Chapitre 4
Aila dégustait son petit déjeuner quand Bonneau entra. Sans un mot, il s’assit et engloutit l’assiette qu’elle avait préparée pour lui. N’espérant plus guère être choisie, elle avait de nouveau revêtu ses jupes traditionnelles et se sentait désœuvrée malgré les tâches qui ne manquaient pas. Cependant, elle demeurait incapable de la moindre action avant la proclamation des résultats, en fin de matinée. C’était sans compter sur son nouveau père qui, le petit déjeuner terminé, lui imposa de venir s’entraîner avec elle. Elle céda sans résister et, une fois dans les enchaînements, elle en oublia le reste. Ce fut encore lui qui lui rappela l’heure et l’invita à aller se changer avant de gagner la cour du château. Elle se rafraîchit, échangea ses affaires trempées de sueur contre d’autres, toutes propres, les revêtit et rejoignit Bonneau. Il lui prit la main l’espace d’un instant :
— Aila, quels que soient les résultats à l’issue de la proclamation, je veux que tu saches à quel point je me sens très fier de toi. Même si aujourd’hui, ils ne te retiennent pas, ne t’inquiète pas, ils reviendront.
— Ils ne peuvent pas me choisir, papa. Je n’apporterai que la discorde au sein d’une équipe où tous les autres éléments seraient des élèves de Barou. Ils ont besoin de combattants soudés, pas de ceux qui s’affrontent entre eux…
— Tu perds trop vite espoir, Aila. Allons-y avant de rater le meilleur !
Ils arrivèrent parmi les derniers dans la cour, au moment où le conseil prenait place aux tables réservées à leur intention. Hubert se leva et prit la parole :
— Comme vous le savez, nous sommes venus chercher chez vous une équipe dont les membres fonctionneront aussi bien en groupe que seuls. Nous voulons des personnalités loyales, acquises à notre cause, capables de réagir vite et de manière appropriée, de résister aux attaques et de lutter contre n’importe quel ennemi. Citoyens d’Antan, soyez fiers des combattants formés par votre maître d’armes auquel je rends hommage, mais aussi par…
Un tonnerre d’applaudissements éclata, noyant la fin de la phrase d’Hubert et nul ne sut vraiment ce qu’il avait dit…
— Nous hésitions sur le nombre de membres de l’équipe et nous sommes tombés d’accord sur quatre personnes : nous sommes trois frères et un roi et nous pourrons ainsi chacun bénéficier d’une garde rapprochée. Notre premier choix se porte sur Aubin Grand, le plus jeune de tous, avec ses quatorze ans qu’il rattrape largement par sa taille et sa maturité, en alliant réflexion et action. Capable d’établir une stratégie sur le long terme et de construire rapidement les moyens pour y parvenir, il possède la capacité, sous le coup d’une attaque-surprise, de réagir de façon rapide et sensée. Pour ses qualités essentielles, nous lui demandons de bien vouloir rejoindre notre groupe. En seconde position, Pardon Juste, vingt ans, qui a démontré sa réactivité devant une arme inconnue, il apprend vite et s’adapte à l’adversaire dont il analyse les faiblesses avec justesse. De nouveaux atouts très précieux ainsi qu’une compréhension approfondie du corps humain. En troisième choix, Tristan Karest, dix-neuf ans, dont la compétence en armes le dispute en excellence à leur connaissance. Véritable colosse du groupe, il possède une force que même Barou pourrait lui envier. Fort, et néanmoins rapide et surtout efficace, un avantage indéniable dans notre équipe.
Aila murmura à Bonneau :
— Allez, le prochain sur la liste : Adam Meille. Viens, Bonneau, je préfère partir.
Il la retint d’un geste sans appel.
— Non, nous restons jusqu’au bout. Et puis moi, c’est papa !
Elle lui jeta un regard d’abord boudeur, puis amusé.
— Notre dernier choix, poursuivit le prince, se porte sur Aila Grand.
La foule bruissait autour d’elle, mais Aila, les yeux rivés sur Hubert, n’entendait plus rien. Il ne l’avait quand même pas choisie, pas elle, la fille de seize ans, enfant abhorrée de Barou. Elle manqua la plus grande partie de ce que le prince disait et ne revint à elle que sur ses ultimes mots « … traces. Elle complète ainsi la liste des membres de notre groupe de combattants ». Elle n’avait rien écouté et se répétait inlassablement : « Ils m’ont choisie ! Ils m’ont choisie ! Mais pourquoi ? »
Partout, la population en liesse venait féliciter les gagnants. Aila, souriante, serrait des mains, remerciait, échangeait quelques mots polis, écoutait à peine, répondait au mieux. Bonneau avait disparu, elle ne le voyait plus. Pardon Juste se fraya un chemin jusqu’à elle.
— Je vous l’avais bien dit qu’ils nous choisiraient ! Et puis, être en compagnie d’Aubin et de Tristan, c’est vraiment chouette. Vous connaissez votre frère, alors je n’ai rien à vous prouver. Je vous emmène boire à mon réfectoire, aujourd’hui ?
Elle hésita, prête à refuser, mais il ajouta, sérieusement cette fois :
— Il est temps, Aila, que vous tourniez une page. Tous, sauf quelques stupides irréductibles, ont apprécié votre valeur. Vous devez dépasser votre appréhension.
— Mais…, Barou ? interrogea-t-elle, inquiète.
— Il ne le fréquente plus. De toute façon, il nous accompagne de moins en moins ces derniers mois, mais il n’en reste pas moins un maître d’armes extraordinaire. Venez, je vous invite !
Il lui tendit le bras et elle s’y accrocha, jetant au passage un ultime regard pour trouver Bonneau qui, décidément, demeurait invisible.
Le cœur d’Aila battait à tout rompre lorsqu’ils s’approchèrent du réfectoire. Pardon avait depuis longtemps lâché son bras, et de jeunes élèves, qui virevoltaient auprès d’eux comme des mouches autour du miel, leur posaient mille questions, tout en les félicitant pour leur réussite. Elle suscitait une attention considérable avec ses talents au kenda et l’intérêt pour cette arme, qui fusait de tous les coins, la submergea. D’autres apprentis, plus âgés cette fois-ci, les rejoignirent et eux aussi la bombardèrent de questions. Quand, finalement arrivés au réfectoire, Pardon poussa la porte, il s’exclama cérémonieusement :
— Je vous ai amené la reine du jour et elle est mon invitée !
Aila, stupéfaite, vit une vraie nuée d’élèves de Barou se ruer vers elle pour lui parler, la questionner encore et toujours. Elle n’en finissait pas d’écouter, de répondre et la tête lui tournait à force de se répéter. Elle comprit que Pardon avait raison : seuls quelques récalcitrants demeuraient englués dans leur dédain.
— Voilà Adam ! s’exclama Pardon.
Sur le visage du jeune homme, elle entrevit un soupçon de tristesse qui s’effaça à l’approche de son ami.
— Vous êtes un redoutable combattant, Adam, et je suis sincèrement désolée que vous n’ayez pas été pris, déclara-t-elle, en tendant la main au nouveau venu.
— Sur le coup, et pour être honnête, je vous dirais bien que moi aussi, mais bon, je vous apporte une nouvelle toute fraîche. Je pars avec vous !
Pardon se redressa avec vivacité.
— Qu’est-ce que tu racontes, Adam ? C’est quoi ton histoire ?
— Si, je vous assure ! Le mage royal est venu me parler après votre sélection et m’a emmené vers le conseil qui m’a offert un rôle de remplaçant. Si l’un d’entre vous n’est pas dans son assiette, je suis là ! Je ne fais pas officiellement partie du groupe, mais je vous accompagne !
— Mais c’est génial !
Et voilà les deux grands gaillards s’étreignant vigoureusement, se gratifiant d’accolades à n’en plus finir, avant de se ressaisir. Elle décocha un petit sourire amusé que Pardon perçut, ce qui le fit rougir légèrement… À croire qu’il était sensible, ce garçon-là ! Bientôt ce fut au tour d’Aila de subir le même sort; Aubin cherchait sa sœur partout et, quand il la retrouva enfin au réfectoire, ils se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre, puis il l’envoya voltiger dans les airs.
— Aila, je suis sélectionné ! Tu te rends compte, ils m’ont pris !
— C’est merveilleux, Aubin, on va partir ensemble !
— Qu’ils t’aient choisi toi, c’est logique, mais moi !
Aubin était aux anges et rayonnait de bonheur.
— Aubin, arrête de te sous-estimer. Tu te comportes comme un vrai chef et je ne connais pas de meilleur frère que toi !
À présent, elle irradiait : elle avait cru perdre son frère et voilà qu’elle le retrouvait à ses côtés et qu’ils ne se quitteraient plus !
— À ce que je vois, l’heure des effusions sonne également de ton côté, se moqua Pardon en la regardant.
Aila sourit sans commenter. Sur ces retrouvailles, les élèves se retiraient vers d’autres tables et les cinq membres de l’équipe se regroupèrent autour d’un verre de l’amitié.
— Bière pour tout le monde ? invita Pardon, à la cantonade.
Tous hochèrent la tête. Aila ne buvait pas souvent, mais elle se dit qu’une bière ou ce qu’elle en goûterait ne changerait pas grand-chose à son état, elle nageait déjà dans le bonheur… Pardon revint avec Tristan et les chopes qu’il distribua au nouveau groupe. Ils s’installèrent, discutant, riant, échangeant des plaisanteries, d’une finesse contestable pour certaines. Aila s’assit en retrait pour les observer, sirotant sa boisson à petites gorgées. Ces quatre garçons semblaient bien s’entendre. Le hasard aurait-il été le seul responsable de leur sélection ? Sans doute le conseil avait-il choisi, non pas les meilleurs de tous, mais une équipe évolutive et soudée dont l’union créerait la force. Chez aucun, elle ne sentait la volonté de dominer les autres ou de s’imposer. C’était peut-être la faiblesse de ce groupe, personne ne prévalait comme chef… À moins que le conseil n’eût pressenti chez l’un d’entre eux une aptitude à le devenir… Oui, mais lequel ? Elle les passa tous en revue sans arriver à déceler celui qui correspondait le mieux à ce rôle.
— Hé, Aila ! Je te trouve bien trop silencieuse. Tu veux une autre bière ? suggéra Pardon.
Baissant les yeux, il remarqua qu’elle n’avait consommé que la moitié de la sienne.
— Non, merci, Pardon, ce que j’ai bu me suffira.
— Par les fées, nous qui escomptions de filer ta première cuite pour fêter notre réussite, je présume que nous en serons pour nos frais ! Tu n’es pas le genre à perdre le contrôle ! lança-t-il en s’esclaffant gentiment.
Elle hocha la tête, touchée par la perspicacité de Pardon. Chacune des réflexions du jeune homme visait juste et la poussait à réfléchir. Finalement, il dirigerait peut-être la petite troupe… Ils passèrent encore du temps à parler et à s’amuser avant de songer à se séparer. Aila dévorait des yeux cette équipe qui allait devenir la sienne, assimilant inconsciemment tout ce qu’elle déduisait de ses observations. Ce ne fut qu’à la fin d’après-midi, que Tristan leur raconta ce qu’il avait entendu : ils ne resteraient plus que quelques jours à Avotour. Ensuite, ils seraient testés séparément dans une mission avec un représentant du roi, prince ou mage. Soudain, elle aspira à retrouver sa douce tranquillité et les quitta pour rejoindre Bonneau. Elle jeta un dernier coup d’œil sur eux, pour mémoriser ce moment extraordinaire où elle avait bu dans le réfectoire, au milieu des élèves de Barou, avec ses compagnons. Elle voulait s’assurer que tout ce qu’elle venait de vivre n’était pas un rêve et que, demain, tout serait encore bien réel…
Elle retourna à l’écurie persuadée de trouver Bonneau au milieu des chevaux. Quand elle franchit la porte, elle entendit le bruit d’une cavalcade dans le manège et le découvrit chevauchant Torrent, son kenda brandi. Par les fées, elle avait l’impression de le voir pour la première fois. Il affichait une telle prestance, ses cheveux dénoués, flottant au vent, son bâton sifflant et tournoyant. Elle sourit, car, depuis hier, ce si bel homme était son père. Si seulement sa mère avait pu l’admirer avec les mêmes yeux qu’elle… Eh bien, elle devait être honnête, avec une telle hypothèse, Efée n’aurait pas épousé Barou ; Aila n’existerait pas et en parlerait encore moins ! Donc, maintenant que sa vie surpassait ses rêves les plus fous, hors de question d’accorder la moindre place à un quelconque regret !
— Vous avez bien choisi votre nouveau père, Aila.
La jeune fille sursauta. Admirant Bonneau, bercée par le rythme de la course du cheval, elle ne l’avait pas entendu arriver.
— Je vous ai surprise, reprit Avelin, j’en suis désolé. Je voulais vous dire à quel point j’étais ravi de vous compter dans l’équipe, surtout en tant que ma partenaire…
Fidèle à son habitude, Avelin générait chez elle des sentiments contradictoires qui transparurent malheureusement sur son visage, car Avelin ajouta :
— Je sais. Je suis le terrible de la famille ! Imprévisible, insaisissable, incompréhensible, mais tellement attachant… Je connais le refrain par cœur, à tel point…
— … que vous en abusez, termina-t-elle.
— Très juste. Imaginiez-vous que la fortune de votre nouveau père dépassait celle de l’ancien ?
Aila éclata de rire :
— Bonneau, riche ! Vous vous moquez de moi ! Notre maison ne lui appartient même pas, elle lui est prêtée par nos châtelains !
— Non, je suis très sérieux. Comme Barou, l’attribution d’un manoir l’a récompensé de ses prouesses, mais il l’a mis entre des mains compétentes : celles d’une famille de cousins éloignés qui ont fait prospérer le bien en remerciement. L’importance des gains générés lui permit d’acquérir deux haras qu’il confia, là encore, à des gens de qualité. Votre père sait indubitablement choisir ses hommes de confiance, alors, qu’il vous ait prise comme élève ne démontrait qu’une fois de plus vos aptitudes. Barou n’a pas tiré parti de cette chance et le sien vivote faiblement.
Elle le regardait incrédule :
— Vous êtes sérieux ?
— Sachez, damoiselle, que, même quand j’affecte un air de petit rigolo, je ne mens jamais, répliqua-t-il.