Chapitre 2
Aila brossait son cheval dans l’écurie quand Aubin y déboula, tout excité :
— Aila ! Aila ! où te caches-tu ?
— Ici, dans la stalle de Lumière !
— Devine, c’est extraordinaire ! Deux des fils du roi arrivent pour chercher des combattants aguerris qui protégeront la famille royale ! Tu te rends compte, ils sont venus les prendre chez nous !
— Ah !… oui, génial…
— Mais si ! C’est toi la meilleure ! Personne ne le sait et tu vas pouvoir le prouver à tous !
— Ah !… Et qui voudrait d’une fille comme garde du corps ? Arrête, Aubin, tu délires…
— S’ils ne te choisissent pas, c’est qu’ils n’y connaissent rien !
— Juste un instant, imagine la tête de Barou si les hommes qu’il a entraînés avec passion se trouvaient relégués au second plan… Il en aurait une attaque !
Il la fixa.
— Qu’est-ce que tu crains, Aila ? Te fait-il peur à ce point ? Que peut-il t’enlever de plus ?
— Aubin, tais-toi !
Elle recommença à brosser son cheval. Aubin l’attrapa par le bras, la forçant à le regarder.
— Aila, tu n’as pas répondu à ma question !
— Laisse-moi, tu veux bien ! Laisse-moi !
Elle se dégagea d’un geste brusque et, le visage fermé, s’éloigna d’un pas décidé.
La nuit tombait dans la pièce principale de Bonneau, sobrement meublée d’une table, de deux bancs, d’un buffet et du paravent qui cachait la chambre d’Aila. Dans la cheminée, un feu prenait doucement, tandis qu’elle le contemplait, songeuse. Elle entendit le bruit des pas de son oncle sur les dalles devant la maison, le claquement du loquet et le grincement léger de la porte qui s’ouvrait.
— Aubin est venu me parler. Tu dois y participer, Aila. Ces compétitions ne sont pas interdites aux filles, que je sache !
— Mais qu’est-ce que tu racontes, Bonneau ? Je ne veux pas faire partie de cette espèce de concours de bêtes de race !
— Tu es une combattante ! Et la meilleure ! Ta voie est tracée ! Maintenant, vis ta vie comme tu l’as choisie, malgré Barou !
— Et toi ! Qui es-tu pour me donner des leçons ? Pourquoi un guerrier hors pair comme toi est-il relégué au rang de palefrenier ? Tu aurais dû devenir maître d’armes comme Barou ! Alors pourquoi t’es-tu contenté de ce rôle de sous-fifre, une ombre dans la lumière étincelante de ton frère ? Expliquez-moi, monsieur le donneur de conseils !
— Ce fut mon choix et je peux t’en donner les raisons simplement. Quand tu auras vu des carnages comme j’en ai vu, quand tu auras coupé autant de membres que j’en ai coupé, quand tu auras été éclaboussée d’autant de sang que je l’ai été, peut-être auras-tu envie de changer de vie, de te fondre dans la masse pour que tous ceux que tu rencontres ne te rappellent pas que tu as tué en quelques jours plus de personnes que tu n’en croises en une année. J’ai appelé un nouveau destin de tous mes vœux, devenir une ombre dans la lumière, comme tu le dis, et je ne le regrette pas ! Mais toi, tu es d’une autre trempe ! Que tu le veuilles ou non, tu es la fille de ton père et l’art du combat coule dans tes veines ! Alors, accomplis ce pour quoi tu es née ! Et je t’y aiderai ! Demain, rendez-vous au champ de courses à la première cloche. Ils testent les talents de cavaliers, je t’y attendrai.
Bonneau sortit de la pièce, laissant Aila encore plus songeuse qu’à son arrivée. Elle ne savait plus que penser, ni que décider. Comme elle, est-ce que toutes les filles de seize ans devaient prendre des décisions aussi importantes que celle-ci ? Elle se sentit si jeune, si inexpérimentée tout d’un coup et elle songea à sa mère. Si Efée avait vécu, en quoi sa vie aurait-elle été différente ? Ressemblerait-elle aux demoiselles de la châtelaine dont les seules préoccupations oscillaient entre l’élégance et le souci de dénicher un époux gentil ? Non, elle n’était pas juste avec elles, elles n’étaient simplement pas faites pour combattre avec des armes, mais, chaque jour, avec Mélinda, Amandine, Blandine et Estelle luttaient contre la misère du pays qui se répandait. Aila les avait accompagnées si souvent qu’elle connaissait leur courage devant l’adversité, la maladie. Elle avait compris depuis longtemps où passaient les tentures et tous les objets de valeur des châtelains. Ils étaient vendus pour soulager cette misère qui sautait aux yeux dès les premiers pas à l’extérieur du château. Elle savait que le pantalon large qu’elle avait conçu et que ces dames portaient représentait une autre forme d’économie, dissimulée sous une plaisanterie légère. Aila eut presque honte de la magnifique robe qu’elle conservait précieusement dans sa petite armoire… Non, vraiment, les considérer comme des évaporées serait injuste. Sauf que, devant la souffrance, elles faisaient front ensemble et qu’Aila se sentait bien seule. Elle se coucha tout habillée sur le lit, les mains calées derrière la tête, attendant un sommeil qui vînt difficilement. Elle entendit vaguement Bonneau rentrer et déposer un objet à ses côtés.
Le lendemain matin, quand Aila se réveilla, une odeur de cuir neuf lui chatouilla les narines. Ouvrant les yeux, elle découvrit, sur la chaise près de son lit, une tenue composée d’un pantalon et d’un gilet. Admirative, elle toucha du bout des doigts leur texture souple et douce dont la couleur brun clair la ravit, même si elle devinait que la peau se tannerait rapidement au soleil. Par les fées, c’était si beau… Elle raviva le feu de la cheminée, déjeuna promptement, puis se déshabilla. Une fois tiédie, elle prit l’eau de la bouilloire, la versa dans la cuvette et entreprit de se laver. Rejetant ses cheveux mouillés en arrière, tandis que des gouttes ruisselaient en étroits sillons lumineux sur son corps, elle surprit son image fugitive dans le mouvement du liquide. Séchée, elle enfila le pantalon, un peu trop large, songeant déjà à la ceinture qui remédierait au problème. Dans son armoire, elle dénicha une chemise que Bonneau lui avait offerte quelque temps auparavant. Beige, elle irait parfaitement avec le reste… Quelle idée ! D’où lui venait ce souci d’élégance ? Elle qui avait toujours fait fi de ces coquetteries ! Ajustant son gilet, elle rabattit le col de sa chemise dessus et serra la ceinture qu’elle avait dégottée. Elle natta ses cheveux avec application, puis chaussa ses bottes. Sur le seuil de la porte, elle s’arrêta brusquement. Faisant demi-tour, elle se dirigea vers le feu où elle enflamma une brindille qui lui permit d’allumer la lampe. Hésitant encore, elle se rapprocha de la cuvette où l’eau s’était calmée et regarda son image dans ce miroir de fortune comme si elle se voyait pour la première fois. Elle observa ses yeux noirs, ses sourcils plissés, ses pommettes hautes et légèrement creusées, sa bouche volontaire aux lèvres serrées : elle ressemblait à sa mère… Elle essaya de la visualiser comme un reflet d’elle avec de menues différences. Comme elle aurait aimé s’en souvenir… Elle tendit la main au-dessus de la table et attrapa une lanière de cuir qu’elle noua autour de son cou. Encore un cadeau de son oncle… Elle avait fait erreur sur toute la ligne. Elle avait toujours profité d’un père aimant, présent et généreux : Bonneau. Et maintenant, à cet instant crucial, elle réalisait la place qu’il occupait dans sa vie : il lui avait tout donné et elle, que lui avait-elle offert en retour ? Mais, tout semblait encore possible, elle se sentait sûre de réussir. Aujourd’hui, elle allait lui rendre hommage. Elle deviendrait la meilleure et, pour lui, elle lutterait jusqu’au bout ! Sa décision finale prise, elle souffla la lampe, sortit de la maison et bifurqua vers l’écurie.
À son arrivée, Bonneau étrillait Lumière, le cheval d’Aila, une pouliche noire de trois ans, pleine de vitalité et de promesses, qu’elle avait choisie entre toutes. Il se tourna vers la jeune fille et émit un sifflement approbateur :
— Tu es magnifique…
— Aussi belle que ma mère ?
La moue qu’il esquissa lui laissa penser qu’elle avait fait mouche.
— Je veux dire aussi belle que ma guerrière de mère ?
— Ah ! tu es au courant… C’est Mélinda qui te l’a relaté ?
Aila hocha la tête.
— Elle m’a juste devancé, je désirais t’en parler ce matin.
— Et que m’aurais-tu raconté d’elle, Bonneau ?
— Que tu étais aussi merveilleuse qu’elle et peut-être encore meilleure ! Mais, à sa décharge, tu as commencé plus tôt.
Il soupira avec légèreté. Elle s’approcha de lui et l’embrassa. Surpris, il leva ses yeux vers elle. Elle déglutit :
— Tu es le père que j’aurais aimé avoir, Bonneau.
Insatisfaite, elle recommença :
— Non, ce n’est pas ça. Tu es le meilleur père que j’aurais pu avoir et, malheureusement, c’est seulement maintenant que je m’en aperçois. Pardon !
Elle se jeta dans les bras de son oncle et sentit qu’ils se refermaient dans sur dos. Ils restèrent ainsi un long moment avant de se séparer, gardant juste leurs mains l’une dans l’autre.
— Cours donc expliquer à Lumière ce que tu attends comme prouesses, elle adore tes histoires ! conclut-il dans un rire enjoué.
— Flatteur, va ! répliqua-t-elle.
Elle s’approcha de son cheval, frotta doucement son visage contre ses naseaux et commença à lui murmurer tous ses désirs, ses envies et sa certitude qu’elles gagneraient ensemble.
— L’heure tourne, Aila, nous devons partir, rappela la voix de son oncle.
Leurs regards se croisèrent et ils se sourirent. Bonneau posa sa main large et puissante sur son épaule.
— J’ai confiance en toi, tu réussiras d’une façon ou d’une autre.
Quand ils arrivèrent, de nombreux cavaliers patientaient déjà aux abords du champ d’entraînement. Aubin figurait parmi eux, mais Aila et lui n’osèrent se saluer en présence de Barou. Elle devina plus le regard approbateur de son frère qu’elle ne le vit vraiment et, pourtant, cela lui réchauffa le cœur ; le plus dur restait à venir… Elieu et Mélinda, ainsi qu’Hamelin et un homme d’une trentaine d’années, voire moins, qu’elle identifia comme l’un des fils du roi, sûrement le prince héritier, attendaient dans la tribune. À ses côtés, un personnage grand et fin, aux yeux scrutateurs, portait une longue barbe blanche, probablement le mage royal. D’autres personnes les entouraient, mais elle se concentra sur Barou dont elle essaya de capter le regard, sans succès. Bonneau intervint :
— Je suis l’ancien maître d’armes d’Avotour et je sollicite la participation de mon élève à la sélection des combattants.
Barou semblait s’être statufié sous l’effet de la surprise, mais il se reprit vite, contredisant son frère :
— Il n’en est pas question, martela-t-il avec hargne.
— Et pourquoi donc ? intervint un nouvel arrivant, suivi de son cheval.
Barou vira au rouge, mais se retint devant les couleurs royales arborées par le nouveau venu.
— Messieurs, ma dame, mademoiselle, je suis Avelin d’Avotour, le fils cadet du roi et, modestement, un des meilleurs cavaliers du royaume. Comme vous le voyez, je suis paré pour courir parmi les vôtres. J’admets volontiers que j’ai sollicité cette épreuve supplémentaire pour me confronter à vos champions !
Il s’inclina, un sourire ironique au coin des lèvres. Aila eut envie d’éclater de rire en observant la tête de tous les gens présents. Les expressions de leurs visages allaient de la surprise la plus inattendue à une désapprobation encore plus profonde. Excepté la mine réjouie d’Aubin, celles des autres concurrents faisaient peine à voir.
Barou intervint :
— Installez-vous aux emplacements qui vous ont été attribués en vous décalant d’un rang, le premier étant naturellement réservé à sire Avelin.
Bien sûr, aucune place ne fut proposée à Aila qui se trouva négligemment reléguée à la position la plus extérieure du champ de courses, pas très loin d’Aubin. Elle observa attentivement les montures qui piétinaient sur la ligne de départ, localisant celles qui lui donneraient le plus de fil à retordre. Il lui faudrait jouer serré. Barou reprit la parole :
— Je vous rappelle les règles : vous avez cinq tours à effectuer. Seuls les cinq premiers seront distingués grâce à cette épreuve. Vous serez évalués à la fois sur votre aptitude à gérer la distance, votre tactique de course, la maîtrise de votre cheval et, naturellement, votre ordre d’arrivée prévaudra. Le premier signal vous indique que le départ suivra au deuxième.
Tous les cavaliers se concentrèrent, puis démarrèrent le moment venu. Sur l’extérieur, Aila devait parcourir une distance supérieure pour se maintenir au niveau des autres. Consciente de l’émulation que provoquait la présence du prince, elle conserva sa silhouette, identifiable à ses couleurs, à la limite de son champ de vision. Elle sentait Lumière prête à s’envoler tout de suite, mais choisit de rester à proximité du groupe central, juste en léger retrait pour ne pas sembler trop menaçante à son égard. Si ceux qui le constituaient l’oubliaient, peut-être la laisseraient-ils passer d’autant plus facilement… Au tour suivant, les écarts se creusant au fur et à mesure, elle donna un peu de liberté à son cheval pour se rapprocher de l’arrière du peloton de tête. Par paliers successifs, elle avait convergé vers le cœur du champ de courses, réduisant la longueur de chaque tour. Avelin caracolait devant, sans forcer l’allure. Quand vint le troisième, retenant toujours Lumière, elle se positionna derrière son frère, qui se débrouillait très bien. Enfin, dès que le dernier tour fut entamé, elle lâcha progressivement son coursier qui allongea sa foulée pour dépasser Aubin, puis rattrapa ceux qui suivaient à une foulée du prince sans oser le doubler. À sa vue, ils éperonnèrent leur cheval pour l’en empêcher, mais, inexorablement, Aila se détachait de leur groupe, de plus en plus proche d’Avelin. Celui-ci s’en aperçut et donna du mou à sa monture qui bondit en avant, forçant l’allure. Lumière ne fut pas en reste et s’accrocha à lui, réduisant à chaque instant la distance qui les séparait. Les autres cavaliers, à quelques encolures derrière, luttaient pour revenir sur eux. Elle imaginait leur colère, l’affront qu’ils ressentaient et elle s’en moquait éperdument, elle volait avec Lumière. La course se terminait et elle lâcha complètement sa pouliche qui, dans une dernière envolée, vint se placer au même niveau que le cheval du prince sur la ligne d’arrivée. Graduellement, les concurrents s’arrêtèrent et elle se coucha sur l’encolure de Lumière, lui murmurant tout en la flattant :