et lui parla comme à une bête révoltée. Il se soumit tout de suite, il bégaya avec des larmes de petit garçon : – Ça te fait bien du mal, n’est-ce pas ?... Où est ton mal, que je le b***e ? Et, ayant trouvé sa joue, dans l’obscurité, il la baisa, il la mouilla de ses pleurs, en répétant : – C’est guéri, c’est guéri. Cependant, M. Josserand, resté seul, avait laissé tomber sa plume, le cœur trop gonflé de chagrin. Au bout de quelques minutes, il se leva pour aller doucement écouter aux portes. Mme Josserand ronflait. Dans la chambre de ses filles, on ne pleurait pas. L’appartement était noir et paisible. Alors, il revint, un peu soulagé. Il arrangea la lampe qui charbonnait, et recommença mécaniquement à écrire. Deux grosses larmes, qu’il ne sentait point, roulèrent sur les b****s, dans le silence solennel de la maison endormie.
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