– Foster m’a mal compris, milady, répondit Varney. C’est de votre noble époux, de mon respectable seigneur, que je désire vous parler, mais ce n’est pas de sa part.
– Soit que vous me parliez de milord ou de sa part, monsieur, ce sujet d’entretien ne peut que m’être agréable. Mais soyez bref, car il peut arriver d’un instant à l’autre.
– Je vous parlerai donc, madame, avec autant de brièveté que de courage, car le sujet dont j’ai à vous entretenir exige l’un et l’autre. Vous avez vu Tressilian aujourd’hui ?
– Oui, monsieur. Quelles conclusions en tirez-vous ?
– Aucune, madame. Mais croyez-vous que milord l’apprenne avec la même tranquillité d’âme ?
– Et pourquoi non ? Ce n’est que pour moi que la visite de Tressilian a été embarrassante et pénible, car il m’a appris la maladie de mon père.
– De votre père, madame ! Cette maladie a donc été bien subite, car le messager que je lui ai dépêché par ordre de milord a trouvé le digne chevalier occupé à chasser, monté sur son palefroi, et animant ses chiens par ses cris joyeux, suivant son usage. Je suis convaincu que Tressilian a inventé cette nouvelle. Vous savez qu’il a ses raisons pour vouloir troubler le bonheur dont vous jouissez.
– Vous lui faites injustice, M. Varney, répondit la comtesse avec vivacité. C’est l’homme le plus franc, le plus vrai, le plus loyal qui soit au monde. À l’exception de mon honorable époux, je ne connais personne qui ne soit plus ennemi du mensonge que Tressilian.
– Pardon, madame, je n’avais pas dessein d’être injuste envers lui. Je ne savais pas que vous preniez à lui un intérêt si vif. On peut, en certaines circonstances, farder un peu la vérité, dans une vue honnête et légitime ; car, s’il fallait la dire toujours et en toute occasion, il n’y aurait pas moyen de vivre dans ce monde.
– Vous avez la conscience d’un courtisan, M. Varney, et je crois qu’un excès de véracité ne nuira jamais à votre avancement dans le monde, tel qu’il est. Mais, quant à Tressilian, je dois lui rendre justice, car j’ai eu des torts envers lui, et personne ne le sait mieux que vous. Sa conscience est d’une autre trempe que la vôtre. Le monde dont vous parlez n’offre aucun attrait capable de le détourner du chemin de la vérité et de l’honneur ; et quand on l’y verra porter une renommée souillée, la noble hermine ira se tapir dans la tanière du sale putois. C’est pour cela que mon père l’aimait, que je l’aurais aimé si je l’avais pu. Cependant, n’étant instruit ni de mon mariage ni du nom de mon époux, il croyait avoir de si puissantes raisons pour me tirer d’ici, que je me flatte qu’il a beaucoup exagéré l’indisposition de mon père, et j’aime à croire aux nouvelles que vous m’en donnez.
– Soyez certaine qu’elles sont vraies, madame. Je ne prétends pas être le champion à outrance de cette vertu toute nue qu’on appelle vérité. Je consens qu’on voile un peu ses charmes, quand ce ne serait que par amour pour la décence. Mais vous avez une opinion un peu trop désavantageuse de la tête et du cœur d’un homme que votre noble époux honore du titre de son ami, si vous supposez que je viens volontairement et sans nécessité vous faire un mensonge qui serait sitôt découvert sur un sujet dans lequel votre bonheur est intéressé.
– Je sais que milord vous estime, M. Varney, et qu’il vous regarde comme un pilote fidèle et expérimenté dans ces mers sur lesquelles il se hasarde avec tant de hardiesse et de courage. Mais tout en justifiant Tressilian, je ne veux pas que vous supposiez que je pense mal de vous. Je suis simple comme toute fille élevée à la campagne, vous le savez ; je préfère la vérité à tous les compliments du monde : mais, en changeant de condition, il faudra que je change d’habitudes, je présume.
– Cela est vrai, madame, dit Varney en souriant ; et quoique vous parliez maintenant en plaisantant, il ne serait pas mal de faire une application sérieuse de ce que vous venez de dire. Une dame de la cour, supposez la plus noble, la plus vertueuse, la plus irréprochable de toutes celles qui entourent le trône de notre reine ; une dame de la cour, dis-je, se serait bien gardée, par exemple, de dire la vérité, ou ce qu’elle aurait cru la vérité, pour faire l’éloge d’un amant congédié devant le serviteur et le confident de son noble époux.
– Et pourquoi, dit la comtesse rougissant d’impatience, pourquoi ne rendrais-je pas justice au mérite de Tressilian devant l’ami de mon époux, devant mon époux lui-même, devant le monde entier ?
– Et cette milady, avec la même franchise, dira ce soir à milord que Tressilian a découvert sa retraite, qu’on a cherché avec tant de soin à cacher à tous les yeux, et qu’il a eu un entretien avec elle ?
– Sans doute. Ce sera la première chose que je lui dirai, en lui répétant jusqu’au dernier mot tout ce que Tressilian m’a dit, et tout ce que je lui ai répondu. Ce sera à ma honte que je parlerai ainsi ; car les reproches de Tressilian, quoique moins justes qu’il ne les croyait, n’étaient pas tout à fait sans fondement. Je souffrirai donc en lui faisant ce récit, mais je le lui ferai tout entier.
– Milady fera ce qu’elle jugera convenable : mais il me semble que, puisque rien n’exige ce franc aveu, il vaudrait autant vous épargner ce que vous appelez une honte et des souffrances, sauver des inquiétudes à milord, et épargner à M. Tressilian, puisque son nom doit être prononcé dans cette affaire, le danger qui en est la conséquence probable.
– Admettre cette conséquence, dit la comtesse avec sang-froid, ce serait supposer à milord des sentiments indignes de son noble cœur.
– Loin de moi une telle pensée, dit Varney ; et après un moment de silence, il ajouta avec un air de franchise en partie réel et en partie affecté, mais tout différent de sa manière ordinaire : – Eh bien, madame, je vous prouverai qu’un courtisan ose dire la vérité comme un autre, quand il s’agit de l’intérêt de ceux qu’il honore et qu’il respecte, et quoiqu’il puisse en résulter quelque péril pour lui-même.
À ces mots il se tut, comme s’il eût attendu l’ordre ou du moins la permission de continuer ; mais la comtesse gardant le silence, il reprit la parole, en employant un véritable détour.
– Jetez les yeux autour de vous, madame, dit-il ; voyez les barrières dont cette place est entourée, le profond mystère avec lequel le joyau le plus brillant que possède l’Angleterre est soustrait à tous les regards ; songez avec quelle rigueur vos promenades sont circonscrites, tous vos mouvements restreints au gré de la volonté d’un bourru, de ce grossier Foster ; réfléchissez à tout cela, et cherchez quelle peut en être la cause.
– Le bon plaisir de milord, dit la comtesse, et il est de mon devoir de ne pas en chercher d’autre.
– Son bon plaisir, il est vrai ; et ce bon plaisir a pour cause un amour digne de l’objet qui l’inspire. Mais celui qui possède un trésor et qui en connaît la valeur désire souvent, en proportion du prix qu’il y attache, le mettre à l’abri de l’atteinte des autres.
– Que signifie tout cela, M. Varney ? Voudriez-vous me faire croire que milord est jaloux ? Quand cela serait vrai, je connais un remède infaillible contre la jalousie.
– En vérité, madame !
– Sans doute. C’est de lui dire toujours la vérité, de lui ouvrir mon âme, et de lui faire connaître toutes mes pensées aussi fidèlement que cette glace réfléchit les objets, de sorte que lorsqu’il regardera dans mon cœur il n’y trouvera que sa propre image.
– Je n’ai plus rien à dire, madame ; et comme je n’ai nulle raison pour prendre un intérêt bien vif à Tressilian, qui m’arracherait volontiers la vie s’il le pouvait, je me consolerai facilement de ce qui pourra lui arriver d’après la franchise avec laquelle vous avez l’intention d’avouer qu’il a eu la hardiesse de se présenter en ces lieux, et de vous y parler. Vous qui connaissez sans doute milord beaucoup mieux que moi, vous jugerez s’il est homme à souffrir cette insulte sans la punir.
– Si je croyais, s’écria la comtesse, que je pusse causer quelque malheur à Tressilian, moi qui lui ai déjà occasionné tant de chagrins, bien certainement je pourrais me laisser déterminer à garder le silence. – Mais à quoi cela servirait-il, puisqu’il a été vu par Foster et par une autre personne ? Non, non, Varney, ne m’en parlez plus ; je dirai tout à milord, et je saurai excuser la folie de Tressilian de manière à disposer le cœur généreux de mon époux à le servir plutôt qu’à lui nuire.
– Votre jugement, milady, est de beaucoup supérieur au mien. D’ailleurs, vous pouvez essayer la glace avant de risquer d’y marcher. En nommant Tressilian devant milord, vous verrez quel effet ce nom produira sur lui. Quant à Foster et à son ami, ils ne connaissent Tressilian ni de vue ni de nom, et je puis aisément leur suggérer une excuse raisonnable pour justifier la présence d’un inconnu dans cette maison.
La comtesse réfléchit un instant. – S’il est vrai, dit-elle ensuite, que Foster ne sache pas que l’étranger qu’il a vu est Tressilian, j’avoue que je serais fâchée qu’il apprît ce qui ne le regarde en aucune manière. Il se comporte déjà avec assez d’autorité, et je ne me soucie de l’avoir ni pour juge ni pour conseiller privé de mes affaires.
– Quel droit a ce grossier valet d’être informé de ce qui vous concerne, milady ? il n’en a pas plus que le chien à la chaîne dans sa basse-cour. Mais s’il vous déplaît le moins du monde, j’ai assez de crédit pour le faire remplacer par un sénéchal qui vous soit plus agréable.
– Changeons d’entretien, M. Varney ; quand j’aurai quelque plainte à porter contre quelqu’un de ceux que milord a placés près moi, ce sera à lui-même que je les adresserai. Chut ! j’entends un bruit de chevaux. – C’est lui ! c’est lui ! s’écria-t-elle en se levant d’un air transporté de joie.
– Je ne puis croire qu’il soit encore arrivé, dit Varney, et nul bruit ne peut pénétrer à travers des croisées si soigneusement fermées.
– Ne me retenez pas, Varney. Mon ouïe vaut mieux que la vôtre ; je suis sûre que c’est lui !
– Mais, milady ; mais, milady, s’écria Varney d’un ton inquiet en se plaçant entre elle et la porte, je me flatte que ce que je vous ai dit pour vous rendre service et par un humble sentiment de mes devoirs ne sera pas tourné contre moi ! J’espère que mes fidèles avis ne contribueront pas à ma ruine ; je vous supplie de…
– Soyez tranquille ; mais lâchez le pan de ma robe : vous êtes bien hardi de me retenir ! Soyez tranquille ; je ne pense pas à vous.
En ce moment la porte du salon s’ouvrit, et un homme d’un port majestueux, enveloppé dans les plis d’un long manteau de voyage, entra dans l’appartement.