- Bin, t'étais passée où ? Me demande Leïa.
- Boire un café avec Tom, chuchoté-je.
- Non mais, tu te fous de moi ! On ne s'est pas vu de tout l'été, et c'est avec ton frère que tu bois un café ? S'énerve-t-elle.
- Ton copain pourra toujours te consoler en te bécotant dans l'heure qui vient, lui réponds-je froidement.
- Excuse-moi, je suis désolée Katnyss, je ne voulais pas te faire de la peine.
Leïa est partie deux mois complets durant l'été : avec ses parents, puis avec son petit ami. Je ne l'ai pas vu depuis le dernier jour de cours de première. Elle ne s'est pas souciée de moi, ne répondait pas au téléphone, ni à mes mails, et ne m'a même pas prévenue de son retour. Quel genre de meilleure amie fait une chose pareille quand sa meilleure amie a perdu son propre petit ami à peine quatre mois plus tôt, alors qu'ils avaient tout un tas de projets et que tout s'est effondré d'un coup ?
Je lui en veux terriblement, comme j'en veux à mes parents, à la police, aux urgentistes… Enfin bref, j'en veux à la terre entière, et j'estime avoir de bonnes raisons. Du moins, en ce qui concerne la police. Ils ont bâclé l'enquête, la voiture n'a jamais été retrouvée, aucune personne n'a été arrêtée et rendue coupable du meurtre de Benoît, parce que pour moi, c'en est un. Mais personne n'a été capable de décrire clairement la voiture et personne n'a eu le temps de relever la plaque d'immatriculation au moment du drame. Autrement dit, on n'avait rien, que dalle, niet. Alors c'est devenu juste un tragique accident.
Paul et Milicent, les amis que nous avions les années précédentes ne sont pas dans ma classe cette année, ce qui veut dire, vu l'emploi du temps que je me paye, que je n'aurai pas beaucoup de temps pour les voir et qu'ils se feront sûrement de nouveaux amis. Je ne vais probablement pas recoller les morceaux avec Leïa, elle est en dessin avec Eddy, elle veut devenir restauratrice d’œuvres d'art depuis que l'on est au collège, tandis que je souhaite intégrer le conservatoire depuis que j'ai posé les doigts sur un piano, j'avais cinq ans.
Tom me comprend, Benoît me comprenait, mais personne d'autre ne me comprend. Même les profs ne comprennent pas comment je joue, comment je vis la musique, ni ma vision de celle-ci, ni comment je la ressens. Et je crois que je n'ai plus envie d'essayer de me faire comprendre. La musique ce n'est pas un métier, c'est une passion, ce n'est pas un devoir, c'est un besoin, ce n'est pas des notes, c'est une expression de soi.
***
Pour résumer, M. Batignole, le prof principal des BTS Musique, sera aussi mon prof de musique, ce qui veut dire : solfège 4h/semaine, expression musicale 3h/semaine, histoire de la musique 2h/semaine. M. Zerne, celui qui a aidé la prof avec le micro, sera mon prof d'instrument, comme ils disent : tous les soirs de 17h à 18h et tous les mercredis après-midi ! Bon, je ne vais pas commencer à me plaindre, parce que sinon je peux oublier le conservatoire.
J'ai tout de même de la chance, il n'y a que le vendredi où je commence ma journée à 8h et à part le mercredi, j'ai toujours un moment dans la journée pour me changer les idées ou faire mes devoirs. Ce qui m'embête, c'est que : soit je me lève à la même heure que d'habitude pour que Tom puisse m'emmener au lycée, soit je prends le bus pour venir à 9h. Mais, prendre le bus signifie un tête-à-tête tous les matins avec ma mère et bien souvent ses clientes. Chose qui m'est insupportable à imaginer. Rien que de penser à ces femmes huppées qui me regardent en se disant : « Pauvre enfant dérangée, elle était si charmante avant ce dramatique accident… ». Ha !... Leur regard de pitié me donne envie de vomir ! C'est décidé, Tom m'emmènera au lycée. Il faut absolument que j'échappe à ce lieu que l'on dit « Chez moi », au maximum.
La moitié de ma classe, qui est en option dessin, a exactement les mêmes horaires que moi, sauf qu'ils ont des cours qui concernent leur option quand moi, je suis en musique. J'ai jeté un œil sur l'emploi du temps de Leïa. Celui de Tom est bien comblé aussi, mais pas de chance pour lui, il commence tous les matins à 8h, pas de chance pour moi en revanche, il termine tous les soirs à 17h. Tom compare nos emplois du temps :
- On pourra au moins manger ensemble le mercredi midi et le vendredi midi, me dit-il. Ça va être la course cette année, on va ne faire que se croiser…
Il n'est pas plus enchanté que moi, on avait l'habitude de se voir souvent. Mais peut-être que notre éloignement de cet été nous aura permis d'apprendre à vivre un peu l'un sans l'autre. C'est vrai que même quand Benoît était là, nous étions tout le temps ensemble, en dehors de nos moments d'intimité à Benoît et moi…
Sans Benoît, sans Tom, sans Leïa et Eddy, sans Paul et Milicent… Je sens monter la nausée, cet infâme sentiment de solitude et d'abandon qui s'empare sauvagement de moi, comme il le fait si souvent depuis deux mois. Pitié, pourvu que je ne pleure pas là au milieu ! Si je n'arrive pas à contrôler mes émotions tout de suite, je vais littéralement exploser en larmes, la crise d'angoisse n'est pas loin ! Pitié, pitié, pitié ! Concentre-toi sur quelque chose, Katnyss !
Là ! Juste en bas, deux rangées plus bas que moi. Il y a cette magnifique chevelure brune aux reflets naturellement caramels. Ces cheveux sont légèrement longs, mais coupés à la perfection. Je crois que c'est un élève de BTS, mais pas sûr. Bref, on s'en fiche, mon nœud à l'estomac a disparu, mais il laisse place à des grognements, j'ai faim, et ces cheveux ont la couleur du chocolat au caramel fondant que j'aime déguster en cachette dans ma chambre !
- Il est bientôt l'heure. Vos cours commenceront cet après-midi. Bon appétit à tous, nous dit M. Zerne pendant que M. Batignole et Mme Bernard s'affairent à ranger les différents formulaires de leur classe respective, et que M. Gilles, le prof de dessin, s'en va déjà.
Alléluia. Mon estomac va enfin pouvoir être rassasié. Je remballe mes affaires et j'attends patiemment, dans un premier temps, que Leïa et Eddy veuillent bien dégager le passage. Ça m'agace rapidement, ils n'ont pas l'air pressés. Ils viennent de passer tout l'été ensemble et discutent pourtant comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis deux mois !
« Calme-toi, Katnyss ! » m'intimé-je. Je dois être un peu jalouse, je l'avoue, parce qu'à bien y réfléchir, je faisais la même chose quand Benoît était là. J'ai envie de les secouer, à croire qu'ils font exprès de jouer avec mes nerfs. Je n'y tiens plus, je passe par-dessus la table pour atteindre la rangée du dessous qui est vide, imitée par Tom et ses copains, et me précipite dehors.
Je jette mon sac dans mon casier avant d'aller au self. Exceptionnellement, je peux manger avec Tom, ses copains se joignent à nous. Leïa et Eddy également. Je me demande pourquoi, d'ailleurs, ils ne m'adressent presque pas la parole et ne s’intéressent pas au monde extérieur non plus. Je fais semblant de m'intéresser à la conversation des garçons à laquelle Tom prend part avec entrain, mais en réalité, j'ai du mal à suivre le fil, je ne ris pas avec eux et pour finir, je reste en tête-à-tête avec ma pizza caoutchouteuse et trop salée, et personne ne fait attention à moi.
Je me perds dans la contemplation de l'étendue d'herbe, sur laquelle donne la baie vitrée de la cafète, jusqu'à ce que mes yeux se posent sur cette chevelure parfaite, couleur caramel, avec laquelle le vent joue et où le soleil fait apparaître des reflets dorés. J'en fais tomber ma fourchette. Le fracas sur mon assiette me fait sursauter, mais personne ne paraît s'en rendre compte.
Je consulte la pendule du réfectoire, il est 13h30. J'ai encore trente minutes avant le début des cours, alors j'avale mon verre d'eau, empoche mon muffin et me lève.
- Tu t'en vas déjà ? S'étonne Tom.
- Besoin de prendre l'air, lui dis-je simplement.
Il me fait signe de la tête et me laisse aller, mais je sens son regard vriller sur moi tandis que je vide mon plateau, et jusqu'à ce que j'aie franchi les portes de sortie.
Je vais m'asseoir sur un banc au soleil et je mange mon muffin tout en l'émiettant. Concentrée sur la brise légère qui souffle dans mes cheveux, je constate, le cœur lourd, que je ne l'entends pas. Je ne sens pas sa présence. Je me sens vide. Alors, je fixe un point droit devant moi, sans même savoir ce que je regarde, mais j'oublie où je suis et me perds dans mes souvenirs.
Brusquement, mon point de repère m'échappe et me ramène à la réalité. Ce n'était pas un simple point, c'était la chevelure caramel que je fixais et qui vient de se retourner. Ce nouveau visage me rend un regard interrogateur. Je détourne vivement les yeux et me lève. Je jette le papier d’emballage de mon muffin, et la sonnerie retentit au moment où je franchis à nouveau les portes du lycée. Je vais donc directement récupérer mon sac, pour me rendre à mon premier cours de l'année : expression musicale.
Je connais déjà tous mes profs pour mes cours de cet après-midi, ça devrait être plutôt tranquille.
M. Batignole nous a présenté le programme des trois matières que l'on a avec lui pour l'année. Il lui aura fallu une heure quasiment pour ne rien dire. Et il nous a demandé pour la semaine prochaine de faire un texte de quinze lignes, dans lequel nous devons dire ce que représente la musique pour nous. Il dit que ça l'aidera à mieux nous connaître.
En littérature, après nous avoir fait remplir la fiche basique de présentation, Mme Bernard nous a fait passer une copie de la poésie « Le corbeau et le renard » de Jean de la Fontaine, illustrations incluses.
- Pour commencer en douceur, a-t-elle dit.
Non, mais je rêve, on est plus en cinquième ! Bref, à étudier pour demain. J'ai une heure d'étude avant mon cours de piano, je profite donc des derniers rayons du soleil. Leïa approche, seule.
- Je peux ? Me demande-t-elle en indiquant la place à côté de moi sur le banc.
Je lui fais signe que oui.
- Tu veux que je t'accompagne au cimetière après les cours ? Continue-t-elle prudemment.
- Je ne vais plus au cimetière, dis-je péniblement sans la regarder.
- Oh, pourquoi ?
- Tu le saurais si tu avais décroché ton téléphone cet été, ou si tu avais lu les mails que je t'ai envoyés, dis-je durement en la toisant.
- Je suis désolée de t'avoir évincé cet été, Katy, dit-elle en détournant le regard pour fixer ses mains. Ça aurait été trop dur de devoir contenir mon propre bonheur parce que tu avais été privée du tien. Je ne voulais pas culpabiliser d'en profiter.
Je n'en reviens pas qu'elle ose me dire un truc aussi égoïste.
- Eh bien, dans ce cas, je ne te retiens pas, craché-je en la plantant là, pour aller me réfugier dans le grand chêne qui pousse au milieu du terrain.
Normalement, on n'a pas le droit, mais tout le monde le fait. Et là, il n'y a personne. Surtout à cette heure-ci. Ceux qui n'ont pas cours rentrent chez eux ou attendent leur cours de musique ou de dessin. Ils sont donc trop bien élevés pour grimper aux arbres.
Comment ma meilleure amie a-t-elle pu ignorer que je me serais réjouie de son bonheur malgré ma tristesse ? Si elle avait été là pour moi, j'aurais pu être là pour elle. Qui sait, ça m'aurait peut-être aidé à surpasser mon malheur, à voir que le bonheur existe encore dans ce monde. Tout ce que je suis capable d'en ressortir aujourd'hui, c'est qu'il est là pour vous planter des couteaux dans le cœur. Le bonheur m'a apporté l'amour : pour me l'arracher au plus beau de son aventure, l'amitié : pour m'en priver quand j'en ai eu le plus besoin, le soutient : pour qu'il se dérobe dans ma chute. Le résultat fait terriblement mal, et les blessures longues, trop longues à la guérison.
***
En arrivant en cours de piano (d'instruments, en réalité, vu que nous jouons pour la plupart d'instruments différents), M. Zerne m'a gentiment tendue un mouchoir, sans rien dire. Au début, je n'ai pas compris. Puis j'ai constaté avec embarras, que mes joues étaient striées de larmes.
Aujourd'hui, on n'a pas vraiment joué, on a rempli une fiche de présentation puis travaillé nos gammes. On remarque ceux qui n'ont pas touché leur instrument de l'été : les instruments ne sont pas accordés, beaucoup de fausses notes malgré toutes ces années de musique derrière nous. Certes, pour moi, c'est facile à dire, je n'ai pas besoin d'accorder mon instrument, mais j'ai tout de même travaillé tout l'été, chaque jour minimum une heure, parfois jusqu'à cinq ou six heures, parce qu'il n'y avait que ça pour m'apaiser et me donner l'impression que Benoît était toujours là, à m'écouter, avachi sur mon lit, avant de se décider à me rejoindre pour jouer un quatre mains. Parce que oui, Benoît était aussi pianiste. Il jouait merveilleusement bien, et jouer avec lui, c'était un pur bonheur, un véritable moment de tendresse. Ensuite, je cessais de jouer et c'était lui qui reprenait le flambeau. Il jouait, tandis que je l'écoutais, assise à ses côtés la plupart du temps, une main posée sur sa cuisse et la tête sur son épaule, je fermais les yeux et le laissais me faire rêver. Il adorait ça et en profitait pour déposer des baisers sur mon front.
Après sa disparition, ça me manquait terriblement bien sûr, mais en fermant les yeux, je me l'imaginais tellement bien que je pouvais presque le sentir près de moi.
Quoi qu'il en soit, tandis que certains se remettaient dans le bain avec les bases, j'ai branché le casque sur le piano pour jouer quelques morceaux. Le prof est venu en brancher un deuxième et m'a écouté quelques minutes.
- Magnifique, me dit-il, tu es très douée, mais c'est très mélancolique. On en reparlera davantage demain.
Il m'a souri, puis s'est éloigné.
C'est affreux comme le lycée paraît désert à cette heure-ci. Ça donne le cafard. Je me dépêche de sortir et de rejoindre l'arrêt de bus puisque Tom est déjà rentré.
Pour une fois, maman est là quand je rentre.
- Bonsoir ma chérie, tu as passé une bonne journée ? Me demande-t-elle en déposant un b****r sur mon front.
Je crois qu'elle n'a pas fait ça depuis des années.
- Ça peut aller.
Je réponds sans grande conviction et vais me servir un verre de lait. Je prends un paquet de biscuits dans le placard (des cookies aux pépites de chocolat) et je vais m'installer devant la télévision. En ce moment, ils repassent Les Frères Scott sur NT1, c'est ma série préférée, je ne me lasse pas de la regarder.
Je sursaute en entendant Tom débouler dans l'escalier comme un éléphant.
- Hé, sœurette, t'es rentrée !
Il vient s’asseoir près de moi et passe un bras autour de mes épaules. Je finis mon verre et je m’appuie contre lui. Ça fait deux mois que nous n'avons pas eu un moment comme ça, ça m'avait manqué.
Le téléphone sonne, maman prend la communication dans le bureau de mon père.
- Votre père ne rentre pas ce soir, nous dit-elle en revenant.
Je pousse un énorme soupire de soulagement et Tom rit en catimini.
À la fin de l'épisode, je vais m'installer à la table de la cuisine, je remplis les derniers papiers à faire signer, puis les donnes à ma mère en même temps que Tom. Elle a passé cinq bonnes minutes à ne faire que des signatures.
- Ça vous dit si je commande des pizzas ? Nous demande-t-elle.
Évidemment, on approuve, on ne peut le faire que quand mon père ne rentre pas manger, il a horreur que maman ne cuisine pas pour lui. Quel macho ! De plus, celle de midi n'était pas du tout appétissante.
On mange vers 20h, puis je monte me préparer pour aller au lit, je n'ai aucune envie de veiller ce soir.
J'enlève la perruque, mais laisse le filet pour prendre ma douche, je n'ai pas besoin de me laver les cheveux ce soir et ce sera plus simple pour la remettre après. Je me brosserai les cheveux quand j'aurai souhaité une bonne nuit à ma mère et à Tom et que je me serai enfermée dans ma chambre.
Je me glisse sous les draps vers 21h30 et m’endors presque aussitôt.