I-2

2075 Words
– Oh ! Goliath ! murmura-t-il, pas possible ! Il est là-bas, avec les autres... Si jamais je le rencontre ! D’un geste menaçant, il avait montré l’horizon envahi de ténèbres, tout cet orient violâtre, qui pour lui était la Prusse. Il y eut un silence, on entendit de nouveau la retraite, mais très lointaine, qui se perdait à l’autre bout du camp, d’une douceur mourante au milieu des choses devenues indécises. – Fichtre ! reprit Honoré, je vais me faire pincer, moi, si je ne suis pas là pour l’appel... Bonsoir ! adieu à tout le monde ! Et, ayant serré une dernière fois les deux mains de Weiss, il fila à grandes enjambées vers le monticule où était parquée l’artillerie de réserve, sans avoir reparlé de son père, sans rien avoir fait dire à Silvine, dont le nom lui brûlait les lèvres. Des minutes encore se passèrent, et vers la gauche, du côté de la deuxième brigade, un clairon sonna l’appel. Plus près, un autre répondit. Puis, ce fut un troisième, très loin. De proche en proche, tous sonnaient à la fois, lorsque Gaude, le clairon de la compagnie, se décida, à toute volée des notes sonores. C’était un grand garçon, maigre et douloureux, sans un poil de barbe, toujours muet, et qui soufflait ses sonneries d’une haleine de tempête. Alors, le sergent Sapin, un petit homme pincé et aux grands yeux vagues, commença l’appel. Sa voix grêle jetait les noms, tandis que les soldats, qui s’étaient approchés, répondaient sur tous les tons, du violoncelle à la flûte. Mais un arrêt se produisit. – Lapoulle ! répéta très haut le sergent. Personne ne répondit encore. Et il fallut que Jean se précipitât vers le tas de bois vert, que le fusilier Lapoulle, excité par les camarades, s’obstinait à vouloir enflammer. Maintenant, sur le ventre, le visage cuit, il chassait au ras du sol la fumée du bois, qui noircissait. – Mais, tonnerre de Dieu ! lâchez donc ça ! cria Jean. Répondez à l’appel ! Lapoulle, ahuri, se souleva, parut comprendre, hurla un : Présent ! d’une telle voix de sauvage, que Loubet en tomba sur le derrière, tant il le trouva farce. Pache, qui avait fini sa couture, répondit, à peine distinct, d’un marmottement de prière. Chouteau, dédaigneusement, sans même se lever, jeta le mot et s’étala davantage. Cependant, le lieutenant de service, Rochas, immobile, attendait à quelques pas. Lorsque, l’appel fini, le sergent Sapin vint lui dire qu’il ne manquait personne, il gronda dans ses moustaches, en désignant du menton Weiss toujours en train de causer avec Maurice : – Il y en a même un de trop, qu’est-ce qu’il fiche, ce particulier-là ? – Permission du colonel, mon lieutenant, crut devoir expliquer Jean, qui avait entendu. Rochas haussa furieusement les épaules, et, sans un mot, se remit à marcher le long des tentes, en attendant l’extinction des feux ; pendant que Jean, les jambes cassées par l’étape de la journée, s’asseyait à quelques pas de Maurice, dont les paroles lui arrivèrent, bourdonnantes d’abord, sans qu’il les écoutât, envahi lui-même de réflexions obscures, à peine formulées, au fond de son épaisse et lente cervelle. Maurice était pour la guerre, la croyait inévitable, nécessaire à l’existence même des nations. Cela s’imposait à lui, depuis qu’il se donnait aux idées évolutives, à toute cette théorie de l’évolution qui passionnait dès lors la jeunesse lettrée. Est-ce que la vie n’est pas une guerre de chaque seconde ? est-ce que la condition même de la nature n’est pas le combat continu, la victoire du plus digne, la force entretenue et renouvelée par l’action, la vie renaissant toujours jeune de la mort ? Et il se rappelait le grand élan qui l’avait soulevé, lorsque, pour racheter ses fautes, cette pensée d’être soldat, d’aller se battre à la frontière, lui était venue. Peut-être la France du plébiscite, tout en se livrant à l’empereur, ne voulait-elle pas la guerre. Lui-même, huit jours auparavant, la déclarait coupable et imbécile. On discutait sur cette candidature d’un prince allemand au trône d’Espagne ; dans la confusion qui, peu à peu, s’était faite, tout le monde semblait avoir tort ; si bien qu’on ne savait plus de quel côté partait la provocation, et que, seul, debout, l’inévitable demeurait, la loi fatale qui, à l’heure marquée, jette un peuple sur un autre. Mais un grand frisson avait traversé Paris, il revoyait la soirée ardente, les boulevards charriant la foule, les b****s qui secouaient des torches, en criant : À Berlin ! À Berlin ! Devant l’Hôtel de Ville, il entendait encore, montée sur le siège d’un cocher, une grande belle femme, au profil de reine, dans les plis d’un drapeau et chantant la Marseillaise. Était-ce donc menteur, le cœur de Paris n’avait-il pas battu ? Et puis, comme toujours chez lui, après cette exaltation nerveuse, des heures de doute affreux et de dégoût avaient suivi : son arrivée à la caserne, l’adjudant qui l’avait reçu, le sergent qui l’avait fait habiller, la chambrée empestée et d’une crasse repoussante, la camaraderie grossière avec ses nouveaux compagnons, l’exercice mécanique qui lui cassait les membres et lui appesantissait le cerveau. En moins d’une semaine pourtant, il s’était habitué, sans répugnance désormais. Et l’enthousiasme l’avait repris, lorsque le régiment était enfin parti pour Belfort. Dès les premiers jours, Maurice avait eu l’absolue certitude de la victoire. Pour lui, le plan de l’empereur était clair : jeter quatre cent mille hommes sur le Rhin, franchir le fleuve avant que les Prussiens fussent prêts, séparer l’Allemagne du Nord de l’Allemagne du Sud par une pointe vigoureuse ; et, grâce à quelque succès éclatant, forcer tout de suite l’Autriche et l’Italie à se mettre avec la France. Le bruit n’avait-il pas couru, un instant, que ce 7e corps, dont son régiment faisait partie, devait prendre la mer à Brest, pour être débarqué en Danemark et opérer une diversion qui obligerait la Prusse à immobiliser une de ses armées ? Elle allait être surprise, accablée de toutes parts, écrasée en quelques semaines. Une simple promenade militaire, de Strasbourg à Berlin. Mais, depuis son attente à Belfort, des inquiétudes le tourmentaient. Le 7e corps, chargé de surveiller la trouée de la Forêt-Noire, y était arrivé dans une confusion inexprimable, incomplet, manquant de tout. On attendait d’Italie la troisième division ; la deuxième brigade de cavalerie restait à Lyon, par crainte d’un mouvement populaire ; et trois batteries s’étaient égarées, on ne savait où. Puis, c’était un dénuement extraordinaire, les magasins de Belfort, qui devaient tout fournir, étaient vides : ni tentes, ni marmites, ni ceintures de flanelle, ni cantines médicales, ni forges, ni entraves à chevaux. Pas un infirmier et pas un ouvrier d’administration. Au dernier moment, on venait de s’apercevoir que trente mille pièces de rechange manquaient, indispensables au service des fusils ; et il avait fallu envoyer à Paris un officier, qui en avait rapporté cinq mille, arrachées avec peine. D’autre part, ce qui l’angoissait, c’était l’inaction. Depuis deux semaines qu’on se trouvait là, pourquoi ne marchait-on pas en avant ? Il sentait bien que chaque jour de retard était une irréparable faute, une chance perdue de victoire. Et, devant le plan rêvé, se dressait la réalité de l’exécution, ce qu’il devait savoir plus tard, dont il n’avait alors que l’anxieuse et obscure conscience : les sept corps d’armée échelonnés, disséminés le long de la frontière, de Metz à Bitche et de Bitche à Belfort ; les effectifs partout incomplets, les quatre cent trente mille hommes se réduisant à deux cent trente mille au plus ; les généraux se jalousant, bien décidés chacun à gagner son bâton de maréchal, sans porter aide au voisin ; la plus effroyable imprévoyance, la mobilisation et la concentration faites d’un seul coup pour gagner du temps, aboutissant à un gâchis inextricable ; la paralysie lente enfin, partie de haut, de l’empereur malade, incapable d’une résolution prompte, et qui allait envahir l’armée entière, la désorganiser, l’annihiler, la jeter aux pires désastres, sans qu’elle pût se défendre. Et, cependant, au-dessus du sourd malaise de l’attente, dans le frisson instinctif de ce qui allait venir, la certitude de victoire demeurait. Brusquement, le 3 août, avait éclaté la nouvelle de la victoire de Sarrebruck, remportée la veille. Grande victoire, on ne savait. Mais les journaux débordaient d’enthousiasme, c’était l’Allemagne envahie, le premier pas dans la marche glorieuse ; et le prince impérial, qui avait ramassé froidement une balle sur le champ de bataille, commençait sa légende. Puis, deux jours plus tard, lorsqu’on avait su la surprise et l’écrasement de Wissembourg, un cri de rage s’était échappé des poitrines. Cinq mille hommes pris dans un guet-apens, qui avaient résisté pendant dix heures à trente-cinq mille Prussiens, ce lâche m******e criait simplement vengeance ! Sans doute, les chefs étaient coupables de s’être mal gardés et de n’avoir rien prévu. Mais tout cela allait être réparé, Mac-Mahon avait appelé la première division du 7e corps, le 1er corps serait soutenu par le 5e, les Prussiens devaient, à cette heure, avoir repassé le Rhin, avec les baïonnettes de nos fantassins dans le dos. Et la pensée qu’on s’était furieusement battu ce jour-là, l’attente de plus en plus enfiévrée des nouvelles, toute l’anxiété épandue s’élargissait à chaque minute sous le vaste ciel pâlissant. C’était ce que Maurice répétait à Weiss. – Ah ! on leur a sûrement aujourd’hui allongé une fameuse raclée ! Sans répondre, Weiss hocha la tête d’un air soucieux. Lui aussi regardait du côté du Rhin, vers cet Orient où la nuit s’était déjà complètement faite, un mur noir, assombri de mystère. Depuis les dernières sonneries de l’appel, un grand silence tombait sur le camp engourdi, troublé à peine par les pas et les voix de quelques soldats attardés. Une lumière venait de s’allumer, une étoile clignotante, dans la salle de la ferme où l’état-major veillait, attendant les dépêches qui arrivaient d’heure en heure, obscures encore. Et le feu de bois vert, enfin abandonné, fumait toujours d’une grosse fumée triste, qu’un léger vent poussait au-dessus de cette ferme inquiète, salissant au ciel les premières étoiles. – Une raclée, finit par répéter Weiss, Dieu vous entende ! Jean, toujours assis à quelques pas, dressa l’oreille ; tandis que le lieutenant Rochas, ayant surpris ce vœu tremblant de doute, s’arrêta net pour écouter. – Comment ! reprit Maurice, vous n’avez pas une entière confiance, vous croyez une défaite possible ! D’un geste, son beau-frère l’arrêta, les mains frémissantes, sa bonne face tout d’un coup bouleversée et pâlie. – Une défaite, le ciel nous en garde !... Vous savez, je suis de ce pays, mon grand-père et ma grand-mère ont été assassinés par les Cosaques, en 1814 ; et, quand je songe à l’invasion, mes poings se serrent, je ferais le coup de feu, avec ma redingote, comme un troupier !... Une défaite, non, non ! je ne veux pas la croire possible ! Il se calma, il eut un abandon d’épaules, plein d’accablement. – Seulement, que voulez-vous ! je ne suis pas tranquille... Je la connais bien, mon Alsace ; je viens de la traverser encore, pour mes affaires ; et nous avons vu, nous autres, ce qui crevait les yeux des généraux, et ce qu’ils ont refusé de voir... Ah ! la guerre avec la Prusse, nous la désirions, il y avait longtemps que nous attendions paisiblement de régler cette vieille querelle. Mais ça n’empêchait pas nos relations de bon voisinage avec Bade et avec la Bavière, nous avons tous des parents ou des amis, de l’autre côté du Rhin. Nous pensions qu’ils rêvaient comme nous d’abattre l’orgueil insupportable des Prussiens... Et nous, si calmes, si résolus, voilà plus de quinze jours que l’impatience et l’inquiétude nous prennent, à voir comment tout va de mal en pis. Dès la déclaration de guerre, on a laissé les cavaliers ennemis terrifier les villages, reconnaître le terrain, couper les fils télégraphiques. Bade et la Bavière se lèvent, d’énormes mouvements de troupes ont lieu dans le Palatinat, les renseignements venus de partout, des marchés, des foires, nous prouvent que la frontière est menacée ; et, quand les habitants, les maires des communes, effrayés enfin, accourent dire cela aux officiers qui passent, ceux-ci haussent les épaules : des hallucinations de poltrons, l’ennemi est loin... Quoi ? lorsqu’il n’aurait pas fallu perdre une heure, les jours et les jours se passent ! Que peut-on attendre ? que l’Allemagne tout entière nous tombe sur les reins !
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