Chapitre 6
Le lendemain, Aila se leva de bonne heure et retrouva ses compagnons ainsi que Bonneau pour l’entraînement journalier. Quand elle saisit son kenda, un délicieux sentiment de plénitude l’envahit immédiatement. Rien ne serait jamais plus comme avant maintenant qu’elle s’était ouverte à lui. La séance ne fut pas non plus ce qu’elle en attendait. Les nouveaux combattants rivalisèrent de maladresse et même Pardon prit l’allure d’un mauvais débutant. Bonneau les rassura :
— Je vous vois bien déçus par cet entraînement. Hier, vous avez partagé une immense émotion et vous imaginiez qu’aujourd’hui vous voleriez dans les airs comme Aila… Cela ne fonctionne pas ainsi et, en tout cas, pas aussi vite. Le lien entre votre kenda et vous se fortifiera progressivement. Développez votre confiance, projetez-vous dans la danse que vous mènerez, fondez-vous en lui et, bientôt, des jours comme celui-ci où rien ne va disparaîtront d’eux-mêmes.
L’entraînement s’acheva sur ces mots et personne ne posa de questions, pas même Aila. Pourtant, elle se demandait pourquoi elle avait échappé à cette difficulté dans son apprentissage…
Alors qu’elle vérifiait une dernière fois, dans son sac, histoire de voir si elle n’avait rien oublié, Bonneau rentra.
— Bonn… Papa, je te confie les cadeaux que maman m’a offerts. Je sais que tu en prendras bien soin.
Elle ajouta en souriant :
— Je reviendrai juste les chercher pour mon mariage !
Puis son sourire vacilla et ils se regardèrent intensément. Elle avait constamment vécu avec lui et le quitter, ne serait-ce que pour dormir au château, sonnait comme une véritable rupture avec sa vie d’avant. « Encore une », pensa-t-elle en soupirant. Décidément, son existence allait de surprise en surprise et elle devrait s’y habituer. Demain ne serait plus que des pas dans l’inconnu, alors que jusqu’à présent, ils rentraient toujours dans ceux du jour précédent…
Il la prit tendrement dans ses bras et elle se mit à pleurer doucement. Quand elle sentit une goutte d’eau tomber sur son épaule, elle sut que Bonneau s’était aussi laissé envahir par la douleur de leur séparation. Ils restèrent enlacés un long moment, tandis qu’Aila s’imprégnait de sa présence. De toutes ses forces, elle voulait retenir son odeur, son image, le son de sa voix, tout ce qu’il était pour elle.
— Aila, où que tu sois, je me tiendrai à tes côtés, lui souffla-t-il avec une intonation que le chagrin rendait rauque.
Un pincement au cœur, elle réalisa qu’il venait de lui dire adieu. Bonneau ne serait pas là quand elle partirait vraiment. Il l’observerait sûrement de loin, leur évitant ainsi cette dernière épreuve.
— Papa, où que tu sois, je ne t’oublierai jamais.
Elle s’éloigna de lui, prit son sac et sortit de la pièce sans se retourner.
Elle installa ses affaires dans la chambre du conseil transformée en dortoir. Des garçons étaient déjà passés avant elle et des effets traînaient en désordre sur des lits faits en dépit du bon sens. Elle s’arrêta sur un détail qui lui sauta aux yeux : son groupe comptait cinq membres et, cependant, huit couchages garnissaient la pièce… Elle en était là de ses réflexions quand, la réunion étant sur le point de débuter, Hubert, Avelin et Orian s’assirent sur les trois lits inoccupés. L’énigme était résolue, ils servaient juste de chaises !
Hubert commença à parler :
— Nous avons décidé d’effectuer des petits changements par rapport à la répartition présentée hier. Il nous a semblé qu’une permutation entre Tristan, à la carrure colossale, et Pardon s’imposait pour une mission discrète en Partour.
Du coin de l’œil, Hubert capta le hochement de tête appréciateur d’Aila. Il poursuivit :
— Comme vous ne pouvez pas aller là-bas sans une couverture crédible, vous vous transformerez en colporteurs. Ainsi, le fait que vous vous déplaciez beaucoup passera inaperçu. Vous commencerez votre périple à Avotour où Eustache vous fournira tout ce dont vous avez besoin avant de gagner votre destination. Voici une lettre que vous lui remettrez et qui vous ouvrira la porte de tous ses placards, mais évitez les déguisements trop voyants et les denrées chères ou périssables. Laissez traîner vos oreilles partout, ramassez toutes les renseignements pertinents que vous pourrez recueillir, vérifiez-les, le cas échéant, mais la consigne absolue est de revenir ! Je préfère des informations partielles à aucune et, surtout, à des hommes inutilisables ! Bon, sujet suivant. Avelin, rappelé en urgence à Avotour, ne peut réaliser la mission à Escarfe qui est la plus importante de toutes. Nous devons l’exécuter maintenant ; nous n’avons que trop tardé. Il fallait encore choisir qui d’Orian ou de moi allait prendre le relais. Orian connaît les mages de chacun de nos comtés et particulièrement celui de Valmor. Ce sont donc lui et Tristan qui partiront là-bas. Reste le dernier point à aborder. Comme je vous l’ai dit, Avelin retourne à Avotour, accompagné d’Aubin. Cependant…
Aila tressaillit et posa ses yeux noirs sur Hubert, les sourcils froncés, attendant la suite.
— … une femme est nécessaire pour la mission à Escarfe. Avec Adam, j’ai eu l’occasion de rediscuter de Barnais, le fils de sire Airin. Nous profiterons donc du penchant de ce jeune homme pour les dames afin de lui soutirer toutes les informations essentielles.
Aila devint cramoisie.
— Vous n’iriez quand même pas jusqu’à me demander de me déguiser aussi ! lâcha-t-elle.
— Dame Mélinda a donné vos mensurations à une jeune femme compétente, Élina, déjà partie avec un de nos hommes, Blaise, pour préparer ce dont nous aurons besoin. Nous les rejoindrons à Guestain où nous récupérerons carrosse et malles avant d’arriver à Escarfe où nous sommes attendus en grande pompe. Nous ne venons pas discrètement, mais en affirmant que je suis l’héritier du trône d’Avotour. Des remarques, des questions ? interrogea-t-il, en fixant Aila.
La jeune fille secoua la tête, mais, clairement, elle ne décolérait pas.
— Naturellement, toutes nos missions sont secrètes et ne doivent jamais être partagées avec qui que ce soit. Derniers conseils : ne buvez pas outre mesure, ne tombez pas amoureux… De votre fidélité absolue et de votre maîtrise totale dépend l’avenir de notre pays. Vous vous y êtes chacun personnellement engagés.
Il lança un regard grave à la ronde, surprenant au passage celui noir qu’Aila lui renvoya en échange.
— Départ demain matin à la première cloche. Je clos cette réunion et vous invite à aller nous rassasier au réfectoire.
Ils partirent tous, très silencieux. Certains se remémoraient chaque objectif de leur mission, d’autres essayaient de s’y projeter. Pour sa part, Aila boudait. Elle se sentait très énervée d’être rabaissée au rang de cruche à séduire. En plus, par Barnais ! Elle ne l’avait jamais vu, mais elle le détestait déjà ! Enfin, elle n’allait pas s’arrêter pour si peu, elle avait suffisamment de choses à terminer avant la fin de l’après-midi.
Pour commencer, elle décida de saluer Hamelin. Quatre à quatre, elle grimpa les escaliers qui menaient à sa chambre et frappa à sa porte.
— Entrez !
Elle tourna la poignée et pénétra avec appréhension. À sa vue, Hamelin se hâta vers elle.
— Oh ! Aila, comme je suis content de te revoir ! Je craignais tellement que tu partes sans me dire au revoir. Après notre dernière rencontre, tu semblais si fâchée…
— Je ne vous aurais jamais quitté sans vous saluer.
Légèrement mal à l’aise, elle s’assit en face de lui. Elle ignorait manifestement la raison de sa présence et surtout, elle ne savait plus quoi dire…
— Veux-tu que je te le redonne ? lui demanda-t-il avec un sourire plein d’espoir.
Sans attendre de réponse, il se précipita vers sa bibliothèque pour en revenir, après un court instant, tenant le livre de la magie des fées. Il le lui présenta. Elle tendit sa main vers lui, suspendit brièvement son geste, puis le saisit, sentant instantanément une douce chaleur printanière se répandre sur sa peau. Elle rouvrit les yeux — elle ne se souvenait pas de les avoir fermés — et se découvrit dans le champ de fleurs rouges. Stupéfaite, elle entendait les abeilles bourdonner et, soudain, elle aperçut une fine trace lumineuse dorée qui s’approchait d’elle. Un papillon ? Non… Elle fronça les yeux pour mieux distinguer, plutôt un minuscule être avec des ailes. Ce fut un choc immense pour elle… et tout s’effaça aussi soudainement que cela était apparu. Elle se retrouvait dans la chambre d’Hamelin, complètement désorientée, le livre tombé à ses pieds.
— Tu les as vues ? Dis-moi, tu les as vues ?
Le ton du mage devenait presque suppliant. La jeune fille balbutia, encore troublée :
— Je ne sais pas, je crois… Elle était toute petite, dorée et vraiment toute petite…
Elle se pencha pour ramasser l’ouvrage, mais rien ne se déclencha plus à son contact.
— Une fée, Aila ! Tu en as vu une ! s’écria Hamelin. Comment as-tu fait ?
— J’avais comme l’impression d’être rentrée dans le paysage du livre…
— Extraordinaire ! Et maintenant ?
— Il ne se passe plus rien, désolée…
— Ce n’est pas grave. Je suis certain qu’elle reviendra te chercher !
Il paraissait si persuadé qu’Aila se sentit encore plus ébranlée.
— Hamelin, Aubin est mon frère. Si je suis une descendante de ce couple mixte, lui aussi, puisque nous avons les mêmes parents.
Interloqué, Hamelin haussa un sourcil :
— Par les fées, tu as raison. Pourquoi n’ai-je donc jamais envisagé cette possibilité-là ? Je dois le voir aussi. Envoie-le-moi que j’aie le temps de tester sa réaction vis-à-vis du livre, puis de te le rendre avant ton départ.
— Vous voulez vraiment que je le prenne ? Vous êtes sûr ?
— Aila, si Aubin ne réagit pas comme toi à cet ouvrage, tu seras seule pour les secourir…
Elle tapota nerveusement la table. Sans en comprendre les raisons, tout la contrariait. Voilà maintenant qu’Hamelin voulait qu’elle endossât une nouvelle panoplie, celle d’intermédiaire potentiel avec les fées, qu’elle n’assumait absolument pas. Elle avait déjà choisi son rôle : combattante ! Elle n’eut plus qu’une envie, celle de tourner les talons et ne plus en entendre parler. Ensuite, elle pensa à Barou. Lui aussi s’était détourné de ce qui le dérangeait : elle. Lui ressemblait-elle plus qu’elle ne l’aurait souhaité ? Dans le même temps, une forme de curiosité s’insinuait : elle ressentait comme un manque qu’elle n’arrivait pas non plus à comprendre. Cette petite fée entraperçue l’avait touchée au fond de son âme, la laissant en attente de quelque chose, mais de quoi ? Elle se sentait complètement déstabilisée. Dire que deux jours auparavant, elle ne souffrait que de l’attitude de Barou ! Finalement, elle ne connaissait pas la simplicité de son existence à cette époque ! Mais, d’un autre côté, elle n’avait aucune envie de revenir en arrière. Elle n’avait jamais vécu vraiment seule, mais aujourd’hui, elle appartenait à un vrai groupe qui reconnaissait sa valeur. Enfin, elle existait ! Bon d’accord, sa vie offrira peut-être plus de complexité qu’elle ne le désirait. Mais, coûte que coûte, elle continuerait d’avancer, même avec des fées à ses côtés !
En redescendant de la chambre d’Hamelin, Aila déposa un message sur le lit d’Aubin, l’informant que le mage souhaitait le rencontrer au plus vite, puis rejoignit les appartements de dame Mélinda.
La châtelaine était sur le point de partir quand Aila arriva. Elle fit prévenir ses enfants de son retard par une servante qui passait et reçut la jeune fille.
— Alors, tu nous quittes ? Comme tu vas me manquer… Tu étais le garçon manqué de ma petite famille !
Aila éclata de rire.
— Pourtant, vous avez bien assez de filles comme cela ! Amandine, Blandine et Estelle compenseront largement mon absence !
— Je préférerais quand même que Jean, notre seul fils, te prenne comme modèle plutôt qu’elles !
Elles s’esclaffèrent ensemble.
— Vous allez tellement me manquer ! Vous avez été l’unique femme de mon entourage, dame Mélinda. Vous m’avez guidée quand j’ai grandi, alors que Bonneau se sentait plus que maladroit pour m’expliquer les transformations de mon corps. Et puis, comment vais-je me débrouiller pour vivre au milieu de tous ces hommes ? demanda Aila en rougissant.
— Je l’ignore. Je suppose qu’une partie de ta pudeur disparaîtra avec la leur, progressivement, d’abord dans la gêne, puis le naturel reviendra. Cela passe par la connaissance de l’intimité de l’autre. Je sais que, dans ton cœur, malgré ton corps de femme, il existe toujours une petite fille qui n’a pas pris conscience de son pouvoir de séduction… Là-dessus, mes autres filles, même la dernière, ont pris de l’avance sur toi !
— C’est légitime pour Amandine, elle a dix-neuf ans !
— Et elle vient de recevoir sa première demande en mariage !
— De qui ?
— De la part de Barnais d’Escarfe.
— Ah ! non ! Pas lui ! s’exclama Aila.
— Et pourquoi donc ? C’est un bel homme, séduisant et intelligent, héritier d’un très grand comté, un parti magnifique pour Amandine…
Aila se souvint à temps qu’elle devait taire les raisons réelles de son opposition et chercha comment convaincre dame Mélinda sans trop en dire :
— Adam Meille m’en a parlé. Ils ont été élevés ensemble ou presque. Une fois sa réputation de coureur de jupons dissimulée derrière sa façade angélique, je devine l’homme égoïste et insensible. Dame Mélinda, il ne saurait pas rendre Amandine heureuse !
La châtelaine l’écoutait attentivement. Elle reprit :
— Rationnellement, je ne pouvais souhaiter une meilleure union pour mon aînée que celle-ci, mais tout ce que tu me dis réveille en moi les réticences que j’ai ressenties en sa présence. Toutefois, Elieu et Amandine sont ravis de cette opportunité. Je ne peux m’opposer à mon époux sur de simples impressions…