Une Vie, voire Deux

Chapitre 2-4

— Cette femme n’est pas une personne comme les autres ! s’écria Inou.

— Ah bon ? Je ne m’en serais pas douté en la regardant ! J’oubliais ! C’est un oisillon, c’est bien ainsi que tu la nommes, non ? Alors, avec beaucoup de curiosité, j’aimerais bien découvrir ce qu’un volatile pourrait nous apporter ! Et encore, s’il pouvait voler, nous pourrions l’envoyer surveiller la progression de notre ennemi vers le Guerek ! Mais là, même pas ! En conclusion, cette charge, inutile qui plus est, ne deviendra pas la mienne. Je te l’ai dit et je te le répète, agis comme tu le souhaites, mais je ne veux pas en être informé, c’est clair ! Et si je pouvais dorénavant ne plus t’en entendre parler, ce serait parfait !

Inou le fixa avec une expression indescriptible sur ses traits. Peut-être parce qu’elle cumulait trop de sentiments en même temps : la déception, la tristesse, l’assurance de ne plus être écoutée comme avant, une forme inédite de solitude… Si Kerryen s’était senti un peu plus concerné par cette affaire, il n’aurait pu qu’arriver à la même conclusion qu’elle, c’est-à-dire que la venue de cette femme avait déjà commencé à bouleverser leur relation, et leur existence par rebond. De plus, s’il avait également été plus attentif, il aurait pu voir l’ombre d’une larme briller au coin des yeux de sa tante, mais, gagné par l’énervement, il tapotait de ses doigts la table, attendant ostensiblement son départ.

Inou reprit d’une voix vibrante d’émotion :

— Bien ! Puisque tu ne veux rien entendre ou comprendre, je vais endosser cette charge qui t’appartient et que tu refuses. Même si je dois y passer mes jours et mes nuits, je redonnerai vie à ma protégée, envoyée par la porte, parce que cette dernière croyait que nous mettrions tout en œuvre pour y parvenir, notre temps, notre amour et notre détermination. Mais je te préviens, ce délai que tu auras perdu à négliger ton devoir, j’espère qu’il ne nous manquera pas quand arrivera le moment de lutter contre cet empereur noir, et que ta puérile obstination ne débouchera pas sur notre fin… Tu te trompes lourdement, Kerryen, cette femme, bien qu’elle ne soit que l’ombre d’elle-même aujourd’hui, n’est en rien ordinaire et je te le prouverai. Tu entends bien, je te le prouverai !

— Au fait, j’ai besoin de rencontrer Yogir. Dis-lui de venir jusqu’ici si tu tombes sur lui en vaquant à tes nombreuses occupations, répondit-il en trempant sa plume dans l’encrier.

Dédaignant ouvertement la demande de son neveu, Inou tourna les talons et sortit sans fermer la porte derrière elle. Sur le moment, se réjouissant de son départ, un air satisfait s’afficha sur le visage de Kerryen ; il avait remporté cette manche sur sa tante. Puis, progressivement, son sourire s’effaça en même temps que son courroux contre elle, tandis que, ennuyé, ses sentiments basculaient vers les regrets. Immanquablement, ils se disputaient en permanence, parce que chacun affirmait son territoire, mais, cette fois-ci, leur opposition lui apparaissait plus profonde, comme si le combat d’Inou prenait ses racines ailleurs que dans une simple divergence d’opinions. Peut-être n’aurait-il pas dû la laisser s’éloigner, alors qu’elle était aussi fâchée contre lui… Un instant, il songea à la rattraper pour faire la paix, mais sa fierté le retint. Sans posséder grand-chose d’un roi, malgré tout, il ne s’abaisserait pas devant quiconque et surtout pas à cause de cet épouvantail à zizanie ! Immobile, il écouta le bruit des pas d’Inou décroître dans le couloir, puis s’éteindre. Un peu comme un somnambule, il se leva et se dirigea pour refermer le battant resté ouvert sans tenir compte de la petite voix intérieure qui lui soufflait à quel point il serait dommage de perdre le pilier de sa vie pour un bête entêtement.

Alors que Kerryen entamait sa dernière missive, un coup frappé à l’huis l’interrompit. D’un ton bourru, il convia la personne à rentrer et continua sa réflexion sans se préoccuper plus de son visiteur. Son chapeau malmené par ses doigts, Yogir avança lentement vers le bureau, visiblement inquiet d’avoir été convoqué dans cette pièce. En général, ce genre d’invitation n’augurait rien de bon. Il patienta le temps que Kerryen reposât sa plume et le regarda.

— Hélà, sire, murmura l’homme.

— Hélà, Yogir, vous arrivez au bon moment ! J’ai décidé de vous changer de poste. Avec l’éveil de la porte et l’intrusion de cette… femme, je suis obligé de renforcer la sécurité du lieu. J’ai donc privilégié des soldats jeunes et habitués aux combats pour vous remplacer à l’intérieur et à l’extérieur de la salle.

Très attentif, l’ancien gardien l’écoutait, fronçant davantage les sourcils à chaque mot qu’il lui semblait comprendre. Le roi lui annonçait-il vraiment qu’il venait de perdre sa précieuse charge ? Encore incertain, mais déjà à demi désespéré, le battement de son cœur s’accéléra.

— En conclusion, j’ai choisi pour vous une activité adaptée à votre sens de la responsabilité et du devoir.

À ces mots, Yogir se détendit légèrement. Jamais Kerryen ne remiserait un homme dont il pensait autant de bien. Mais, alors, qu’allait-il devenir ?

— Vos compétences nécessitant une fonction au moins égale à celle que vous quittez, j’ai immédiatement songé à vous pour surveiller le système de garde dans toute la forteresse. Ainsi, quatre fois par jour, matin, midi, après-midi et soir, vous vérifierez le positionnement de nos soldats dans les différentes parties défensives du château. Pour vous installer entre chaque inspection, vous disposerez d’une petite pièce dans laquelle vous attendrez d’éventuels ordres supplémentaires. Vous voici promu chef des murailles et je compte sur vous pour effectuer cette tâche avec autant de détermination que la précédente.

Les yeux de Yogir qui s’étaient d’abord agrandis de surprise brillaient à présent de mille feux. Troublé, il bafouilla :

— Quel honneur pour moi !

Cependant, alors qu’une légère crispation traversait ses traits avec retard, Kerryen, comprenant aussitôt l’origine de son inquiétude, se pressa de le rassurer.

— Naturellement, votre femme continuera à toucher votre rente actuelle, même après votre mort, car, si vous en abandonnez votre fonction, vous en conservez le titre.

Encore plus ému, Yogir bredouilla de maladroits remerciements.

— Rendez-vous demain à l’heure habituelle au bâtiment des gardes, Jiffeu vous précisera les modalités de votre journée. Vous pouvez vous retirer.

Tout au bonheur de son inespérée nomination, le soldat recula tout en saluant le souverain avec déférence à chaque pas. Le battant refermé, Kerryen esquissa un vague sourire. Ce premier point, offrir un statut sauvant l’honneur de Yogir, était réglé. Un de moins sur sa longue liste… Dans l’après-midi ou en fin de matinée, il recevrait Jiffeu pour lui communiquer ses ordres au sujet de l’ancien gardien de la porte : une nouvelle occupation sans aucune responsabilité, tout en respectant les apparences pour préserver la fierté du vieil homme… Même si Yogir l’ignorait, Kerryen se sentait redevable à son égard et il s’acquitterait de sa dette en veillant sur lui et sa famille. Se recentrant sur son travail, le neveu d’Inou leva sa plume pour achever la dernière lettre destinée à Eddar. Après une entrée en matière des plus classiques, persuadé que ce roi ne se laisserait pas facilement convaincre, il rechercha les arguments imparables dont il pourrait user pour l’obliger à venir jusqu’au Guerek. L’idée la plus simple et pourtant sûrement la plus efficace lui traversa l’esprit : il devrait l’attirer grâce à la porte des temps. Encore plus que Péredur, ce souverain imbu de lui-même désirait ce symbole pour offrir aux yeux du monde une preuve de plus de sa puissance. S’il avait pu la dérober à moindres frais, elle aurait depuis des années quitté la forteresse. Malheureusement pour lui, l’objet ne se volait pas… De plus, si ses espions — tant d’oreilles indiscrètes traînaient dans les couloirs du château — ne l’avaient toujours pas prévenu que la cloche avait retenti, ils étaient en route pour le faire… La paix ne régnait entre eux qu’en raison de l’opposition catégorique des pays limitrophes à toute appropriation du Guerek par Eddar et, en particulier, celle de Péredur qui pouvait lever une armée au moins aussi importante que celle de l’Entik, voire plus. Cet inconvénient majeur avait retenu cet abruti, jusqu’à présent, car, peut-être pas si stupide qu’il voulait le faire croire, il avait compris que ses forces ne suffiraient pas à supplanter ses trois ennemis réunis. Néanmoins, si l’empereur noir lui ouvrait une voie, une fois que les autres souverains regarderaient ailleurs, Eddar envahirait le Guerek sans le moindre état d’âme pour prendre possession de cette terne paroi dont il rêvait. De plus, cet homme cruel qui n’agissait que dans son intérêt personnel n’hésiterait pas à se débarrasser de tous les gêneurs, à commencer par Kerryen, et de ses propres mains si l’occasion lui en était donnée ; il tranchait aussi facilement une gorge qu’un morceau de viande… Voilà qui le différenciait totalement de Péredur ; en effet, ce dernier abandonnait toujours les basses besognes à d’autres qui, en cas de problème, paieraient pour lui. Malheureusement, les descriptions de ces deux futurs alliés ne lui offrant aucun moyen imparable pour attirer Eddar jusqu’ici, il ne pouvait que revenir à son incontournable idée initiale : seule la porte parviendrait à le convaincre. Toutefois, le jeu apparaissait dangereux, doublement… D’abord, pour lui, parce que le roi d’Entik, sachant que celle-ci était entrée en fonction, lorgnerait encore plus dessus, tout en réfléchissant pratiquement à la façon d’annexer le Guerek sans la moindre vague. Ensuite, pour celle qui en provenait, car, devenue le nouvel objet de désir de ce roi, elle risquerait d’être en danger… Mais disposait-il d’une seconde solution ? Non. Alors, à présent, comment lancer l’hameçon intelligemment pour amener le poisson retors à mordre ? En tout état de cause, son invitation devait l’allécher au point de le faire rappliquer ventre à terre, mais tout en conservant un flou artistique sur la réalité de la situation, c’est-à-dire sur cette fameuse dame aussi creuse qu’inexistante. Oui, cette approche frôlait désormais la perfection ! Par les vents d’Orkys, qu’Eddar serait déçu ! Cette simple idée enchanta Kerryen. Finalement, l’horreur qu’Inou avait prise sous son aile allait étonnamment servir ses desseins. D’ici trois mois, aucune chance de voir un miracle s’accomplir et celle à l’esprit absent revenir parmi eux comme un être normal. Sur place, Eddar constaterait par lui-même que la porte représentait une tromperie sans nom, puisqu’elle leur avait envoyé un être muet et décérébré, dénué d’intérêt, en somme… Un léger sourire aux lèvres, se réjouissant par avance du bon tour qu’il jouerait à cet ignoble souverain, Kerryen trempa sa plume une fois de plus et écrivit avec soin les mots spécialement choisis pour le roi du Kerdal. Enfin achevée, il déposa la lettre sur le côté, attendant que l’encre fût parfaitement sèche, puis roula les autres parchemins avant de les cacheter. Un petit coup de sonnette suffit pour qu’un domestique apparût presque aussitôt.

— Allez me chercher Jiffeu, ordonna-t-il.

L’homme acquiesça avant de s’éloigner. Le gong du déjeuner ne tarderait plus, Kerryen disposait juste du temps nécessaire pour expliquer à son chef des gardes le cas de Yogir et de lui demander de détacher plusieurs soldats pour emporter ces parchemins au plus vite vers leurs destinataires. De nouveaux échanges de courrier suivraient pour convenir d’une date précise, mais le plus dur lui semblait réalisé, tout du moins jusqu’à la réunion… Celle-ci promettait de plonger le château dans une inhabituelle folie furieuse et Inou devrait coordonner une exceptionnelle logistique tant en prévision de l’arrivée de ces quatre monarques que de l’accueil qui répondrait à leurs désirs, aussi extravagants fussent-ils. Avec un peu de chance, ou plutôt de malchance, le retour d’Adélie en compagnie d’Allora de Srill se produirait parallèlement. Un instant, il imagina son immature petite sœur au cœur de cet imbroglio politique dont elle ne mesurerait pas les enjeux et la façon dont serait perçu son enthousiasme, en parfait décalage avec la gravité de la situation. Exactement de quoi rendre les discussions encore plus délicates… De plus, la pression de sa tante au sujet de son éventuel remariage augmenterait jour après jour. Alors même qu’elle serait débordée par l’intendance de la réunion, elle s’ingénierait, malgré tout, à susciter les occasions de rencontre entre sa prétendante et lui, comme par hasard… Aussitôt anéanti par ces sombres pensées, sa faible sensation de plaisir s’était totalement effacée, cédant la place à son habituel désarroi, celui qu’il éprouvait devant son incapacité à gérer l’accumulation de contrariétés. Écrire quelques lettres avait constitué un premier pas, mais comment s’en sortirait-il dans un affrontement qui l’opposerait à de véritables souverains au cours de confrontations houleuses ? Parviendrait-il à faire entendre sa voix ou la raison ? La rage dont il pouvait user, quand il le désirait, avec ses hommes ne pourrait exploser dans un tel contexte et, sans elle pour le soutenir, il se sentirait plus seul que jamais… Et toute cette appréhension sans même tenir compte de la présence d’Allora… Il respira profondément. Que n’aurait-il pas donné pour ne pas devenir roi ? ou pour échanger sa position avec un autre ? Un coup frappé à l’huis lui apprit que Jiffeu venait d’arriver.

— Entrez.