Chapitre 2

3776 Words
Chapitre 2 Onze ans et trois mois plus tôt, Moscou On frappe timidement à la porte de ma chambre. — Alina, tu es là ? Viens, c’est l’heure de notre leçon. Ouais, c’est mort. Je mets en pause le jeu auquel je joue sur la Wii et augmente le volume de mon iPod jusqu’à ce que Get Low de Lil’ Jon & The East Side Boyz retentisse à tout rompre dans mes oreilles, noyant la voix agaçante de mon professeur particulier. Je coupe le son de la télévision, reprends le jeu et guide Mario sur la route, tout en ignorant les coups continus. Je ne sais pas pourquoi je dois prendre des cours d’anglais tout l’été alors que j’étudie dans un pensionnat du New Hampshire depuis trois ans. À présent, mon anglais est aussi bon que celui de mes camarades de classe américains, et mon accent russe est inexistant. Bien sûr, mon orthographe et ma grammaire pourraient être améliorées, mais je viens tout juste d’entrer en troisième. Je finirai bien par apprendre toutes ces règles stupides. Les coups s’arrêtent et je souffle de soulagement. Avec un peu de chance, Dan, dont je déteste le nom, passera l’heure qui lui est allouée à me chercher dans tous les coins et recoins de notre vaste duplex moscovite avec toit-terrasse avant de jeter l’éponge pour la journée. Il pourrait aussi se plaindre à mon père, mais peu importe. Je préfère que mon père me crie dessus plutôt que de supporter que Dan me regarde toujours comme ça. Je frissonne en me rappelant ce regard. Je le vois sans arrêt sur le visage des hommes depuis que j’ai des seins. Ils ne sont pas gros ni rien ‒ certaines filles de ma classe ont déjà un bonnet D ou plus ‒, mais les garçons ne semblent pas s’en soucier. Les adultes non plus, surtout quand maman me fait porter du maquillage. En parlant de ça… On frappe à nouveau à ma porte, cette fois de façon beaucoup plus insistante. Je reconnais sa cadence, même à travers la musique qui retentit dans mes écouteurs. À contrecœur, je mets le jeu en pause et baisse le volume de mon iPod. — Ouais ? — Alinochka, c’est moi. Tu es habillée et prête ? Pfff, j’espérais qu’elle m’aurait oubliée. Après avoir retiré mes écouteurs, j’éteins la télé et me lève d’un bond. — Une seconde, maman ! Ignorant ma demande, elle pousse la porte et entre dans ma chambre. Instantanément, ses yeux s’écarquillent. — Mais qu’est-ce que tu portes ? Grillée. Je baisse les yeux sur mon pantalon de survêtement et mon t-shirt trop ample avec autant de nonchalance que possible. — Des vêtements. Elle plisse les yeux. — Ne fais pas la maline avec moi. Tu sais très bien ce que je te demande. — D’accord, dis-je enfin avec un soupir exaspéré. Donne-moi juste une minute. — Tu as trente secondes, déclare-t-elle alors que je cours dans mon placard et enfile la première robe qu’elle jugera probablement appropriée, une robe de soirée rouge aussi étincelante qu’inconfortable. Je ne sais pas pourquoi je dois porter cette merde chaque fois que papa reçoit des invités, mais maman insiste. Apparemment, je dois présenter mon meilleur profil. Sauf que dans cette robe, je présente plutôt ma meilleure poitrine. Sérieusement, a-t-elle encore grossi depuis la semaine dernière ? Avec une grimace, j’essaie d’engoncer mes globes charnus plus profondément dans le corset, mais le soutien-gorge push-up intégré fait trop bien son travail. — Qu’est-ce que tu fais ? Arrête. C’est censé être comme ça, dit maman, entrant dans le dressing pour retirer mes mains. Mets des chaussures, et nous allons te coiffer et te maquiller. Qu’on m’abatte sur-le-champ. J’enfile une paire de chaussures à talons hauts assorties à la robe et me laisse guider vers le miroir, où elle commence à brosser mes longs cheveux avec la vitesse et l’enthousiasme de quelqu'un déterminé à les arracher par la racine. — Aïe ! Je grimace lorsque la brosse s’accroche à un nœud particulièrement récalcitrant, mais elle m’ignore à nouveau. Ça m’apprendra d’avoir attendu la dernière minute. Enfin, mes cheveux sont lisses et démêlés. J’aimerais pouvoir les attacher en queue de cheval, mais maman aime qu’ils pendent dans mon dos comme un rideau noir de jais. Je ne suis pas fan de cette couleur et je rêve du jour où j’aurai le droit de me faire quelques mèches. L’année prochaine, j’espère. Ensuite vient le maquillage. Morose, je regarde mon visage pâle s’éclaircir avec un fard à joues, mes lèvres se transformer en moue rouge brillante, et l’inclinaison féline de mes yeux verts soulignée par une application habile de liner et de mascara. La seule imperfection qui subsiste est mon sourire, avec le petit espace entre mes dents de devant qui, selon maman, me donne un charme « distinctif ». — Voilà, c’est bien mieux, dit-elle avec satisfaction après avoir fini. Il m’est difficile de ne pas grimacer. La fille qui me regarde dans le miroir n’est pas tant une inconnue qu’une personne que je n’aime pas. Toute pimpante, fausse et adulte. Avec ma taille supérieure à la moyenne et la robe qui épouse mes courbes naissantes, j’ai l’air d’avoir au moins dix-sept ans comme ça, peut-être même dix-huit. Si Dan me voit ainsi, il va s’étouffer avec sa bave. Tout comme certains des invités de papa, ces vieux messieurs aux compliments mielleux devant lesquels il aime me faire parader. Je déteste ça. Je déteste être ce bel objet brillant que maman et papa exhibent comme un poney de valeur. Si ça ne tenait qu’à moi, je vivrais en pantalon de survêtement et t-shirts, à jouer à Mario et Zelda et à écouter du Kanye toute la journée. Mais ce n’est pas la vie d’une Molotov. Nous sommes la crème de la crème, ou du moins l’écume qui flotte dans une marmite de soupe. La haute société, comme maman aime l’appeler, ou le sommet de la hiérarchie de la mafia, selon mon point de vue. Vladimir Molotov, mon père, est riche à milliards. Le genre de richesse qui ne peut s’acquérir en Russie que par des moyens peu recommandables. Maman croit que je ne sais pas quel genre d’homme il est, en quel genre d’hommes il a façonné mes frères aînés, mais je le sais. J’ai entendu ses disputes avec papa toute ma vie. Des disputes qui ont empiré ces dernières années, même si j’essaie de ne pas y penser. — Nous devrions te faire faire du mannequinat, dit maman en reculant pour m’examiner d’un œil approbateur, et cette fois, je grimace. J’espère que ce ne sont que des paroles en l’air, mais connaissant ma mère, elle a déjà envoyé mes photos à une agence. — Qui vient aujourd’hui ? demandé-je, juste au cas où elle n’aurait pas encore envoyé les photos. Peut-être que si je la distrais, elle oubliera complètement cette idée atroce. — Les partenaires commerciaux de papa ? — Oui, et… — Vera ! La voix grave de papa résonne d’en bas. — Où es-tu ? Ils sont là. En entendant son nom, ma mère passe ses paumes sur sa robe et touche son chignon élaboré pour s’assurer que chaque cheveu brun brillant est bien en place. — J’arrive ! crie-t-elle avant de me fixer d’un regard qui aurait été capable de lancer des lasers. Tu descendras dans une demi-heure pour accueillir tout le monde, compris ? Garde un œil sur l’horloge et ne va pas te perdre dans tes jeux idiots. C’est important. Je lève les yeux au ciel. — Oui, oui. — Je suis sérieuse, Alina. Je n’aurai pas le temps de venir ici et de te traîner dehors. — Ouais, j’ai compris. Allez, va-t’en. Je lui fais signe de partir. — Papa t’attend. Avec un dernier regard par en dessous, elle part. Je m’installe sur le canapé et lance mon jeu. * * * Je suis tellement occupée à battre le prochain boss que lorsque je regarde l’horloge, il s’est écoulé près d’une heure. Oups. Je cours vers le miroir pour m’assurer que mon maquillage n’a pas coulé, puis je me dépêche de sortir de la chambre aussi vite que mes fichus talons me le permettent. Une fois dans le couloir, je perçois un murmure de voix et des rires éméchés provenant d’en bas. J’imagine les vieux messieurs et leurs épouses, bien habillés et parfumés, en train de porter des toasts insipides tout en buvant de la vodka et du cognac et en dévorant le riche assortiment d’amuse-gueules que notre chef, Pavel, a préparé. Pas de salat oliv’ye basique ici ; il n’y a que du caviar de luxe et du fromage français de qualité, chaque plat soigneusement sélectionné pour mettre en valeur notre pouvoir et notre richesse. Je passe devant le bureau de papa quand la porte s’ouvre et un homme sort devant moi. Surprise, je fais un bond en arrière et mon talon gauche atterrit sur le tapis dans le mauvais sens. Je crie, mes bras s’agitent tandis que ma cheville se tord douloureusement sous mon corps. Avant que je ne tombe sur les fesses, des mains puissantes m’attrapent les coudes pour me stabiliser, et je me retrouve à contempler la paire d’yeux la plus sombre que j’aie jamais vue. L’homme qui me tient est musclé et grand. Si grand que même avec mes talons, je dois me dévisser le cou pour soutenir son regard. Et il est jeune. Assez jeune pour n’être encore qu’un garçon. Sa taille et la largeur de ses épaules m’ont trompée, au début, mais il ne doit pas être beaucoup plus âgé que mon frère Nikolaï qui vient d’avoir vingt ans. Je déglutis lorsque ses yeux sombres, à demi cachés sous ses paupières, scrutent mon visage, s’attardant un instant sur mes lèvres rouge vif. Mon cœur bat la chamade et ma peau est étrangement chaude, en particulier là où ses doigts s’attardent sur mes bras nus. Je n’ai jamais été aussi proche physiquement d’un homme qui n’a aucun lien de parenté avec moi, et bien que ce garçon soit loin d’être aussi beau que mes frères, je ne peux m’empêcher de le dévisager, avec ses traits robustes et puissamment virils. Il y a quelque chose de fougueux en lui, quelque chose d’indompté dans les mèches noires ébouriffées qui tombent sur son front et les lignes prononcées, presque cruelles, de sa mâchoire. Même son eau de toilette, avec ses subtiles notes de pin et de cuir, me rappelle les sombres forêts d’hiver et les dangers qui s’y tapissent. — Tu vas bien ? demande-t-il tout bas. Le timbre profond de sa voix est celui d’un homme, pas d’un garçon. — Tu t’es fait mal ? Je parviens à hocher la tête, et il me lâche. Je recule immédiatement. Mes bras picotent là où il m’a tenue, et l’air frais qui balaie ma peau forme un contraste saisissant avec la chaleur de son contact. Il me contemple d’un regard nettement masculin et adulte. Curieusement, ça ne me dérange pas. Pour la première fois, je suis heureuse de paraître avoir dix-sept ans, peut-être même dix-huit. J’aimerais en faire vingt. Je recule les épaules et me tiens plus droite, même si un filet de sueur coule le long de ma colonne vertébrale sous le corsage serré de ma robe. Aime-t-il ce qu’il voit ? Parce que c’est ce que je veux. Je le veux vraiment. Ses lèvres se retroussent avec espièglerie tandis que ses yeux reviennent sur mon visage. — Qu’est-ce qu’il y a, ma beauté ? Tu as perdu ta langue ? Ma beauté ? Il aime ce qu’il voit ! Puis le sens de ses mots s’infiltre dans mon cerveau, et je réalise que je l’ai reluqué dans un silence total, comme une groupie émerveillée. Une bouffée de chaleur me brûle le visage. — Bien sûr que non ! Ses yeux se plissent, le sourire malicieux se détache de ses lèvres et j’ai envie de ramper sous le tapis. Quelle réponse stupide et immature. Pire encore, les mots sont sortis dans un petit cri, me faisant passer pour une gamine idiote au lieu d’une jeune adulte proche de son âge. Ce que je serai bientôt. Dans environ quatre ou cinq ans. Je me racle la gorge et prends une voix plus grave. — Qu’est-ce que tu fiches ici ? Voilà. Ça, ça ressemblait à la voix d’une personne de peut-être dix-huit ans. Avec du caractère. Je crois que les garçons plus âgés aiment ça. Une lueur dubitative apparaît dans ses yeux, mêlée à un soupçon d’amusement. — Qu’est-ce que toi, tu fais ici ? Je lâche un rire moqueur. — Bien essayé. C’est ma chambre, là-bas. Je désigne du pouce le bout du couloir et imite papa dans son attitude la plus autoritaire. — Maintenant, réponds à ma question. Que fais-tu dans le bureau de mon père ? Sa voix devient glaciale. — Ton père ? Un masque dur tombe sur son visage, toute trace d’enfance disparaissant de ses traits. L’homme qui me regarde maintenant est aussi sombre et redoutable que n’importe quel homme de main de mon père. — C’est toi, Alina ? La fille de treize ans de Molotov ? — J’en ai presque quatorze ! Bon sang, j’ai dit ça comme si j’en avais dix. Pas de quoi le convaincre que je suis proche de son âge, quel qu’il soit. Faisant appel à des générations d’arrogance Molotov, je demande aussi hautainement que possible : — Toi, quel âge as-tu ? En vérité, je ne suis pas sûre de vouloir le savoir. Ou d’être près de lui. Si le garçon m’intriguait, l’homme me fait peur. Il y a de la dérision dans ces yeux sombres, presque noirs, qui me fixent maintenant. De la dérision et autre chose… quelque chose d’effrayant. Sa voix devient mortellement doucereuse. — Ce ne sont pas tes affaires, gamine. Cours chez ton père et dis-lui que son plan n’a pas marché. Je ne mords pas à l’hameçon, même s’il est joliment emballé. Un hameçon ? Qu’est-ce qu’il… ? Puis je comprends. Il parle de moi. Je suis cet hameçon joliment emballé. Mon visage s’embrase à nouveau, mais cette fois avec une colère à l’état pur. — Va te faire foutre. Je ne suis pas un hameçon. — Ah non ? Son regard me balaie, une courbe cruelle faisant frémir ses lèvres. — Pour quelle autre raison t’exhiberait-on devant moi habillée comme ça ? — Personne ne m’exhibe ! J’ai envie de le gifler. Je veux lui arracher les yeux. Maman aime que je sois jolie, mais c’est une question de statut social pour elle et papa. Comme le caviar et le fromage raffiné. Mes frères doivent aussi s’habiller quand nous avons de la compagnie, c’est comme ça que nous avons été éduqués. Furieuse, je fais glisser mon regard sur lui, depuis le haut de ses cheveux noirs jusqu’aux bouts vernis de ses chaussures. — Est-ce qu’on t’exhibe, toi ? Parce que lui aussi est en tenue de soirée. J’ai tellement l’habitude de voir des hommes en smoking et en costume que je n’ai pas remarqué ses vêtements au début. Mais ils sont beaux, aussi chics que ceux de mon père et de mes frères. Sa veste de smoking noire épouse ses larges épaules, plus cintrée au niveau de sa taille fine, et son pantalon s’adapte parfaitement à ses longues jambes d’athlète. Sa chemise est d’un blanc éclatant qui fait ressortir le teint mat de sa peau et le noir intense de son nœud papillon. Et au-dessus… une minute, c’est un tatouage qui dépasse du col amidonné de sa chemise ? Il lâche un petit rire prononcé, mais il n’y a pas d’amusement dans ce son, rien que cette dérision cruelle. — Tu es une enfant intelligente, n’est-ce pas ? Une Molotov dans le vrai sens du terme. Je serre les dents. — Je ne suis pas une enfant. Puis je comprends la deuxième partie de sa remarque, et une étrange suspicion germe en moi. Je plisse les yeux. — Tu es qui, déjà ? Il m’adresse une révérence moqueuse. — Alexei Leonov, à ton service. Après avoir lâché cette bombe, il tourne les talons et se dirige vers les escaliers comme s’il avait tous les droits d’être ici. * * * Je suis encore sous le choc lorsque papa me présente aux invités assis autour de la longue table de la salle à manger, tandis que maman me lance des regards qui promettent un châtiment pour mon retard. Aucun de mes frères n’est là aujourd’hui. Nikolaï sert dans l’armée, Konstantin refuse catégoriquement de venir à ces événements, et Valery suit des cours d’été à Amsterdam. Tant mieux pour eux. J’aimerais être n’importe où sauf ici, avec lui. Alexei Leonov. Il n’est pas là tout seul non plus. Son père, Boris, est aussi l’invité de mes parents ce soir, ce qui est à peu près aussi fou que les Montaigu accueillant les Capulet. Bon, peut-être est-ce trop dramatique, nous ne sommes pas activement en guerre avec les Leonov, et je ne suis certainement pas Juliette, mais nos familles sont loin d’être amies. Cette animosité remonte à l’époque où le grand-père d’Alexei a piégé le mien pour déloyauté envers le régime communiste et l’a fait envoyer dans un camp de travail en Sibérie. Mon grand-père s’en est sorti au bout de deux ans et a rapidement retourné la situation contre son ennemi, l’envoyant à son tour au camp, sur la base d’une accusation tout aussi fausse. Eh oui, le bon vieux fun soviétique. Dans tous les cas, les Leonov ne sont pas de bonne compagnie. On me l’a inculqué depuis que je suis en âge de marcher. Ils sont peut-être presque aussi riches et puissants que nous, mais ils n’ont pas notre sophistication et notre éducation. Ce sont surtout des voyous extrêmement fortunés, à la richesse acquise par des moyens encore plus répugnants que les nôtres. Dans le passé, une bonne quantité de sang a coulé entre les sous-fifres de nos familles, et ces dernières années, papa rentrait souvent à la maison de mauvaise humeur à cause de quelque chose que les Leonov avaient fait ‒ par exemple, lui couper l’herbe sous le pied dans une affaire ou saboter l’une de ses usines. Tout ça pour dire que je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle les Leonov sont ici et pourquoi papa me présente à son ennemi juré comme s’ils étaient les meilleurs amis du monde. — C’est ma cadette, dit-il fièrement à Boris quand je le rejoins. Elle est magnifique, n’est-ce pas ? — Elle va devenir mannequin, ajoute maman. Toutes les agences s’intéressent à elle. Merde. Elle a bien envoyé les photos. Bon, peu importe. Je n’ai pas l’intention de poser pour quoi que ce soit. Quand je serai grande, je serai développeuse de jeux vidéo. Konstantin m’apprend déjà les bases du codage. — Oui, magnifique, approuve Boris d’une voix rocailleuse tout en m’étudiant sans passion, ses yeux aussi sombres que ceux de son fils. Un frisson involontaire me parcourt l’échine. Si Alexei m’a fait un peu peur vers la fin, cet homme me terrifie complètement. Je sais maintenant ce que j’ai vu dans les yeux d’Alexei en dehors de la dérision. Je le sais parce que son père l’exsude par vagues. La cruauté. Les ténèbres. Je le ressens aussi viscéralement que la caresse froide d’une lame. Maintenant que je rencontre cet homme, je me surprends à croire toutes les rumeurs effrayantes à son sujet, et au sujet de ses fils. Surtout Alexei, l’aîné. J’ai essayé d’éviter de le regarder, mais quelque chose attire mes yeux sur son visage, un visage aussi dur et impassible que celui de son père. Il n’y a aucune trace de reconnaissance dans ses yeux sombres et froids, aucun indice que nous nous sommes déjà rencontrés et qu’il m’a empêchée de tomber à la renverse en m’appelant « ma beauté ». Rien que d’y penser, un frisson déferle le long de mes bras. En toute logique, je devrais dire à papa que j’ai vu Alexei à l’étage de son bureau, mais pour une raison qui m’échappe, je ne peux pas m’y résoudre. Tout ce qui concerne cette rencontre m’a déstabilisée, au point que je n’ai qu’une envie : survivre à ces présentations et aller me cacher dans ma chambre. Hélas, ce n’est pas au programme. Dès que les présentations sont terminées, maman me fait asseoir à côté d’elle à table pendant que papa se lance dans un long discours sur les partenariats, les amitiés, et toutes sortes de conneries. Pire encore, pendant tout ce temps, je dois lutter contre l’envie de fixer Alexei, qui fait comme si je n’existais pas. M’ignorant complètement, il converse avec un homme d’âge moyen assis à sa droite. Ivan quelque chose, un homme politique, je crois. J’ai été distraite pendant le plus gros des présentations. Maman me tend une assiette, ainsi qu’un verre de vin pour que je puisse trinquer avec les adultes. Je prends une gorgée consciencieuse quand papa finit enfin de porter son toast, puis je picore mon repas pendant la demi-heure suivante, l’appétit coupé. — Alinochka, pourquoi tu ne manges pas ? demande maman en fronçant les sourcils quand elle le remarque. Je hausse les épaules. — Tu veux que je sois mannequin, non ? Les mannequins ne mangent pas. Elle me jette un regard noir, et je sais que s’il n’y avait pas tous les gens assis autour de nous, elle m’en ferait voir de toutes les couleurs. En l’état actuel des choses, elle affiche un sourire crispé, comme si je venais de faire une blague, et change de sujet pour parler de nos prochaines vacances à Chypre. Je grignote encore un peu, surtout par égard pour Pavel, qui a travaillé dur pour préparer ces plats, puis je m’excuse pour aller aux toilettes. J’espère que personne ne remarquera que je ne reviens pas. À présent, la plupart des gens ici ont la tête qui bourdonne après ces toasts à répétition. La plupart, mais pas tous. Au moment de partir, je croise le regard d’Alexei, sombre et glacial ‒ pas le moins du monde aviné. Je suppose qu’il sait que j’existe, finalement. Ma poitrine se serre alors que je monte les escaliers et m’empresse de rejoindre ma chambre. Ce n’est qu’après avoir fermé la porte derrière moi que je peux prendre une vraie respiration. Je m’installe sur mon canapé, mets mes écouteurs et allume mon jeu, mais cela ne m’aide pas. Lorsque je m’endors deux heures plus tard, je pense encore à notre rencontre, me sentant toujours déstabilisée et étrangement en danger.
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