Chapitre 1-3

2348 Words
— Et tu pourrais déterminer exactement l’étendue de ses blessures sans… enfin, à travers ses vêtements ? — Probablement… — Bon alors, vas-y, mais gare à toi si je te vois mettre tes mains à des endroits qui ne sont pas pour toi ! — Oh, dame Inou, j’ai quand même vingt-sept ans ! Je ne suis pas un de ces puceaux en manque de découverte ! — Oui, mais tu n’es pas marié. — Non, et c’est un bienfait, car, si ma femme apprenait que j’en touche une autre qu’elle, je serais reçu à coups de bâton ce soir à la maison ! s’exclama-t-il, l’air amusé. Redevenu sérieux, il s’approcha du corps et commença son examen sous l’œil vigilant d’Inou qui n’attendait qu’un dérapage pour taper sur ses doigts. Il palpa les os au mieux pour ne pas provoquer la colère de la tante de Kerryen, vérifiant le sternum, les clavicules et une partie de la colonne vertébrale. Cependant, il profita d’un moment d’inattention de l’intendante, quand Mira pénétra dans la pièce, pour achever son inspection sous des zones plus charnues. — Alors, verdict ? demanda-t-elle, tandis qu’elle le scrutait à nouveau. — Deux côtes fêlées selon moi. Dans un bon mois, il ne devrait plus rien y paraître. — Bien, maintenant, tu sors, nous allons nous occuper d’elle et n’avons pas besoin d’un homme dans nos pattes. Allez, ouste ! Aidée par la servante, Inou découpa chacun des vêtements pour pouvoir les ôter sans blesser la femme. Alors que, peu à peu, la morphologie de cette dernière, trop maigre à son goût, mais aux muscles fermes et bien dessinés, se dévoilait, le cœur d’Inou se serra davantage. Sur sa peau apparaissaient en de trop nombreux endroits des traces de coups et de flagellation, une alternance entre l’aspect marbré des hématomes et les marques sanguinolentes des plaies suintantes. La personne qui l’avait torturée ainsi avait utilisé toute son énergie pour la détruire autant physiquement que psychiquement… Attentive, elle observa un instant le corps dénudé, cherchant à lui faire correspondre un âge à défaut d’un nom. Trente ans peut-être, car son anatomie ne semblait pas celle d’une toute jeune femme, mais une détermination avec exactitude se révélait naturellement impossible. Cependant, Inou ressentit le besoin de lui créer une identité, d’abord pour lui redonner son statut d’être humain et, ensuite, dans l’espoir d’aider cette femme meurtrie à se reconstruire. Pour l’instant, celle-ci ne parlait pas, mais, peut-être plus tard, parviendrait-elle à se présenter, leur raconter son histoire comme leur expliquer pourquoi elle était arrivée jusqu’à eux. L’intendante soupira légèrement en songeant à la tâche à accomplir, sans la malmener, puis, avec une grande délicatesse, sa main munie d’un chiffon enduit de savon, elle commença par nettoyer sa peau d’un geste doux. Petit à petit, elle ôta la poussière pour rendre ses plaies bien propres. Son invitée se laissa tourner, puis retourner, gémissant à chaque mouvement qui l’amenait à souffrir, totalement inerte le reste du temps. Inou lava le peu qui demeurait de sa chevelure, puis s’appliqua à en égaliser la longueur, une coiffure bien nette à présent, mais dénuée d’élégance, selon elle. En tout cas, avec ses mèches toutes courtes dont une plus claire que les autres, presque blanche en fait, sa protégée ressemblait plus à un adolescent qu’à une femme. Une fois la toilette achevée, se souvenant des propos d’Amaury, Inou hésita à lui b****r le thorax. De nouveau, sa bouche se contorsionna, puis elle décida qu’elle l’avait déjà suffisamment ennuyée. Aidée par Mira qui l’assistait depuis le début, elle enfila sur le corps blessé une large chemise, puis le recouvrit d’un carré de laine pour le réchauffer. Aussitôt, comme si elle avait compris que les soins étaient terminés, la nouvelle venue se recroquevilla sur elle-même, enserrant le tissu entre ses bras comme pour se préserver. Songeuse, Inou demeura un instant à l’observer, se demandant comment elle se débrouillerait pour démontrer à Kerryen son attitude irresponsable et l’amener à en changer. Son neveu pouvait être têtu, mais elle se sentait capable de l’être encore plus que lui. Tant pis ! Si ce dernier avait refusé d’endosser le rôle qui lui était dévolu, en digne tante d’un roi, elle reprendrait le flambeau et deviendrait pour leur visiteuse la plus extraordinaire des hôtesses. Mais, gare à lui, elle ne laisserait pas le souverain du Guerek échapper à sa mission sans le pousser dans ses retranchements ! Malgré son absence manifeste d’intérêt, tôt ou tard, elle finirait par lui opposer des arguments qui le feraient plier. À présent, par quoi devait-elle commencer ? — Mira, tu restes avec elle le temps que je règle tous les détails. Tu entends : tu ne la quittes pas des yeux ! C’est bien compris ? La menace n’apparaissait que de pure forme ; elle pouvait se fier à la servante qui, dans les faits, avait largement dépassé ce simple niveau de responsabilité. La jeune femme se différenciait complètement des autres filles de son âge, plus concernée par le travail de qualité que par les beaux minois, car, pour Mira, prouver sa valeur représentait l’unique objectif de son existence. Arrivée à Orkys depuis six ans, après deux années partagées entre observation et prise d’initiatives, elle s’était peu à peu rendue indispensable et secondait l’intendante du château avec efficacité. Discrète et omniprésente, elle parvenait même à devancer les demandes quand elle ne proposait pas, du bout des lèvres pour ne pas paraître impolie, quelques suggestions ingénieuses qu’avec l’accord d’Inou elle s’employait à faire appliquer au nom de cette dernière. La tante de Kerryen avait bien conscience du mérite de la domestique, mais, jusqu’à présent, n’avait toujours pas récompensé celui-ci par une promotion explicite. Quand Inou revint dans la salle des baquets avec Amaury, elle s’était occupée de tout. Tout d’abord, elle avait ordonné le déplacement d’un lit initialement dans une chambre vacante vers la sienne. À peine le temps de grignoter à toute vitesse son déjeuner dans la cuisine de Gigrid, vérifiant au passage que la soupe avait été préparée selon son souhait, puis elle était repartie avec des idées plein la tête pour apporter davantage de confort à sa protégée, comme l’installation d’un large paravent entre leurs couchages afin de leur préserver un minimum d’intimité. Une fois les derniers détails finalisés, Amaury avait de nouveau été sollicité pour ramener la femme chez elle. Mécontent de se voir dérober un de ses hommes, le chef des gardes, Jiffeu, avait clairement manifesté sa désapprobation avant de finir par abdiquer en raison de l’implacable détermination d’Inou. Pour lui, cette femme s’apparentait à un monstre en jupons. Avec un aplomb absolu, elle ne lâchait jamais prise sans avoir emporté le morceau et lui, malgré l’autorité de son statut, ne parvenait pas à lui résister. Cependant, attestant d’un indéniable courage, il s’était opposé à elle juste ce qu’il fallait pour ne pas perdre son honneur dans cette confrontation. Chacun le savait, dans la façon de se comporter d’Inou, l’ordre restait en permanence sous-jacent derrière la demande et bien fou aurait été celui qui s’y serait trompé. Au Guerek, après le roi se dressait incontestablement l’intendante, à moins qu’elle fût régulièrement devant lui… Donc, à contrecœur, Jiffeu lui avait cédé son garde et elle l’avait emmené, lui précisant en s’éloignant qu’elle le conserverait jusqu’à nouvel ordre. Sur le chemin, elle avait transmis à Amaury toutes les consignes qu’elle entendait l’amener à strictement respecter. À présent auprès de la femme, toujours recroquevillée, Amaury s’exécuta. S’occuper de ce drôle de petit être amusait l’homme. D’une part, pour l’indéniable transformation de son quotidien depuis l’arrivée de celle-ci et, d’autre part, pour la notoriété inattendue qu’elle lui offrait. Depuis la fin de la matinée, tout le monde venait discuter avec lui pour recueillir ses impressions et écouter sa description de celle que tous les résidents du château avaient déjà baptisée la dame de la porte. Connaissait-il son véritable nom ? Possédait-elle vraiment des cheveux qui lui tombaient jusqu’aux pieds et une robe aussi scintillante que les étoiles ? Détenait-elle des armes extraordinaires ? Ses prunelles flamboyaient-elles d’une lueur intérieure ? L’imagination fertile des habitants de la forteresse allait bon train et le roi devrait batailler ferme pour arrêter les rumeurs les plus folles s’il tardait un peu trop à intervenir. Soucieux de la justesse des faits, le garde avait répondu honnêtement, enfin, jusqu’au moment où, Estia, la belle Estia, la merveilleuse, l’ensorcelante avait posé son regard de velours sur lui, s’approchant même tout près pour échanger quelques mots. Là, pour elle, il avait ressenti l’irrésistible envie de s’inventer mille prouesses pour, ainsi, briller à ses yeux pour l’éternité… Tandis qu’il cherchait comment se mettre en avant, l’image de cette femme blessée avait traversé son esprit et, finalement, il avait renoncé à travestir la vérité, songeant que ses mensonges pourraient lui nuire, alors qu’elle semblait déjà avoir tant souffert. De plus, avait-il vraiment besoin de paraître plus qu’il était ? À présent, tous ceux qui, par fidélité au roi, avaient hésité à obéir à Inou s’en mordaient les doigts, quand il se réjouissait de s’être montré au bon moment, au bon endroit. Pour une fois que la chance lui souriait ! Empli de reconnaissance, pendant qu’il la transportait dans ses bras vers la chambre de l’intendante, il baissa ses yeux vers leur invitée à l’instant même où elle entrouvrait brièvement ses paupières avant de les refermer. Pendant une fraction de seconde, leurs regards se croisèrent. Pétrifié, il s’immobilisa, car, dans ses prunelles sombres, scintillaient comme des étoiles… Finalement, l’imagination fertile des habitants de la forteresse n’aurait pas tout inventé. — Tu viens ou non ? protesta la tante de Kerryen quand elle s’aperçut qu’il ne la suivait pas. S’excusant, il reprit le chemin vers sa destination, tout à la fois troublé et incertain de sa perception. Peut-être ne l’avait-il que rêvée ? Et pourtant dans son esprit flottaient toujours d’incroyables paillettes dans un ciel nocturne. Cette fois, quand il déposa la femme sur le lit, ses mouvements s’accompagnèrent plus de déférence que de prévenance. Seule une extraordinaire personnalité pouvait détenir des iris à ce point merveilleux. D’un geste délicat, il remonta la couverture sur elle, cherchant de nouveau à croiser ses yeux, mais, repliée sur elle-même, les paupières fermées, elle ne lui prêta aucune attention. — Que puis-je faire de plus pour vous, dame Inou ? s’enquit-il. Le cerveau de la tante de Kerryen fonctionnait à plein régime. Dans sa volonté de prendre soin de son invitée, deux idées venaient de germer en parallèle dans sa tête, l’une concernait les blessures de leur protégée, la seconde, Amaury. — Rends-toi chez l’herboriste de la cité pour récupérer deux pommades, la première destinée à accélérer la cicatrisation des plaies et l’autre la disparition des hématomes, mais uniquement celles fabriquées par Mukin. — Je ne crois pas que mon chef m’accordera une sortie en ville… — Mais tu ne vas pas lui demander son avis. As-tu bien écouté ce que je lui ai déclaré : je te garde jusqu’à nouvel ordre. Et si par hasard il s’y opposait, dis-lui de me présenter au plus tôt ses doléances. Amaury retint un sourire. Quel phénomène que cette femme ! Une personnalité d’une grande générosité, mais aussi inflexible que son neveu. D’ailleurs, la relation entre eux s’accompagnait souvent d’étincelles que le bruit de leurs disputes régulières, rebondissant entre les murs dans le château, révélait sans la moindre discrétion. L’homme se permit de douter que le roi l’emportât sur elle à chacun de leurs conflits. En revanche, tout le monde filait droit quand l’un ou l’autre donnait un ordre et les éventuelles contestations de Jiffeu s’éteindraient d’elles-mêmes. — De plus, poursuivit-elle, je vais avoir besoin de quelqu’un pour veiller sur notre invitée. Est-ce que ce poste à plein temps te tenterait ? La question n’apparaissait que de pure forme, puisqu’Inou avait déjà décidé pour lui. Cependant, tout en la fixant, Amaury fronça les sourcils. À quoi pensait-elle exactement ? Que, ce faisant, il cesserait de vivre la vie d’un simple soldat, qu’il éviterait les nuits en dortoir, les gardes sur les remparts balayés par le vent et glacés par le froid de l’hiver ou la torride chaleur estivale pour les remplacer par un confort douillet en intérieur… Et puis une charge honorifique, si jeune, pourrait définitivement changer le regard de la voluptueuse Estia sur lui… — Naturellement ! répondit-il immédiatement. — J’en parlerai à Kerryen au plus vite. À partir de maintenant, te voici promu à cette nouvelle fonction à laquelle, d’ailleurs, je devrais trouver une dénomination adaptée. Parfait ! Descends à la cuisine et rapporte-moi le potage et une cuillère avant de partir en ville. Je vais remplumer notre bel oiseau… Malheureusement, tous les efforts d’Inou pour nourrir sa protégée se révélèrent vains. Celle-ci demeurait complètement prostrée. Dépitée, l’intendante songea qu’elle recommencerait plus tard, tandis que, dans son esprit, toutes les tâches à effectuer d’ici le soir s’affichaient les unes après les autres. Cette incroyable arrivée avait occasionné bien trop de retard sur son programme de la journée. Elle appela Mira pour veiller sur leur invitée, lui précisant qu’Amaury la relaierait à son retour. D’ailleurs, juste avant, elle devait remettre la main sur lui pour une leçon de morale. Elle tenait les hommes, jeunes et célibataires de surcroît, en piètre estime, s’en méfiant comme d’une maladie grave et incurable ; elle les considérait comme incapables d’adopter une attitude convenable dès qu’un joli jupon rentrait dans leur champ de vision. Au Guerek, à sa grande fierté, les lois protégeaient les femmes des conduites infâmes des messieurs, même si elle avait conscience que celles-ci ne permettaient pas d’éliminer toute la muflerie de leur part ; le harcèlement pouvait prendre tant de facettes dans l’imagination fertile, voire subtile, des cortex masculins. Garant de ces règles, Kerryen devait chaque jour préserver la gent féminine de l’obscurantisme des mâles et de leur comportement rétrograde justifié par d’archaïques dogmes qui perduraient dans certains esprits atrophiés ; trop de personnes encore avaient oublié de s’élever moralement et s’égaraient dans les bas-fonds de la pensée malfaisante et pernicieuse. Prônant un idéal supérieur, son pays promouvait l’honneur de ses représentants dans le respect des dames et, selon Inou, bien d’autres nations auraient dû s’en inspirer. Il suffisait de se rendre dans les contrées environnantes pour comprendre à quel point la vie de ces dernières pouvait devenir épouvantable quand les hommes laissaient leurs plus vils instincts les emporter. Un frisson la parcourut, alors qu’elle songeait principalement à l’abjecte conduite d’Eddar, jeune souverain de l’Entik. Sa terrible réputation avait sans conteste franchi les frontières du Guerek et les récits qui relataient le sort de la population en général et celui des femmes en particulier l’amenaient à frémir de colère et de dégoût ; tant de gestes déplacés et de décisions condamnables qui plongeaient les habitants dans une profonde misère, tant physique que morale. Certaines rumeurs colportaient même que, dans son château, la luxure régnait en maître et que, quel que fût leur sexe, ceux qui y entraient y subissaient les pires outrages sans jamais en ressortir… Cet homme n’était qu’une brute et elle aurait voulu croire qu’il était aussi bête qu’il en avait l’air, mais, étrangement, il lui arrivait d’en douter. Heureusement, au Guerek, un tel cas de figure ne se produirait jamais ! Aucune tolérance pour les fauteurs de trouble. Attention aux messieurs qui pensaient pouvoir abuser de ces dames sans s’engager, l’unique alternative leur proposait union ou billot et, si jamais le prétendant tentait de s’y soustraire, le roi le faisait activement rechercher. Naturellement, Kerryen, avec fierté, avait repris le flambeau de la défense des femmes de son pays et, rien que pour cette raison, elle lui vouait une indéfectible admiration, se sentant prête à lui pardonner jusqu’à son côté un peu trop rustre par moment.
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