Quand vint son tour contre Hector Plantu, Aila pensa que limiter les dégâts représentait la meilleure solution, à moins que… Ils se placèrent face à face et, dès le signal du départ, elle entreprit de faire tournoyer son épée au-dessus d’elle, guettant la réaction de Plantu. Elle observait le mouvement de ses yeux, tandis que le sifflement de son arme rythmait le combat à peine commencé. Dès que la lame passa derrière la tête d’Aila, il se fendit pour attaquer, mais elle avait déjà anticipé sa manœuvre et, pivotant sur elle-même, tout en se déplaçant, elle le frappa sur le flanc gauche. Poursuivant sur sa lancée, elle se dressa dans son dos, l’obligeant à se retourner pour se retrouver face à elle. Les yeux d’Hector Plantu jetaient des éclairs. Pas le moindre instant il n’avait pensé que cette fichue gamine pourrait le toucher et il en fulminait de rage et de dépit. Comme Aila l’espérait, il avait péché par excès de confiance, lui dévoilant la brèche dans laquelle elle s’était aussitôt engouffrée. Comme quoi sous-estimer un adversaire que l’on n’avait jamais vu combattre affaiblissait la capacité de défense. En dépit de son assaut réussi, en face de l’excellent épéiste qu’elle affrontait, Aila se contenta de résister vaillamment jusqu’aux dernières minutes du combat. Ce fut alors qu’une idée folle surgit dans son esprit… Elle évalua la hauteur du grand gaillard, la dureté du terrain, l’élasticité de sa lame et réfléchit à la façon de la planter dans le sol pour s’en servir comme de son kenda. Elle allait tenter le coup, jouant à quitte ou double. Cinq pas d’élan pour se rapprocher de Plantu, enfoncer l’arme, mais pas trop et s’appuyer dessus pour s’élever dans les airs dans un saut pendant lequel elle pivota modérément. « Surtout ne lâche pas l’épée ! », songea-t-elle, comme une prière. Elle sentit quand la lame résista pour ressortir du sol dans lequel elle s’était plantée, puis le moment où, enfin, elle céda à l’action exercée sur elle. Aila resserra sa prise sur le pommeau tout en maîtrisant son mouvement pour parvenir sur les épaules de Plantu, alors que l’acier se dégageait de la terre sans trop déséquilibrer son envol. Son adversaire se retrouva soudainement chevauché par la jeune fille, le tranchant sur la gorge, tandis que le gong de fin retentissait. Aila lâcha son arme et descendit avec souplesse des épaules du perdant. Il lui jeta, cette fois-ci, un regard haineux et s’en fut, dédaignant la main qu’elle lui tendait pour le salut rituel.
— Concurrent Plantu, recommanda sèchement Avelin, je vous invite à aller saluer votre partenaire comme vous le devez.
Plantu oscilla l’espace d’un instant avant d’obéir à son prince, retournant donner une poignée de main, la plus brève possible, à Aila qui demeura impassible.
— Concurrent Plantu, intervint à nouveau Avelin, inutile de vous représenter aux joutes suivantes, je vous raye dès maintenant de la liste des participants. Pour moi, il est hors de question de prendre un combattant qui ne respecte pas son adversaire, ne serait-ce que pour son adresse…
Hector Plantu, rouge de honte, hocha la tête, puis s’inclina en s’éloignant, penaud.
— Ultime épreuve de la matinée au pas de tir ! informa Elieu.
Aila soupira. Encore une ce matin…, et la dernière avant de manger, fantastique !
Le tir sur cible mobile ne fut qu’un jeu d’enfant pour Aila. Elle adorait cette traque subtile qui mettait tous ses sens en alerte, qui sollicitait au maximum la finesse de son oreille et son acuité visuelle. Elle jubilait de bonheur et cette joute renforçait son impression de se dédoubler, comme si elle captait le moindre son et détectait le mouvement le plus infime… Là encore, elle observa les concurrents : Aubin et Pardon ressortaient parmi les meilleurs. Ensuite, le déjeuner apporta une coupure bienvenue pour tous. Elle rejoignit la tente dans laquelle les repas étaient servis. Ne se sentant pas à sa place avec les élèves de Barou, son assiette remplie, elle s’écarta d’eux pour manger son contenu. Elle entrevit la silhouette d’Aubin, mais ne leva pas la tête vers lui. Elle voulait encore conserver l’espoir de demeurer son amie à défaut d’être sa sœur ou sa cousine… Elle avait suivi les résultats des joutes et, ravie, elle constata qu’Aubin restait bien placé dans la course. Parmi les gagnants potentiels, les noms d’Adam Meille, de Tristan Karest et de Pardon Juste revenaient souvent dans les conversations. Aila entendait peu le sien, car aucun élève de Barou n’oserait la considérer comme un possible vainqueur sans faire offense à son maître d’armes. Au final, probablement à cause de sa présence trop proche, les discussions paraissaient gênées ou devenaient des murmures alors elle préféra s’éloigner un peu plus.
Un instant, peut-être à cause de la tension vécue et de la fatigue, Aila eut envie de fuir toute cette animation, mais, maintenant qu’elle avait tapé du pied dans la fourmilière, elle se devait d’aller jusqu’au bout. Toutefois, elle ne savait plus si tout ce qu’elle avait désiré en valait vraiment la peine. Elle regarda autour d’elle. Tous les villageois participaient à la fête : enjoués et rieurs, ils pariaient vraisemblablement sur les vainqueurs possibles, jouaient et perdaient tout aussi sûrement. Elle parcourut les visages de ceux qu’elle croisait, un mélange de têtes connues au milieu d’étrangères. La joute avait dû déplacer des gens de très loin. Se fondre parmi eux, disparaître sans laisser de trace, devenir une personne comme les autres, anonyme, quelle tentation… Levant les yeux, elle regarda son château, ceint de murailles imposantes, qui dressait son donjon avec fierté vers le ciel, et réalisa à quel point elle l’aimait. La perspective de sa sélection signifierait qu’elle quitterait tout ce qui avait constitué sa vie jusqu’à présent, et son cœur se gonfla de tristesse à cette éventualité. D’un autre côté, peut-être cela lui permettrait-il de tout reprendre à zéro, de devenir une autre que la fille ignorée du plus grand héros d’Avotour. Sauf si, malheureusement, sa réputation s’étendait au-delà des frontières d’Antan… Égarée dans ses idées, une voix la ramena dans le présent.
— Pardon, Hamelin, je ne vous ai pas écouté…
— J’ai dit que tu paraissais perdue dans tes pensées.
— Mage Hamelin, quel fin observateur vous faites !
— Moque-toi du vieil homme que je suis…
— Jamais, Hamelin ! Je faisais juste semblant et vous avez raison, j’étais perdue… dans mes pensées.
— Tu as vécu de grands bouleversements en très peu de temps et tu es si jeune. Trouver la bonne route représente déjà bien des difficultés à l’âge adulte…
— Avez-vous avez déjà hésité ? Avez-vous déjà eu en face de vous tellement de routes que vous n’avez aucune idée de laquelle choisir ?
— Oui, Aila. Malheureusement, mon expérience ne te servira à rien. Tu maîtriseras ta vie aussi longtemps que tu agiras selon ton cœur. Toutes nos décisions ne sont pas faciles à prendre, comme celle de changer de père, mais une fois engagée sur cette nouvelle route, tu découvres d’autres portes dont tu ne soupçonnais même pas l’existence.
— Même celle de quitter tous les siens ?
— Rien ne t’empêchera de réapparaître lorsque tu le souhaiteras. Ce ne sera pas un adieu, juste un au revoir…
— Serai-je capable de revenir, de me confronter à nouveau à celui qui n’est plus mon père et à cette indifférence que j’ai peut-être convertie en haine !
— Barou a vécu une expérience terriblement douloureuse… Lui non plus ne ressort pas indemne de ce qu’il a engendré. Sans doute, apprendra-t-il de ses erreurs ? Et toi, Aila, crois-tu que tu reviendras telle que tu seras partie ? Bien sûr que non ! La vie se chargera de te transformer en une femme mûre, pleine de sagesse. Peut-être même arriveras-tu à ne plus espérer son amour, car là réside le fond du problème. Théoriquement, tu peux changer de père, il n’en reste pas moins le père dont tu désires être aimée…
C’était si vrai… La subtilité d’Hamelin la touchait au plus profond de son être. Quel enfant ne voudrait pas être chéri par ses parents, d’autant plus quand il n’en a plus qu’un ? Elle avait passé sa vie à rêver de cet amour et, à présent, elle avait perdu son dernier espoir. Cela ne se produirait jamais plus, maintenant. Elle était certaine que seule la haine que Barou éprouverait à son égard permettrait à l’homme de survivre à ce revers…
— Il te reste encore beaucoup de temps pour modifier l’avenir, Aila, ce serait un tort de se fermer à tout espoir. Les fées sont nos alliées. Un jour peut-être décideront-elles de t’aider à y voir clair…
Elle sourit. Elle n’avait jamais compris comment Hamelin, si logique, si rationnel, pouvait croire en elles. Un jour, se souvenait-elle, elle lui avait demandé pourquoi il parlait d’elles comme si elles existaient réellement.
— Allons donc, Aila ! Comment oses-tu douter de leur existence ? Elles vivent là, partout autour de nous, à chaque instant, veillant sur nous comme les êtres invisibles qu’elles sont ! Nous n’avons pas besoin de voir pour croire ! Tu as bien lu tout ce que je t’ai donné sur les fées ! En conséquence, tu sais qu’elles existent !
Elle se souvenait à quel point elle était restée bouche bée devant Hamelin, inflexible ! Lui, si calme, était sorti de ses gonds, donc il était inutile de relancer le débat aujourd’hui.
— Peut-être…, hasarda-t-elle.
La voix d’Elieu qui rappelait les concurrents pour la prochaine épreuve se fit entendre et Aila se leva.
— Que les fées t’escortent où que tu ailles, souffla Hamelin, la voix tremblante.
Elle posa son regard sur lui, surprise par toute l’émotion que le vieil homme dégageait. Elle l’entoura de ses bras avec une immense tendresse.
— Votre souvenir m’accompagnera partout où j’irai et réchauffera ma vie, même en plein cœur du froid, lui murmura-t-elle.
Ils se sourirent et Aila déposa un bisou sur sa joue avant de rejoindre les concurrents.
Aila tira la même pièce que Pardon Juste. Elle fronça les sourcils. Elle l’avait toujours considéré comme un modeste combattant, mais là, il apparaissait nettement meilleur qu’elle l’escomptait. Il serait probablement difficile de le battre… Il souhaitait un combat à mains nues et elle avait choisi le kenda.
À leur entrée dans l’arène, Pardon Juste la salua – au moins, il avait retenu l’avertissement du prince Avelin – et lui sourit. Elle y répondit brièvement. À l’occasion de leurs premiers mouvements, ils se testèrent mutuellement et Aila se réjouit : elle allait se régaler, car, à l’évidence, il manifestait une grande agilité, de la rapidité et une finesse extrême dans ses réactions. Elle se concentra, cherchant des défauts qu’elle trouva avec peine dans sa façon de se mouvoir, même si elle nota un léger déséquilibre à la réception quand il sautait sur le côté droit. Elle décida d’attaquer, l’amenant à bondir sur la droite pour profiter de cette minuscule faiblesse. Elle faillit réussir, mais la souplesse du jeune homme l’aida à se dégager in extremis.
— Bravo ! Vous avez déjà remarqué mon premier point faible. Malheureusement pour vous, je le connais aussi et j’ai beaucoup travaillé pour y remédier ! À mon tour de lancer l’offensive !
Pardon exultait ouvertement. Sans se déconcentrer, Aila essaya de comprendre où il voulait en venir. Il tenta une attaque qui paraissait classique, mais qu’il agrémenta avec une originalité trompeuse dans son déroulement. Il en fallut de peu pour qu’elle se fît surprendre et se dégagea de justesse.
— Vous êtes impressionnante… commenta-t-il, en souriant.
Mais que cherchait cet abruti ? À lui faire du charme pour la faire flancher ?
— Beau parleur, va ! murmura-t-elle entre ses dents.
Elle changea rapidement d’avis, Pardon était clairement ravi de se battre avec elle. Chacun multipliait les attaques parées par l’autre et, connaisseur, il se fendait d’une moue approbatrice. Puis vint l’idée de génie qu’elle attendait. Elle le laissa réussir un enchaînement dont elle pressentait la finalité et au moment où, enfin, il allait l’immobiliser, certain de sa victoire, elle se dégagea d’un v*****t coup de reins, puis inversa la position. Elle entoura sa gorge avec ses deux jambes, bloquant son bras sur sa poitrine quand le gong final retentit. Elle le libéra immédiatement et celui-ci se releva, radieux :
— Vous êtes une vraie championne. J’ai pris un rare plaisir à vous combattre.
Il lui tendit la main qu’elle serra avec entrain.
— J’escomptais pourtant bien marquer quelques points dans ce combat parce qu’au kenda, vous m’écraserez, je le sais ! Quant aux points, plouf, plouf, je viens de me faire battre par une fille et dans quelque temps, aïe, aïe, aïe, je vais recommencer !
Pardon parlait de son échec avec un détachement incroyable, comme s’il s’en amusait. Il ne semblait pas le moins du monde en colère après sa défaite. Au contraire, il appréciait sa valeur et le plaisir qu’il avait pris à la combattre… Aila hésita avant de se lancer :
— Vous voulez que je vous montre les enchaînements de base au kenda et ainsi, j’affronterai un adversaire intéressant.
À son tour, il afficha un air surpris :
— Pourquoi le feriez-vous ? s’étonna-t-il.
— Je n’aime pas les victoires faciles, se contenta-t-elle de répondre, en haussant les épaules.
Ils passèrent tout leur temps de repos avant le deuxième combat à s’entraîner. Bonneau avait prêté son kenda à Pardon qui se révéla vraiment très doué. Il donnait l’impression, comme elle, de sentir les mouvements en lui, de les intégrer sans le moindre effort comme s’ils avaient toujours fait partie de lui. Elle avait croisé peu d’apprentis de l’école aussi habités naturellement… Tellement passionnés dans leur échange, ils ne s’aperçurent pas du nombre croissant de regards, même parmi les élèves de Barou qui passèrent leur pause à les observer, voire à les envier…