Chapitre 1-3

1829 Words
Elle lui montra la race juive arrivée à l’heure des vengeances, race opprimée comme le peuple français avant la Révolution, et qui, maintenant, allait opprimer les autres par la puissance de l’or. Le marquis, sans foi religieuse, mais convaincu que l’idée de Dieu n’était qu’une idée législatrice, plus forte pour maintenir les sots, les ignorants et les timorés, que la simple idée de Justice, considérait les dogmes avec une indifférence respectueuse, et confondait dans une estime égale et sincère Confucius, Mahomet et Jésus-Christ. Donc le fait d’avoir crucifié celui-ci ne lui paraissait nullement comme une tare originelle, mais comme une grosse maladresse politique. Il suffit par conséquent de quelques semaines pour lui faire admirer le travail caché, incessant, tout-puissant des juifs persécutés partout. Et envisageant soudain avec d’autres yeux leur triomphe éclatant, il le considéra comme une juste réparation de leur longue humiliation. Il les vit maîtres des rois, qui sont maîtres des peuples, soutenant les trônes ou les laissant crouler, pouvant mettre en faillite une nation comme on fait pour un marchand de vin, fiers devant les princes devenus humbles et jetant leur or impur dans la cassette entrouverte des souverains les plus catholiques, qui les remerciaient par des titres de noblesse et des lignes de chemin de fer. Et il consentit au mariage de William Andermatt avec Christiane de Ravenel. Quant à elle, sous la pression insensible de M me Icardon, ancienne camarade de sa mère, devenue sa conseillère intime depuis la mort de la marquise, pression combinée avec celle de son père, et devant l’indifférence intéressée de son frère, elle consentit à épouser ce gros garçon très riche, qui n’était pas laid, mais qui ne lui plaisait guère, comme elle aurait consenti à passer un été dans un pays désagréable. Maintenant, elle le trouvait bon enfant, complaisant, pas bête, gentil dans l’intimité, mais elle se moquait souvent de lui avec Gontran, qui avait la reconnaissance perfide. Il lui disait : — Ton mari est plus rose et plus chauve que jamais. Il a l’air d’une fleur malade ou d’un cochon de lait qu’on aurait rasé. Où prend-il ces couleurs-là ? Elle répondit : — Je t’assure que je n’y suis pour rien. Il y a des jours où j’ai envie de le coller sur une boîte de dragées. Mais ils arrivaient devant l’établissement de bains. Deux hommes étaient assis sur des chaises de paille, le dos au mur, et fumant leurs pipes des deux côtés de la porte. Gontran dit : — Tiens, deux bons types. Regarde celui de droite, le bossu coiffé d’un bonnet grec ! C’est le père Printemps, ancien geôlier à Riom et devenu gardien, presque directeur de l’établissement d’Enval. Pour lui, rien n’est changé, et il gouverne les malades comme ses anciens détenus. Les baigneurs sont toujours des prisonniers, les cabines de bain sont des cellules, la salle des douches un cachot, et l’endroit où le docteur Bonnefille pratique les lavages de l’estomac au moyen de la sonde Baraduc, une salle de tortures mystérieuse. Il ne salue aucun homme en vertu de ce principe que tous les condamnés sont des êtres méprisables. Il traite les femmes avec beaucoup plus de considération, par exemple, considération mêlée d’étonnement, car il n’en avait pas sous sa garde dans la prison de Riom. Cette retraite n’étant destinée qu’aux mâles, il n’a pas encore l’habitude de parler aux personnes du s**e. – L’autre, c’est le caissier. Je te défie de lui faire écrire ton nom ; tu vas voir. Et Gontran, s’adressant à l’homme de gauche, articula lentement : — Monsieur Séminois, voici ma sœur, M me Andermatt, qui désire un a********t de douze bains. Le caissier, très grand, très maigre, l’air très pauvre, se leva, entra dans son bureau, situé en face du cabinet du médecin inspecteur, ouvrit son livre et demanda : — Quel nom ? — Andermatt. — Vous dites ? — Andermatt. — Comment épelez-vous ? — A-n-d-e-r-m-a-t-t. — Très bien. Et il écrivit lentement. Lorsqu’il eut fini, Gontran demanda : — Veuillez me relire le nom de ma sœur ? — Oui, monsieur. M me Anterpat. Christiane, riant aux larmes, paya ses cachets, puis demanda : — Qu’est-ce qu’on entend là-haut ? Gontran la prit par le bras : — Viens voir. Des voix furieuses arrivaient par l’escalier. Ils montèrent, ouvrirent une porte et aperçurent une grande salle de café avec un billard au milieu. Des deux côtés de ce billard, deux hommes en manches de chemise, une queue de bois à la main, s’invectivaient avec fureur. — Dix-huit. — Dix-sept. — Je vous dis que j’en ai dix-huit. — Ça n’est pas vrai, vous n’en avez que dix-sept. C’était le directeur du Casino, M. Petrus Martel, de l’Odéon, qui faisait sa partie ordinaire avec le comique de sa troupe, M. Lapalme, du Grand-Théâtre de Bordeaux. Petrus Martel, dont le ventre puissant et mou ballottait sous sa chemise au-dessus du pantalon attaché on ne sait comment, après avoir été cabotin en divers lieux avait pris le gouvernement du Casino d’Enval et passait ses journées à boire les consommations destinées aux baigneurs. Il portait une immense moustache d’officier, trempée du matin au soir dans l’écume des bocks et le sirop poisseux des liqueurs ; et il avait déterminé, chez le vieux comique recruté par lui, une passion immodérée pour le billard. À peine levés, ils se mettaient à leur partie, s’injuriaient, se menaçaient, effaçaient les points, recommençaient, prenaient à peine le temps de déjeuner et ne toléraient pas que deux clients vinssent les chasser de leur tapis vert. Ils avaient donc fait fuir tout le monde, et ne trouvaient point la vie désagréable, bien que la faillite attendît Petrus Martel en fin de saison. La caissière, accablée, regardait du matin au soir cette partie interminable, écoutait du matin au soir cette discussion sans fin, et portait du matin au soir des chopes ou des petits verres aux deux joueurs infatigables. Mais Gontran entraîna sa sœur : — Viens dans le parc. C’est plus frais. Au bout de l’établissement, ils aperçurent soudain l’orchestre sous un kiosque chinois. Un jeune homme blond, jouant du violon avec frénésie, gouvernait, au moyen de la tête, de ses cheveux agités en mesure, de tout son torse, ployé, redressé, balancé à gauche et à droite comme un bâton de chef d’orchestre, trois musiciens singuliers assis en face de lui. C’était le maestro Saint-Landri. Lui et ses aides, un pianiste dont l’instrument, monté sur roulettes, était brouetté chaque matin du vestibule des bains au kiosque, un flûtiste énorme, qui avait l’air de s***r une allumette en la chatouillant de ses gros doigts bouffis, et une contrebasse d’aspect phtisique, produisaient avec beaucoup de fatigue cette imitation parfaite d’un mauvais orgue de Barbarie, qui avait surpris Christiane dans les rues du village. Comme elle s’arrêtait à les contempler, un monsieur salua son frère. — Bonjour, mon cher Comte. — Bonjour, docteur. Et Gontran présenta : — Ma sœur, – monsieur le docteur Honorat. Elle put à peine retenir sa gaieté, en face de ce troisième médecin. Il salua et complimenta : — J’espère que Madame n’est pas malade ? — Si. Un peu. Il n’insista point et changea de conversation. — Vous savez, mon cher Comte, que vous aurez tantôt un spectacle des plus intéressants à l’entrée du pays. — Quoi donc, docteur ? — Le père Oriol va faire sauter son morne. Ah ! ça ne vous dit rien à vous, mais pour nous c’est un gros événement. Et il s’expliqua. Le père Oriol, le plus riche paysan de toute la contrée – on lui connaissait plus de cinquante mille francs de revenu – possédait toutes les vignes au débouché d’Enval sur la plaine. Or, juste à la sortie du village, à l’écartement du vallon, s’élevait un petit mont, ou plutôt une grande butte, et sur cette butte étaient les meilleurs vignobles du père Oriol. Au milieu de l’un d’eux, contre la route, à deux pas du ruisseau s’élevait une pierre gigantesque, un morne qui gênait la culture et mettait à l’ombre toute une partie du champ qu’elle dominait. Depuis dix ans le père Oriol annonçait chaque semaine qu’il allait faire sauter son morne ; mais il ne s’y décidait jamais. Chaque fois qu’un garçon du pays partait pour le service, le vieux lui disait : « Quand tu viendras en congé, apporte-moi de la poudre pour mon rô. » Et tous les petits soldats rapportaient dans leur sac de la poudre volée pour le rô du père Oriol. Il en avait plein un bahut, de cette poudre ; et le morne ne sautait point. Enfin, depuis une semaine, on le voyait creuser la pierre avec son fils, le grand Jacques, surnommé Colosse, qu’on prononçait en auvergnat « Coloche ». Ce matin même ils avaient empli de poudre le ventre vidé de l’énorme roche ; puis on avait bouché l’ouverture en laissant seulement passer la mèche, une mèche de fumeur achetée chez le marchand de tabac. On mettrait le feu à deux heures. Ça sauterait donc à deux heures cinq, ou deux heures dix minutes au plus tard, car le bout de mèche était fort long. Christiane s’intéressait à cette histoire, amusée déjà à l’idée de cette explosion, retrouvant là un jeu d’enfant qui plaisait à son cœur simple. Ils arrivaient au bout du parc. — Où va-t-on plus loin ? dit-elle. Le docteur Honorat répondit : — Au Bout du Monde, madame ; c’est-à-dire dans une gorge sans issue et célèbre en Auvergne. C’est une des plus belles curiosités naturelles du pays. Mais une cloche sonna derrière eux. Gontran s’écria : « Tiens, déjà le déjeuner ! » Ils se retournèrent. Un grand jeune homme venait à leur rencontre. Gontran dit : — Ma petite Christiane, je te présente M. Paul Brétigny. Puis à son ami : — C’est ma sœur, mon cher. Elle le trouva laid. Il avait des cheveux noirs, ras et droits, des yeux trop ronds, d’une expression presque dure, la tête aussi toute ronde, très forte, une de ces têtes qui font penser à des boulets de canon, des épaules d’hercule, l’air un peu sauvage, lourd et brutal. Mais de sa jaquette, de son linge, de sa peau peut-être s’exhalait un parfum très subtil, très fin, que la jeune femme ne connaissait pas ; et elle se demanda : « Qu’est-ce donc que cette odeur-là ? » Il lui dit : — Vous êtes arrivée ce matin, madame ? Sa voix était un peu sourde. Elle répondit : — Oui, monsieur. Mais Gontran aperçut le marquis et Andermatt qui faisaient signe aux jeunes gens de venir déjeuner bien vite. Et le docteur Honorat prit congé d’eux en leur demandant s’ils avaient l’intention réelle d’aller voir sauter le morne. Christiane affirma qu’elle irait ; et se penchant au bras de son frère, elle murmura, en l’entraînant vers l’hôtel : — J’ai une faim de loup. Je serai très honteuse de manger tant que ça devant ton ami.
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