I-2

1543 Words
Duroy, perplexe, ne savait que dire ; enfin, il se décida : « Je ne connais pas les Folies-Bergère. J’y ferais volontiers un tour. » Son compagnon s’écria : « Les Folies-Bergère, bigre ? nous y cuirons comme dans une rôtissoire. Enfin, soit, c’est toujours drôle. » Et ils pivotèrent sur leurs talons pour gagner la rue du Faubourg-Montmartre. La façade illuminée de l’établissement jetait une grande lueur dans les quatre rues qui se joignent devant elle. Une file de fiacres attendait la sortie. Forestier entrait, Duroy l’arrêta : « Nous oublions de passer au guichet. » L’autre répondit d’un ton important : « Avec moi on ne paie pas. » Quand il s’approcha du contrôle, les trois contrôleurs le saluèrent. Celui du milieu lui tendit la main. Le journaliste demanda : « Avez-vous une bonne loge ? – Mais certainement, monsieur Forestier. » Il prit le coupon qu’on lui tendait, poussa la porte matelassée, à battants garnis de cuir, et ils se trouvèrent dans la salle. Une vapeur de tabac voilait un peu, comme un très fin brouillard, les parties lointaines, la scène et l’autre côté du théâtre. Et s’élevant sans cesse, en minces filets blanchâtres, de tous les cigares et de toutes les cigarettes que fumaient tous ces gens, cette brume légère montait toujours, s’accumulait au plafond, et formait, sous le large dôme, autour du lustre, au-dessus de la galerie du premier chargée de spectateurs, un ciel ennuagé de fumée. Dans le vaste corridor d’entrée qui mène à la promenade circulaire, où rôde la tribu parée des filles, mêlée à la foule sombre des hommes, un groupe de femmes attendait les arrivants devant un des trois comptoirs où trônaient, fardées et défraîchies, trois marchandes de boissons et d’amour. Les hautes glaces, derrière elles, reflétaient leurs dos et les visages des passants. Forestier ouvrait les groupes, avançait vite, en homme qui a droit à la considération. Il s’approcha d’une ouvreuse. « La loge dix-sept ? dit-il. – Par ici, monsieur. » Et on les enferma dans une petite boîte en bois, découverte, tapissée de rouge, et qui contenait quatre chaises de même couleur, si rapprochées qu’on pouvait à peine se glisser entre elles. Les deux amis s’assirent : et, à droite comme à gauche, suivant une longue ligne arrondie aboutissant à la scène par les deux bouts, une suite de cases semblables contenait des gens assis également et dont on ne voyait que la tête et la poitrine. Sur la scène, trois jeunes hommes en maillot collant, un grand, un moyen, un petit, faisaient, tour à tour, des exercices sur un trapèze. Le grand s’avançait d’abord, à pas courts et rapides, en souriant, et saluait avec un mouvement de la main comme pour envoyer un b****r. On voyait, sous le maillot, se dessiner les muscles des bras et des jambes ; il gonflait sa poitrine pour dissimuler son estomac trop saillant ; et sa figure semblait celle d’un garçon coiffeur, car une raie soignée ouvrait sa chevelure en deux parties égales, juste au milieu du crâne. Il atteignait le trapèze d’un bond gracieux, et, pendu par les mains, tournait autour comme une roue lancée ; ou bien, les bras raides, le corps droit, il se tenait immobile, couché horizontalement dans le vide, attaché seulement à la barre fixe par la force des poignets. Puis il sautait à terre, saluait de nouveau en souriant sous les applaudissements de l’orchestre, et allait se coller contre le décor, en montrant bien, à chaque pas, la musculature de sa jambe. Le second, moins haut, plus trapu, s’avançait à son tour et répétait le même exercice, que le dernier recommençait encore, au milieu de la faveur plus marquée du public. Mais Duroy ne s’occupait guère du spectacle, et, la tête tournée, il regardait sans cesse derrière lui le grand promenoir plein d’hommes et de prostituées. Forestier lui dit : « Remarque donc l’orchestre : rien que des bourgeois avec leurs femmes et leurs enfants, de bonnes têtes stupides qui viennent pour voir. Aux loges, des boulevardiers ; quelques artistes, quelques filles de demi-choix ; et, derrière nous, le plus drôle de mélange qui soit dans Paris. Quels sont ces hommes ? Observe-les. Il y a de tout, de toutes les castes, mais la crapule domine. Voici des employés, employés de banque, de magasin, de ministère, des reporters, des souteneurs, des officiers en bourgeois, des gommeux en habit, qui viennent de dîner au cabaret et qui sortent de l’Opéra avant d’entrer aux Italiens, et puis encore tout un monde d’hommes suspects qui défient l’analyse. Quant aux femmes, rien qu’une marque : la soupeuse de l’Américain, la fille à un ou deux louis qui guette l’étranger de cinq louis et prévient ses habitués quand elle est libre. On les connaît toutes depuis six ans ; on les voit tous les soirs, toute l’année, aux mêmes endroits, sauf quand elles font une station hygiénique à Saint-Lazare ou à Lourcine. » Duroy n’écoutait plus. Une de ces femmes, s’étant accoudée à leur loge, le regardait. C’était une grosse brune à la chair blanchie par la pâte, à l’œil noir, allongé, souligné par le crayon, encadré sous des sourcils énormes et factices. Sa poitrine, trop forte, tendait la soie sombre de sa robe ; et ses lèvres peintes, rouges comme une plaie, lui donnaient quelque chose de bestial, d’ardent, d’outré, mais qui allumait le désir cependant. Elle appela, d’un signe de tête, une de ses amies qui passait, une blonde aux cheveux rouges, grasse aussi, et elle lui dit d’une voix assez forte pour être entendue : « Tiens, v’là un joli garçon : s’il veut de moi pour dix louis, je ne dirai pas non. » Forestier se retourna, et, souriant, il tapa sur la cuisse de Duroy : « C’est pour toi, ça : tu as du succès, mon cher. Mes compliments. » L’ancien sous-off avait rougi ; et il tâtait, d’un mouvement machinal du doigt, les deux pièces d’or dans la poche de son gilet. Le rideau s’était baissé ; l’orchestre maintenant jouait une valse. Duroy dit : « Si nous faisions un tour dans la galerie ? – Comme tu voudras. » Ils sortirent, et furent aussitôt entraînés dans le courant des promeneurs. Pressés, poussés, serrés, ballottés, ils allaient, ayant devant les yeux un peuple de chapeaux. Et les filles, deux par deux, passaient dans cette foule d’hommes, la traversaient avec facilité, glissaient entre les coudes, entre les poitrines, entre les dos, comme si elles eussent été bien chez elles, bien à l’aise, à la façon des poissons dans l’eau, au milieu de ce flot de mâles. Duroy ravi, se laissait aller, buvait avec ivresse l’air vicié par le tabac, par l’odeur humaine et les parfums des drôlesses. Mais Forestier suait, soufflait, toussait. « Allons au jardin », dit-il. Et, tournant à gauche, ils pénétrèrent dans une espèce de jardin couvert, que deux grandes fontaines de mauvais goût rafraîchissaient. Sous des ifs et des thuyas en caisse, des hommes et des femmes buvaient sur des tables de zinc. « Encore un bock ? demanda Forestier. Oui, volontiers. » Ils s’assirent en regardant passer le public. De temps en temps, une rôdeuse s’arrêtait, puis demandait avec un sourire banal : « M’offrez-vous quelque chose, monsieur ? » Et comme Forestier répondait : « Un verre d’eau à la fontaine », elle s’éloignait en murmurant : « Va donc, mufle ! » Mais la grosse brune qui s’était appuyée tout à l’heure derrière la loge des deux camarades reparut, marchant arrogamment, le bras passé sous celui de la grosse blonde. Cela faisait vraiment une belle paire de femmes, bien assorties. Elle sourit en apercevant Duroy, comme si leurs yeux se fussent dit déjà des choses intimes et secrètes ; et, prenant une chaise, elle s’assit tranquillement en face de lui et fit asseoir son amie, puis elle commanda d’une voix claire : « Garçon, deux grenadines ! » Forestier, surpris, prononça : « Tu ne te gênes pas, toi ! » Elle répondit : « C’est ton ami qui me séduit. C’est vraiment un joli garçon. Je crois qu’il me ferait faire des folies ! » Duroy, intimidé, ne trouvait rien à dire. Il retroussait sa moustache frisée en souriant d’une façon niaise. Le garçon apporta les sirops, que les femmes burent d’un seul trait ; puis elles se levèrent, et la brune, avec un petit salut amical de la tête et un léger coup d’éventail sur le bras, dit à Duroy : « Merci, mon chat. Tu n’as pas la parole facile. » Et elles partirent en balançant leur croupe. Alors Forestier se mit à rire : « Dis donc, mon vieux, sais-tu que tu as vraiment du succès auprès des femmes ? Il faut soigner ça. Ça peut te mener loin. » Il se tut une seconde, puis reprit, avec ce ton rêveur des gens qui pensent tout haut : « C’est encore par elles qu’on arrive le plus vite. » Et comme Duroy souriait toujours sans répondre, il demanda : « Est-ce que tu restes encore ? Moi, je vais rentrer, j’en ai assez. » L’autre murmura : « Oui, je reste encore un peu. Il n’est pas tard. » Forestier se leva : « Eh bien, adieu, alors. À demain. N’oublie pas ? 17, rue Fontaine, sept heures et demie. – C’est entendu ; à demain. Merci. » Ils se serrèrent la main, et le journaliste s’éloigna. Dès qu’il eut disparu, Duroy se sentit libre, et de nouveau il tâta joyeusement les deux pièces d’or dans sa poche ; puis, se levant, il se mit à parcourir la foule qu’il fouillait de l’œil. Il les aperçut bientôt, les deux femmes, la blonde et la brune, qui voyageaient toujours de leur allure fière de mendiantes, à travers la cohue des hommes. Il alla droit sur elles, et quand il fut tout près, il n’osa plus. La brune lui dit : « As-tu retrouvé ta langue ? » Il balbutia : « Parbleu », sans parvenir à prononcer autre chose que cette parole. Ils restaient debout tous les trois, arrêtés, arrêtant le mouvement du promenoir, formant un remous autour d’eux. Alors, tout à coup, elle demanda : « Viens-tu chez moi ? » Et lui, frémissant de convoitise, répondit brutalement. « Oui, mais je n’ai qu’un louis dans ma poche. » Elle sourit avec indifférence : « Ça ne fait rien. » Et elle prit son bras en signe de possession. Comme ils sortaient, il songeait qu’avec les autres vingt francs il pourrait facilement se procurer, en location, un costume de soirée pour le lendemain.
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