***Retiré chez lui, il envoya chercher des livres nouveaux pour adoucir son chagrin, et il pria quelques lettrés à dîner pour se réjouir. Il en vint deux fois plus qu’il n’en avait demandé, comme les guêpes que le miel attire. Ces parasites se pressaient de manger et de parler ; ils louaient deux sortes de personnes, les morts et eux-mêmes, et jamais leurs contemporains, excepté le maître de la maison. Si quelqu’un d’eux disait un bon mot, les autres baissaient les yeux et se mordaient les lèvres de douleur de ne l’avoir pas dit. Ils avaient moins de dissimulation que les mages, parce qu’ils n’avaient pas de si grands objets d’ambition. Chacun d’eux briguait une place de valet et une réputation de grand homme ; ils se disaient en face des choses insultantes, qu’ils croyaient des traits d’esprit. Ils avaient eu quelque connaissance de la mission de Babouc. L’un d’eux le pria tout bas d’exterminer un auteur qui ne l’avait pas assez loué il y avait cinq ans ; un autre demanda la perte d’un citoyen qui n’avait jamais ri à ses comédies ; un troisième demanda l’extinction de l’Académie, parce qu’il n’avait jamais pu parvenir à y être admis. Le repas fini, chacun d’eux s’en alla seul : car il n’y avait pas dans toute la troupe deux hommes qui pussent se souffrir, ni même se parler ailleurs que chez les riches qui les invitaient à leur table. Babouc jugea qu’il n’y aurait pas grand mal quand cette vermine périrait dans la destruction générale.
***Dès qu’il se fut défait d’eux, il se mit à lire quelques livres nouveaux. Il y reconnut l’esprit de ses convives. Il vit surtout avec indignation ces gazettes de la médisance, ces archives du mauvais goût, que l’envie, la bassesse et la faim ont dictées ; ces lâches satires où l’on ménage le vautour et où l’on déchire la colombe ; ces romans dénués d’imagination, où l’on voit tant de portraits de femmes que l’auteur ne connaît pas.
Il jeta au feu tous ces détestables écrits, et sortit pour aller le soir à la promenade. On le présenta à un vieux lettré qui n’était point venu grossir le nombre de ses parasites. Ce lettré fuyait toujours la foule, connaissait les hommes, en faisait usage, et se communiquait avec discrétion. Babouc lui parla avec douleur de ce qu’il avait lu et de ce qu’il avait vu.
« Vous avez lu des choses bien méprisables, lui dit le sage lettré ; mais dans tous les temps, et dans tous les pays, et dans tous les genres, le mauvais fourmille et le bon est rare. Vous avez reçu chez vous le rebut de la pédanterie, parce que, dans toutes les professions, ce qu’il y a de plus indigne de paraître est toujours ce qui se présente avec le plus d’impudence. Les véritables sages vivent entre eux retirés et tranquilles ; il y a encore parmi nous des hommes et des livres dignes de votre attention. » Dans le temps qu’il parlait ainsi un autre lettré les joignit ; leurs discours furent si agréables et si instructifs, si élevés au-dessus des préjugés et si conformes à la vertu, que Babouc avoua n’avoir jamais rien entendu de pareil. « Voilà des hommes, disait-il tout bas, à qui l’ange Ituriel n’osera toucher, ou il sera bien impitoyable. »
Raccommodé avec les lettrés, il était toujours en colère contre le reste de la nation. « Vous êtes étranger, lui dit l’homme judicieux qui lui parlait ; les abus se présentent à vos yeux en foule, et le bien qui est caché et qui résulte quelquefois de ces abus mêmes, vous échappe. » Alors il apprit que parmi les lettrés il y en avait quelques-uns qui n’étaient pas envieux, et que parmi les mages même il y en avait de vertueux. Il conçut à la fin que ces grands corps, qui semblaient en se choquant préparer leurs communes ruines, étaient au fond des institutions salutaires ; que chaque société de mages était un frein à ses rivales ; que si ces émules différaient dans quelques opinions, ils enseignaient tous la même morale, qu’ils instruisaient le peuple, et qu’ils vivaient soumis aux lois, semblables aux précepteurs qui veillent sur le fils de la maison tandis que le maître veille sur eux-mêmes. Il en pratiqua plusieurs, et vit des âmes célestes. Il apprit même que parmi les fous qui prétendaient faire la guerre au grand lama il y avait eu de très grands hommes. Il soupçonna enfin qu’il pourrait bien en être des mœurs de Persépolis comme des édifices, dont les uns lui avaient paru dignes de pitié, et les autres l’avaient ravi en admiration.
***Il dit à son lettré : « Je conçois très bien que ces mages que j’avais crus si dangereux sont en effet très utiles, surtout quand un gouvernement sage les empêche de se rendre trop nécessaires ; mais vous m’avouerez au moins que vos jeunes magistrats, qui achètent une charge de juge dès qu’ils ont appris à monter à cheval, doivent étaler dans les tribunaux tout ce que l’impertinence a de plus ridicule et tout ce que l’iniquité a de plus pervers ; il vaudrait mieux sans doute donner ces places gratuitement à ces vieux jurisconsultes qui ont passé toute leur vie à peser le pour et le contre. » Le lettré lui répliqua : « Vous avez vu notre armée avant d’arriver à Persépolis ; vous savez que nos jeunes officiers se battent très bien, quoiqu’ils aient acheté leurs charges ; peut-être verrez-vous que nos jeunes magistrats ne jugent pas mal, quoiqu’ils aient payé pour juger. »
Il le mena le lendemain au grand tribunal, où l’on devait rendre un arrêt important. La cause était connue de tout le monde. Tous ces vieux avocats qui en parlaient étaient flottants dans leurs opinions ; ils alléguaient cent lois, dont aucune n’était applicable au fond de la question ; ils regardaient l’affaire par cent côtés, dont aucun n’était dans son vrai jour ; les juges décidèrent plus vite que les avocats ne doutèrent. Leur jugement fut presque unanime ; ils jugèrent bien, parce qu’ils suivaient les lumières de la raison, et les autres avaient opiné mal, parce qu’ils n’avaient consulté que leurs livres.
Babouc conclut qu’il y avait souvent de très bonnes choses dans les abus. Il vit dès le jour même que les richesses des financiers, qui l’avaient tant révolté, pouvaient produire un effet excellent : car, l’empereur ayant eu besoin d’argent, il trouva en une heure, par leur moyen, ce qu’il n’aurait pas eu en six mois par les voies ordinaires ; il vit que ces gros nuages, enflés de la rosée de la terre, lui rendaient en pluie ce qu’ils en recevaient. D’ailleurs les enfants de ces hommes nouveaux, souvent mieux élevés que ceux des familles plus anciennes, valaient quelquefois beaucoup mieux : car rien n’empêche qu’on ne soit un bon juge, un brave guerrier, un homme d’État habile, quand on a eu un père bon calculateur.
***Insensiblement Babouc faisait grâce à l’avidité du financier, qui n’est pas au fond plus avide que les autres hommes, et qui est nécessaire. Il excusait la folie de se ruiner pour juger et pour se battre, folie qui produit de grands magistrats et des héros. Il pardonnait à l’envi des lettrés, parmi lesquels il se trouvait des hommes qui éclairaient le monde ; il se réconciliait avec les mages ambitieux et intrigants, chez lesquels il y avait plus de grandes vertus encore que de petits vices mais il lui restait encore bien des griefs, et surtout les galanteries des dames, et les désolations qui en devaient être la suite, le remplissaient d’inquiétude et d’effroi.
Comme il voulait pénétrer dans toutes les conditions humaines, il se fit mener chez un ministre mais il tremblait toujours en chemin que quelque femme ne fût assassinée en sa présence par son mari. Arrivé chez l’homme d’État, il resta deux heures dans l’antichambre sans être annoncé, et deux heures encore après l’avoir été. Il se promettait bien, dans cet intervalle, de recommander à l’ange Ituriel et le ministre et ses insolents huissiers. L’antichambre était remplie de dames de tout étage, de mages de toutes couleurs, de juges, de marchands, d’officiers, de pédants ; tous se plaignaient du ministre. L’avare et l’usurier disaient : « Sans doute cet homme-là pille les provinces » ; le capricieux lui reprochait d’être bizarre ; le voluptueux disait : « Il ne songe qu’à ses plaisirs » ; l’intrigant se flattait de le voir bientôt perdu par une cabale ; les femmes espéraient qu’on leur donnerait bientôt un ministre plus jeune.
Babouc entendait leurs discours ; il ne put s’empêcher de dire : « Voilà un homme bien heureux ; il a tous ses ennemis dans son antichambre ; il écrase de son pouvoir ceux qui l’envient, il voit à ses pieds ceux qui le détestent. » Il entra enfin : il vit un petit vieillard courbé sous le poids des années et des affaires, mais encore vif et plein d’esprit.
Babouc lui plut, et il parut à Babouc un homme estimable. La conversation devint intéressante. Le ministre lui avoua qu’il était un homme très malheureux ; qu’il passait pour riche, et qu’il était pauvre ; qu’on le croyait tout-puissant, et qu’il était toujours contredit ; qu’il n’avait guère obligé que des ingrats, et que dans un travail continuel de quarante années il avait eu à peine un moment de consolation. Babouc en fut touché, et pensa que, si cet homme avait fait des fautes, et si l’ange Ituriel voulait le punir, il ne fallait pas l’exterminer, mais seulement lui laisser sa place.
***Tandis qu’il parlait au ministre entre brusquement la belle dame chez qui Babouc avait dîné. On voyait dans ses yeux et sur son front les symptômes de la douleur et de la colère : elle éclata en reproches contre l’homme d’État ; elle versa des larmes ; elle se plaignit avec amertume de ce qu’on avait refusé à son mari une place où sa naissance lui permettait d’aspirer, et que ses services et ses blessures méritaient ; elle s’exprima avec tant de force, elle mit tant de grâces dans ses plaintes, elle détruisit les objections avec tant d’adresse, elle fit valoir les raisons avec tant d’éloquence, qu’elle ne sortit point de la chambre sans avoir fait la fortune de son mari.
Babouc lui donna la main. « Est-il possible, Madame, lui dit-il, que vous vous soyez donné toute cette peine pour un homme que vous n’aimez point, et dont vous avez tout à craindre ? – Un homme que je n’aime point ! s’écria-t-elle : sachez que mon mari est le meilleur ami que j’aie au monde, qu’il n’y a rien que je ne lui sacrifie, hors mon amant, et qu’il ferait tout pour moi, hors de quitter sa maîtresse. Je veux vous la faire connaître : c’est une femme charmante, pleine d’esprit et du meilleur caractère du monde ; nous soupons ensemble ce soir avec mon mari et mon petit mage ; venez partager notre joie. »
La dame mena Babouc chez elle. Le mari, qui était enfin arrivé plongé dans la douleur, revit sa femme avec des transports d’allégresse et de reconnaissance ; il embrassait tour à tour sa femme, sa maîtresse, le petit mage et Babouc. L’union, la gaieté, l’esprit et les grâces furent l’âme de ce repas. « Apprenez, lui dit la belle dame chez laquelle il soupait, que celles qu’on appelle quelquefois de malhonnêtes femmes ont presque toujours le mérite d’un très honnête homme, et, pour vous en convaincre, venez demain dîner avec moi chez la belle Téone. Il y a quelques vieilles vestales qui la déchirent ; mais elle fait plus de bien qu’elles toutes ensemble. Elle ne commettrait pas une légère injustice pour le plus grand intérêt ; elle ne donne à son amant que des conseils généreux ; elle n’est occupée que de sa gloire ; il rougirait devant elle s’il avait laissé échapper une occasion de faire du bien, car rien n’encourage plus aux actions vertueuses que d’avoir pour témoin et pour juge de sa conduite une maîtresse dont on veut mériter l’estime. »
Babouc ne manqua pas au rendez-vous. Il vit une maison où régnaient tous les plaisirs ; Téone régnait sur eux ; elle savait parler à chacun son langage. Son esprit naturel mettait à son aise celui des autres ; elle plaisait sans presque le vouloir ; elle était aussi aimable que bienfaisante ; et, ce qui augmentait le prix de toutes ses qualités, elle était belle.
Babouc, tout Scythe et tout envoyé qu’il était d’un génie, s’aperçut que, s’il restait encore à Persépolis, il oublierait Ituriel pour Téone. Il s’affectionnait à la ville, dont le peuple était poli, doux et bienfaisant, quoique léger, médisant et plein de vanité. Il craignait que Persépolis ne fût condamnée ; il craignait même le compte qu’il allait rendre.
Voici comme il s’y prit pour rendre ce compte. Il fit faire par le meilleur fondeur de la ville une petite statue composée de tous les métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les plus viles ; il la porta à Ituriel : « Casserez-vous, dit-il, cette jolie statue, parce que tout n’y est pas or et diamants ? » Ituriel entendit à demi-mot ; il résolut de ne pas même songer à corriger Persépolis, et de laisser aller le monde comme il va : car, dit-il, si tout n’est pas bien, tout est passable ». On laissa donc subsister Persépolis ; et Babouc fut bien loin de se plaindre, comme Jonas qui se fâcha de ce qu’on ne détruisait pas Ninive. Mais, quand on a été trois jours dans le corps d’une baleine, on n’est pas de si bonne humeur que quand on a été à l’opéra, à la comédie, et qu’on a soupé en bonne compagnie.