IV
Rocambole alla à la porte et l’ouvrit.
– Venez, répéta-t-il en prenant sir Williams par la main et l’entraînant.
Il lui fit gravir sans lumière l’escalier qui conduisait à l’allée noire ; puis, au lieu de suivre cette allée, il posa le pied sur les marches d’un autre escalier.
Celui-là conduisait au premier étage de la maison, qui paraissait, du reste, inhabitée.
En sortant de la cave, Rocambole avait soufflé la lampe ; de telle façon qu’il marchait avec Andréa dans une obscurité complète.
Mais, au premier étage, le président des Valets-de-Cœur s’arrêta, chercha une porte et une serrure à tâtons, introduisit une clef, et aux ténèbres de l’escalier succédèrent presque aussitôt les clartés douteuses d’une lampe à abat-jour, que le capitaine aperçut à l’extrémité d’une sorte de cabinet de toilette encombré de vêtements, de malles et de tous les objets qu’entasse un garçon dans une pièce de débarras.
Rocambole entra. Le capitaine le suivit, et, quand la porte mystérieuse se fut refermée sur eux, ce dernier put remarquer qu’elle était si parfaitement dissimulée par un portemanteau qu’il était impossible, à ceux qui entraient dans le cabinet de toilette par une autre issue, d’en soupçonner même l’existence.
– Vous voyez, mon oncle, dit Rocambole, qu’à présent M. le vicomte de Cambolh n’a plus rien de commun avec cet affreux voisin qui préside les Valets-de-Cœur et se glisse dans une cave par un escalier borgne.
Ce disant, Rocambole se mit à rire et poussa une seconde porte.
Le baronet sir Williams se trouva alors sur le seuil de la chambre à coucher du lion, une chambre coquette, mignonne, respirant un luxe sobre et délicat, tel qu’aurait pu le rêver une femme du monde artistique et galant.
Une épaisse moquette à fleurs d’un rouge pâle, se détachant sur un fond blanc, jonchait le sol ; une étoffe de même couleur servait de rideaux et de portières. Le lit était un bijou de sculpture imitant le vieux chêne ; un meuble de Boule se dressait entre les deux croisées, surmonté d’une petite glace de Venise. Çà et là des tableaux de maître de petite dimension, une panoplie dans le fond du lit, dont les tentures étaient semblables aux rideaux, aux tapis et aux meubles.
Un grand feu flambait dans la cheminée.
– Capitaine, dit Rocambole en avançant à son chef un immense fauteuil confortable, je vais vous faire servir auprès du feu. Nous serons plus à notre aise ici que dans le salon. C’est une canaille d’honnête homme que je vais chasser au premier jour.
– Comme tu voudras, mon fils, répondit le baronet avec une indulgence toute paternelle.
Rocambole passa dans le salon, une fort belle pièce, un peu basse de plafond, comme la chambre à coucher, et gagna une toute petite salle à manger dans laquelle un valet sommeillait sur une banquette, et où était dressée une petite table toute servie.
– Jacques, dit-il en éveillant le laquais, roule cette table dans ma chambre, je souperai au coin du feu... avec mon oncle.
C’était ainsi que Rocambole désignait le baronet.
Le valet obéit et transporta dans la chambre à coucher le souper de son maître, qui consistait en une volaille froide, un pâté, quelques douzaines d’huîtres et deux flacons de vieux vin, d’une couleur jaunâtre merveilleuse. Le baronet, qui, sans doute, ne venait point chez son élève pour la première fois, avait repris, dans son fauteuil, cette attitude pleine d’humilité et de bonhomie craintive qu’il avait chez le comte Armand de Kergaz.
Pour le valet de Rocambole, le baronet sir Williams n’était plus que l’oncle Guillaume, un provincial dévot et riche dont on cultivait l’héritage.
– Tu peux aller te coucher, Jacques, dit Rocambole.
Le valet s’inclina et sortit.
Rocambole ferma la porte, fit glisser la portière sur sa tringle et revint s’asseoir près du feu, de l’autre côté de la table.
Le baronet avait déjà entamé bravement la volaille froide et décoiffé l’un des flacons.
– Nous sommes seuls, mon oncle, dit Rocambole ; nous pouvons causer.
– Et nous causerons, mon fils, car j’ai de longues instructions à te donner. Mais, d’abord, où en sont tes finances ?
– Les miennes ou celles du club ?
– Les tiennes, parbleu !
– Dame ! fit Rocambole avec ingénuité, elles sont basses, mon oncle. J’ai perdu hier cent louis... à mon cercle ; vous me l’aviez conseillé.
– Bien ! très bien ! il faut savoir perdre. C’est semer peu pour récolter beaucoup.
– J’ai trois chevaux à l’écurie, poursuivit Rocambole, un valet de chambre, un garçon. Titine me coûte les yeux de la tête...
– Tu la quitteras. Titine est une femme vulgaire, elle engraisse au moral comme au physique, et j’ai renoncé aux projets que j’avais sur elle. Je te trouverai mieux.
– Tout cela, poursuivit Rocambole, sagement additionné, compose bien un budget de quarante mille livres de rente.
– Comment ! drôle, fit le baronet sans trop d’aigreur, tu dépasses ce chiffre ?
– Pas encore, mais vous pourriez bien, mon oncle, faire quelque chose de plus.
– Soit, si tu travailles en conséquence.
– Dame ! il me semble que je vais assez bien jusqu’ici...
– Peuh ! c’est selon...
Et sir Williams eut un sourire bonhomme, tout en plongeant sa fourchette jusqu’au manche dans le pâté de foie gras.
– Quand vous donneriez un billet de mille de plus...
– Par an ou par mois ?
– Par mois, mon oncle.
– Mon fils, fit gravement le baronet, Dieu m’est témoin que je ne suis pas un de ces ladres qui lésinent en affaires et font des économies de bouts de chandelle...
– Oh ! je le sais bien, dit Rocambole.
– Mais, cependant, j’entends ce que nous appelons le commerce, et j’ai un principe invariable ; à chacun selon ses œuvres.
– Ceci est une maxime évangélique, mon oncle.
– C’est la mienne, fit le baronet qui redevint par son attitude le grand coupable repenti, le saint dont le comte et la comtesse de Kergaz vantaient les vertus. Donc, poursuivit-il, si tu gagnes le billet de mille francs mensuel que tu demandes, je ne vois aucun inconvénient à te l’accorder.
– Vous savez bien, mon oncle, que je ne boude pas à l’ouvrage.
– Ah ! c’est que, dit sir Williams, il ne s’agit plus aujourd’hui d’une besogne vulgaire, de quelques chiffons amoureux à soustraire de droite et de gauche pour les revendre ; nous avons mieux que cela à faire.
– Je m’en doute, mon oncle, car vous m’avez dit que l’affaire était bonne...
– Elle est colossale... gigantesque... répondit froidement le baronet.
– Peut-on savoir ?...
– Certainement, puisque j’ai toute confiance en toi.
– Elle est assez bien placée votre confiance, mon oncle, dit Rocambole avec calme ; je ne suis plus assez bête pour vous trahir ; on ne se brouille pas avec le génie.
– Il est certain, dit le baronet avec son calme habituel, qu’entre gens comme nous, le dévouement, la reconnaissance, l’affection, sont autant de mots vides de sens. De toi à moi, il y a des intérêts. L’amitié vraie n’a pas d’autre loi.
– Vous parlez d’or, mon oncle.
– Si tu trouves mieux que moi, c’est-à-dire un homme plus fort, plus intelligent, qui t’estime autant que je le fais et t’offre plus d’avantages, tu serais un niais de me rester fidèle.
– Je n’ai jamais été niais, dit Rocambole en versant à boire au baronet.
– Mais comme tu ne trouveras pas, je ne vois aucun inconvénient à te confier une partie de mes plans.
– Voyons !
– D’abord, dit sir Williams, procédons par ordre et remontons un peu haut. Comment as-tu trouvé ma petite comédie pour rentrer dans le domicile fraternel ?
– Oh ! parfaite, dit Rocambole avec l’accent d’une sincère admiration. L’évanouissement sur la route était si merveilleusement joué, que si je n’avais été précisément le postillon, vous eussiez été écrasé... La scène de reconnaissance, le repentir, les remords, la vie pénitente, tout cela est très fort, mon oncle.
– N’est-ce pas ? fit sir Williams, satisfait des éloges.
– Seulement, reprit Rocambole, je ne comprends pas que vous ayez la fantaisie de continuer longtemps ce rôle. Ce doit être assez assommant de vivre éternellement au sein de la vertu.
– Peuh ! on s’y fait. Il faut bien, du reste, que je prépare ma petite vengeance, et ils sont sur ma liste.
Et le baronet compta sur ses doigts.
– Il y a d’abord Armand : à tout seigneur tout honneur.
– Vous savez, dit Rocambole, que j’ai à son service un joli coup de couteau.
– Pas encore... Diable ! comme tu y vas... L’enfant hériterait... et puis, Jeanne ne m’aime pas encore, et il faut que Jeanne m’aime.
Le sourire infernal qui passa alors sur les lèvres du baronet eût glacé d’épouvante le comte Armand de Kergaz.
– Après lui, dit sir Williams continuant son énumération, nous avons mademoiselle Baccarat. Oh ! celle-là, le jour où je la tiendrai, elle versera des larmes de feu, et regrettera de s’être évadée de chez Blanche.
– Une belle fille, cependant, observa Rocambole, mais qui a fait une vilaine fin. Si elle avait été gentille, elle avait un bien bel avenir... Une femme comme elle dans vos mains, mon oncle, aurait fait un fier chemin !
– J’en ai une de ce genre à ma dévotion.
– Oh ! oh ! la verrai-je ?
– On vous la donnera si vous êtes sage, répliqua le baronet avec cet accent bonhomme d’un père qui promet un jouet à son fils.
– Ma parole d’honneur, mon oncle ! s’écria Rocambole ému, si la sensibilité n’était pas une bêtise indigne de gens comme nous, je vous baiserais les mains. Vous êtes une crème d’oncle !
– À la mode bretonne, répondit sir Williams en riant. Mais comptons toujours... Après Baccarat, tu penses bien que je n’oublierai pas notre ami Fernand Rocher. Celui-là n’a pas voulu aller au bagne innocent... eh bien, on l’y enverra coupable. Il est trop riche pour devenir voleur, mais on en fera un assassin... Tu le sais, l’amour est une chose utile.
– Et mademoiselle Hermine ? interrogea Rocambole.
– Mon cher, dit le baronet avec un calme terrible, quand j’ai daigné songer à une femme que je n’aimais pas pour en faire la mienne, et que cette femme m’a refusé, elle peut être assurée d’une chose, c’est que je creuse à ses pieds, et peu à peu, un gouffre où elle engloutira son honneur, sa réputation, son repos, et toute sa vie à venir.
– Et de trois ! fit Rocambole.
– Puis, continua le baronet, nous ferons évidemment quelque chose pour cet honnête Léon Rolland, un imbécile qui m’a fait tuer mon pauvre Colar.
– Et Cerise ? demanda le vaurien.
– Entre nous, dit sir Williams, je n’en veux pas à Cerise. Seulement, cette vieille canaille de Beaupréau, pour qui j’ai toujours un faible, en est amoureux comme au premier jour, et je lui ai fait des promesses.
– Est-ce tout ? demanda Rocambole.
– Oui... je crois.
– Mais... Jeanne ?
– Oh ! celle-là, dit sir Williams, je ne la hais pas... je l’aime !
Ce mot, dans la bouche du terrible chef des Valets-de-Cœur, c’était, dans un ténébreux avenir, l’arrêt de mort du comte de Kergaz.
– Mon oncle, dit Rocambole, pourrait-on savoir ce que vous comptez faire à l’endroit de tous ces gens-là ?
– Non, répondit nettement le baronet, et cette question est une niaiserie dans ta bouche. Tu ne sais donc pas, mon fils, que l’homme qui veut se venger doit se taire à lui-même le secret de sa vengeance ? On peut dire à un associé le mot d’une affaire ; l’énigme d’une vengeance, jamais.
– Ainsi, vous continuerez à porter la nuit un cilice inoffensif ?
– Sans doute.
– À vous affubler de cette houppelande, et à coucher, l’hiver, dans une chambre sans feu ?
– Oui.
– À travailler douze heures par jour pour tenir les écritures d’un boutiquier ?
– Non, car mon bien-aimé frère Armand vient de me donner une autre besogne.
– Vous aurait-il fait son intendant ? demanda railleusement Rocambole.
– Mieux que cela, mon fils. Il m’a nommé le chef de sa police.
Rocambole, qui élevait son verre à ses lèvres en ce moment, le reposa brusquement sur la table et partit d’un grand éclat de rire.
– Pas possible ! s’écria-t-il.
– Oui, mon fils, continua le baronet dont l’œil brillait d’une infernale joie, voilà jusqu’à quel point cet homme est fort : il a une police... tu sais, par Satan, quelle police ! une réunion de sourds et d’aveugles. Cette police a mis la main sur le seul document que j’aie cru devoir laisser courir le monde, c’est-à-dire une petite note concernant les Valets-de-Cœur.
– Sangdieu ! fit Rocambole en sautant sur son siège, qu’avez-vous fait là, mon oncle ?
– Une bien belle chose, mon fils... J’ai posé un paratonnerre, car, écoute-moi bien, si bête que soit la police d’un philanthrope, elle peut avoir des hasards, de la chance, laisser couler un avis utile dans l’oreille d’un préfet de police, – enfin devenir embêtante à un moment donné...
– C’est vrai, dit Rocambole, touché de la justesse du raisonnement.
– Or, poursuivit sir Williams, le meilleur moyen de paralyser cette police était de la diriger. J’ai adopté ce moyen. J’ai laissé traîner un document en bon lieu. Ce document parlait des Valets-de-Cœur, de leur association et de leur but. Là s’arrêtaient les détails. Armand, cet homme fort, s’est empressé de me confier la grave mission de découvrir les chefs de la b***e, ses moyens d’action, ses statuts.
– Eh bien, demanda le président des Valets-de-Cœur, qu’en ferez-vous ?
– Je démasquerai ces bandits.
– Hein ? fit Rocambole stupéfait.
– C’est-à-dire que tu affilieras quatre ou cinq drôles auxquels nous ne dirons que peu de chose, à qui nous donnerons une besogne insignifiante... puis je les prendrai sur le fait, et la police correctionnelle ou le tribunal mystérieux de mon bien-aimé frère en feront bonne justice. Cela fait, l’association des Valets-de-Cœur n’existera plus. Elle aura été la réunion de quatre ou cinq drôles de bas étage, et la société sera sauvée... grâce à moi. Heu ! qu’en dis-tu ?
– Mon oncle, murmura Rocambole stupéfait d’admiration, vous êtes un homme de génie !
– Il faut bien être quelque chose en ce monde, répondit modestement sir Williams.
– Ah ! çà, reprit Rocambole, tout cela est bel et bon, mais si vous gardez pour vous seul le secret de votre vengeance, je devrais au moins savoir quelque chose de cette fameuse opération que vous qualifiez de gigantesque et pour laquelle vous m’avez fait réunir les six Valets-de-Cœur que vous avez vus ce soir.
– Je vais te dire ce qu’il est indispensable que tu saches.
– Voilà tout.
– Voilà tout, mon fils. Un homme prudent doit garder son dernier mot comme une poire pour la soif.
Le baronet repoussa la table, car il avait achevé son repas, alluma un cigare, se renversa dans son fauteuil, aspira et rendit quelques gorgées de fumée, et dit :
– Tu sais déjà que le marquis Van-Hop est un riche Hollandais qui passe les hivers à Paris. On lui donne cinq ou six cent mille livres de rente ; mais cette fortune est une misère auprès de celle qu’il pourrait avoir s’il n’était pas marié.
– Tiens, dit Rocambole, voilà qui est bizarre.
– Voici comment, continua le baronet. Le marquis Van-Hop avait un oncle ; cet oncle quitta la Haye pauvre comme Job, avec une pacotille sur le dos. Il alla aux Indes, y servit la Compagnie et y fit une fortune fabuleuse. Il a laissé vingt millions à sa fille unique, l’enfant d’une Indienne, une femme qui a tous les instincts du sauvage unis à toute l’éducation d’une fille de nabab retirée à Londres et pensionnée royalement par Sa Majesté britannique.
– Tiens ! interrompit Rocambole, voici qui commence à peu près comme un roman.
– Le roman est l’histoire de la vie, mon fils, répliqua gravement le baronet. Mais je continue. Il y a dix ans, le marquis alla aux Indes voir son oncle ; il y inspira un v*****t amour à sa cousine, et sa cousine déclara résolument à son père qu’elle n’épouserait jamais un autre homme que lui. Malheureusement le marquis annonçait alors un voyage autour du monde, comme doit le faire tout honnête Hollandais, voué par ses aïeux au culte des missions. Le marquis avait commencé son voyage par les Antilles ; il s’était arrêté à la Havane espagnole, et il y avait vu et aimé sur-le-champ une jeune créole qui se nommait Pepa Alvarez. Le marquis était jeune, il n’était pas encore possédé de la soif de l’or ; il se trouvait assez riche, et au lieu d’épouser sa cousine, il s’en retourna à la Havane, où il fit la señorita Pepa Alvarez marquise Van-Hop.
– Le niais ! murmura Rocambole, peut-on cracher ainsi sur vingt millions !
– Il en avait six...
– C’est une mauvaise raison, mon oncle.
– Soit, je poursuis. Mais le marquis était loin de s’imaginer quel volcan de passion il avait allumé dans le cœur de cette fille du ciel indien. Elle l’aimait, elle l’aimait avec furie, comme les bonzes de son brûlant pays aiment le dieu Siva, et elle eût tordu, éventré elle-même, arraché avec ses ongles le cœur de la Havanaise, lorsqu’elle apprit, au bout de trois ans, pourquoi son beau cousin, qu’elle attendait toujours, ne revenait pas... Il y a huit ans que le marquis est marié, il y en a cinq que l’Indienne rêve une de ces vengeances splendides comme je sais les comprendre...
– Elle hait donc le marquis ?
– Non, elle l’adore plus que jamais.
– Mon Dieu ! fit ingénument Rocambole, il est pourtant facile de se débarrasser d’une rivale, quand on est née dans l’Inde et qu’on a vingt millions.
Sir Williams haussa les épaules.
– Tu es jeune, mon fils, dit-il avec dédain.
Rocambole le regarda.
– Dame ! fit-il, il me semble qu’il y a cinquante manières différentes de rendre un homme veuf. Si l’Indienne me donnait cent mille francs, à moi...
– Elle m’a promis cinq millions, dit froidement le baronet.
Rocambole jeta un cri de stupéfaction.
– Et la marquise vit encore ? dit-il.
– Oui, fit le baronet d’un signe de tête.
– Mais alors elle vous les a promis... il y a... une heure.
– Non, il y a un an.
– Et vous avez... attendu ?
– Mon fils, dit le baronet, la petite conversation que nous avons ensemble me confirme dans une opinion que j’avais déjà sur toi...
– Laquelle, mon oncle ?
– C’est que tu manques de pénétration. Tu as de bonnes dispositions, tu exécutes assez bien un plan, mais...
– Mais ? interrogea Rocambole, qui se mordit les lèvres.
– Tu ne sais pas le concevoir. Au surplus, tu es jeune, cela viendra.
Et le baronet ajouta d’un ton plus doux :
– Comment, étourdi, tu t’imagines que lorsqu’une femme aime éperdument un homme, lequel ne l’aime pas et aime, au contraire, une autre femme, il suffit de faire assassiner ou empoisonner cette dernière pour arriver jusqu’à lui ?...
– C’est juste, mon oncle.
– Mais comprends donc, jeune brute, que le marquis aime sa femme ; que si sa femme mourait, il serait capable de se tuer, ce qui fait que l’Indienne en serait pour ses frais...
– Je comprends cela, mon oncle.
– Par conséquent, mon cher niais, il faut que le jour où la marquise mourra, son mari ait cessé de l’aimer... et cependant il ne faut pas qu’il en aime une autre que l’Indienne.
– Diable ! voilà qui se complique étrangement, il me semble.
– Alors l’Indienne, qui a parfaitement saisi la justesse de ce raisonnement, et qui, cependant, ne veut pas renoncer à son amour, n’a eu d’autre ressource que de se jeter dans mes bras et de m’offrir cinq millions.
– Où l’avez-vous rencontrée ? demanda Rocambole, intrigué.
– À New York, l’année dernière. Oh ! c’est toute une histoire, et je veux bien te la dire.
– Voyons ! interrogea Rocambole.