— Ne me dis pas qu’Arthur a débarqué ici et que je l’ai loupé ! se plaignit Avelin.
— Et si ! Juste après ton départ avec Aubin. Malheureusement, il n’est resté qu’une semaine. La vie à terre n’offrant aucun charme pour lui, il a déjà rejoint son bateau et sillonne à nouveau les mers…
— Qu’a-t-il raconté de là-bas ?
— Toujours les mêmes choses ! Que l’existence y est douce et les filles agréables !
Ils éclatèrent de rire tous les deux.
— Sacré Arthur, il ne changera donc jamais ! Je regrette beaucoup de l’avoir manqué… Sais-tu s’il compte repasser bientôt ?
— Tu le connais… Comme il n’a pas communiqué de date précise, tu peux évaluer son retour dans un délai de six mois à deux ans ! Alors, Aila, ce petit fruit ?
— Délicieux, juteux et très différent de ceux de chez nous. Merci de me l’avoir fait découvrir.
— À présent que le repas se termine, je vais devenir un hôte fort impoli. Aila, il faut que vous me reparliez de votre vision de tantôt. Est-ce la première fois que cela se produit ? Vous paraissiez tellement bouleversée…
— Oui, sire.
— Existe-t-il d’autres phénomènes particuliers qui vous auraient troublée ?
Elle baissa les yeux. Elle ne souhaitait pas en discuter, elle voulait juste oublier, croire que tout ce qui lui arrivait n’était pas réel… Dans le même temps, elle ne devait pas mentir à son roi. Alors que son supplice augmentait, Sérain perçut son désarroi et changea de sujet.
— Rien de bien clair à ce que je vois… Aila, je suis sérieux. Je suis convaincu que vous avez eu une vision d’un possible avenir pour nous. Vous avez parlé d’une montagne, d’hommes… Éthel disait que chaque détail comptait. Elle aurait retrouvé le pays auquel appartenait le paysage, identifié l’origine des gens que vous y avez aperçus grâce à un habillage, un drapeau, un style de maison, tout aurait constitué une source d’information. Vous croyez-vous capable d’y parvenir ?
— Je n’en sais rien, mais je peux essayer.
Elle ferma les yeux. Dans sa tête défila à nouveau la scène. Elle expliqua :
— Je vois de très hautes montagnes recouvertes de neige aux pics acérés. Malgré leurs lourdes vestes en peau, les hommes semblent avoir froid et ils avancent péniblement sur le manteau neigeux. Ils paraissent si exténués…
Elle s’étonnait d’avoir conservé en mémoire toutes ces images avec cette étonnante netteté. Elle se savait observatrice, mais là, elle dépassait tout ce dont elle se croyait capable. Sur la neige, elle vit même une femme déposer un enfant, probablement mort, puisqu’elle l’abandonnait, et essuyer une larme sur sa joue. Aila s’attarda sur son visage aux traits singuliers qui la rendaient à la fois laide et attirante. Le vent enfla et cingla cette mère. La peur naquit dans son regard, avant qu’elle se retournât vers les autres en s’égosillant. Aila poursuivit sa description :
— Il y a cette femme, qui vient de perdre son enfant. Ses yeux sont noirs, étirés et sa peau mate. Alors quand, tout à coup, elle sent une bourrasque se lever, elle reconnaît le tourbillon et hurle à ses compagnons un avertissement. Seulement, c’est déjà trop tard, la grande souffrance est trop rapide et aspire tout sur son passage. Je ne vois plus rien après, car je fuis, mais je discerne encore leurs cris. Oh !…
Aila s’arrêta, surprise.
— Qu’avez-vous découvert ?
— Ils crient en hagan ! Je n’avais entendu que les hurlements de terreur la première fois, mais là, j’ai également reconnu des mots : ils parlent en hagan ! Ils disent à la femme : « Cours, Amata, sauve-toi, c’est toi qu’elle veut ! Protège notre héritage ! »
La jeune femme se tut, médusée. Tout ce qu’elle venait de se remémorer lui paraissait si réel, tandis que le visage de cette femme se gravait dans sa mémoire. Elle avait presque envie de lever la main pour toucher son visage…
— Vous comprenez le hagan ? s’étonna Sérain.
— Oui, je le comprends et je le parle.
Sérain jeta un rapide coup d’œil vers Avelin.
— Cela risque de tout changer à votre prochaine mission, précisa Sérain, son regard revenant vers Aila. Maintenant, nous disposons peut-être de la solution qui nous manquait…
— Mon roi, le coupa-t-elle, je dois partir en Hagan pour trouver cette femme et la sauver. Elle détient une chose essentielle pour notre survie, même si j’ignore encore laquelle. Je suis obligée de vous le dire…
Elle suspendit sa phrase, redressa la tête et plongea son regard dans celui de son roi, sans faiblir, et conclut d’une voix ferme :
— J’irai, seule s’il le faut, avec votre accord, ou sans…
Impassible, Sérain croisa ses mains devant son visage, ses yeux rivés sur la jeune fille qui lui faisait face.
— Qui êtes-vous Aila ? Quelle est donc cette force vertigineuse qui vous anime et ferait plier même un roi ?
— Sincèrement, je l’ignore. J’ai beaucoup de mal à croire que je suis différente de ce que j’ai toujours été…
Aila, réalisant enfin la façon dont elle venait de parler à son roi, déglutit difficilement. Cependant, ce dernier restait serein, nullement blessé par ses propos.
— Existe-t-il une urgence à votre départ ?
Elle réfléchit, cherchant la réponse en elle :
— Non, c’est trop tôt, elle n’est pas encore en danger. Je crois qu’elle se manifestera quand je devrai partir…
Par les fées ! Mais comment savait-elle tout cela ?
— Et comment reconnaîtrez-vous ce moment ?
— Je l’ignore, sire. Je… je ne contrôle rien de ce qui m’arrive…
— Et il vous arrive tellement de choses, n’est-ce pas ?
Silencieuse, la gorge nouée, elle hocha la tête. Sérain poursuivit :
— Quand vous le souhaiterez, vous n’aurez qu’à venir me voir pour en parler. Prenez votre temps, je saurai patienter. Allez mes enfants, cette rude journée se termine et demain, après une bonne nuit de sommeil, nous débuterons tous avec les idées plus claires.
— Bonne nuit, sire.
— Bonne nuit, père.
Avelin sortit du bureau aux côtés d’Aila, la raccompagnant jusqu’à sa chambre. Au moment de la quitter, il attrapa son visage dans ses mains, avec une grande douceur, amenant son regard à croiser le sien.
— Qui êtes-vous donc, Aila ?
Indécise, elle serra les lèvres avant de réagir.
— Je ne sais plus, Avelin…
Puis elle leva ses yeux vers le ciel comme pour y trouver une réponse.
— Je ne sais plus…, répéta-t-elle.
— Alors, sachez-le, vous aurez toujours un ami sur qui compter. N’hésitez jamais à venir frapper à ma porte. Me faites-vous confiance ?
Elle pesa ses mots avant de répondre :
— Oui, Avelin. Avec vous, je me sens comme si Aubin était auprès de moi et je ne peux guère vous adresser un compliment plus flatteur…
— Il vous manque ?
— Oh oui ! Tous me manquent, mais je dois apprendre à vivre sans eux…
— Mais pas sans moi. Vous ne serez plus tout à fait seule, car je me tiendrai à vos côtés.
L’émotion devint perceptible sa voix, tandis que le cœur d’Aila se gonflait de joie.
— Quels souvenirs douloureux essayez-vous de cacher aux yeux de tous, sire Avelin ?
— D’accord, je retire ce que j’ai dit. Ce soir, vous êtes trop perspicace pour le pauvre prince que je suis… Plus tard, je vous raconterai ce que je tais, je vous le promets, mais, pour l’instant, c’est encore trop tôt. Amis ?
— Pour la vie !
Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et s’étreignirent un long moment. Lors de la séparation, Avelin déposa un b****r sur la joue de sa partenaire et s’éloigna. Ce fut presque légère qu’Aila franchit sa porte. Elle avait eu tort de croire que, seule, elle pourrait tout surmonter. Elle s’était sentie si proche d’Avelin et avait pensé qu’entre son statut princier et son rôle de simple combattante aucun lien ne pourrait s’établir. Au lieu de cela, elle avait découvert un roi magnifique et un ami dans son fils. Elle apprécia ce simple moment de bonheur au milieu de tous ses doutes. Elle n’était plus seule et ne le serait plus jamais ! Elle passa sa chemise, se coucha et toucha le livre des fées, caché sous l’oreiller, sans même y songer, avant de s’endormir, pleine de joie, sa main posée sur la couverture…
Et Aila parvint au pays des fées et appela :
— Amylis ? Es-tu là ?
Un léger frémissement l’avertit de l’arrivée de son amie. Fascinée comme chaque fois, elle regarda la fée minuscule grandir et devenir à sa taille. Qu’elle était belle ! Aila admirait son visage serein à la peau claire, ses yeux en amande d’un bleu presque transparent, soulignés par deux sourcils arqués, ses fins cheveux châtains et bouclés qui descendaient jusqu’à ses pieds. Ce soir, elle portait une longue robe aux reflets aquatiques qui lui donnait l’apparence d’une eau vive.
— Aila, te voici ! Je suis heureuse de te retrouver ! Nous étions toutes si inquiètes pour toi et tes amis ! annonça la jeune fille.
— Le plan que nous avions mis au point a parfaitement fonctionné !
— J’en suis profondément ravie. Viens, suis-moi, il faut continuer notre partage.
Amylis la saisit par la main et l’entraîna jusqu’au lac à côté duquel se déroulaient tous les apprentissages. Elles rejoignirent sept fées, toutes plus belles les unes que les autres, qui les attendaient et les accueillirent avec enthousiasme. Les unes après les autres, Aila les étreignit avant de reprendre sa place au milieu du cercle qu’elles avaient formé en s’asseyant.
Amylis prit la parole :
— Aila, nous allons continuer à partager nos pouvoirs avec toi. Ce soir, comme tu as eu une première vision et qu’elles sont difficiles à analyser pour les profanes, nous allons t’offrir les clés qui te permettront de l’étudier…
— Amylis, l’interrompit Aila, je l’ai déjà comprise. Enfin, je crois…
— Mais c’est impossible ! Nous ne t’avons pas encore donné la clairvoyance ! Ou alors…
Les sourcils légèrement froncés, Amylis se tut.
— Voulez-vous que je vous la décrive ?
— Non, merci, Aila. Nous l’avons vue en même temps que toi.
— Vient-elle de vous ?
— Non, à de rares exceptions près, les visions proviennent d’Oracles… Or, il n’en existe pratiquement plus sur Terre. Ils ont été détruits ou cachés aux yeux des hommes, car ils les amenaient trop souvent à commettre plus de mal que de bien… Je suis sidérée que tu aies réussi seule à l’interpréter. Explique-nous ce que tu as compris d’elle.
— Je vais bientôt partir en Hagan pour sauver une femme, Amata, qui possède un héritage que je dois protéger…
Les petites fées se mirent toutes à parler en même temps. Amylis fit taire les bruits d’une pensée.
— L’une d’entre vous, volontairement ou par erreur, aurait-elle déjà transmis les clés de la clairvoyance à Aila ?
Amylis regarda les fées une par une, tandis que chacune secoua la tête.
— Aila, je ne sais pas quoi te dire. Nous avons besoin de nous concerter pour comprendre pourquoi tu sais alors que tu ne le devrais pas. Ce que nous avons échangé avec toi est très lourd et tu ne devrais pas être capable d’assimiler seule ce que nous n’avons pas pris la peine de t’apprendre… Tout cela demande réflexion. Je propose donc à mes sœurs de partager avec toi un autre pouvoir qui deviendra indispensable dans tes prochaines missions. Nous t’avons déjà offert la projection mentale afin que tu puisses survoler avec ton esprit, capter les pensées d’ennemis proches et sentir leur présence. Nous avons estimé que t’apprendre à diriger les objets par la pensée pourrait t’être utile, mais pour l’instant, nous nous sommes limités à des choses légères, en petit nombre et sur de très courtes distances. Ce don partiel, nous l’avons combiné avec celui qui permet d’accroître la perception de ton esprit sur le monde qui t’entoure. Tu es particulièrement performante, Aila. Jamais aucune fée en formation n’a obtenu de vision aussi nette avant sa dixième séance, alors les traduire avec autant d’exactitude que tu l’as fait ressemble à un prodige. Mais c’est dans notre nature ; nous, les fées, croyons toujours que tout est possible. Il nous reste juste à comprendre comment et pourquoi ! Mes chères sœurs, que lui proposeriez-vous pour cette nuit ?
Par communion d’esprit, elles se concertèrent un instant avant de laisser à nouveau la parole à Amylis :
— Nous hésitons entre deux dons : celui de guérir ou celui d’augmenter ta capacité à déplacer les objets par la pensée. As-tu une préférence ?
Aila n’hésita pas :
— Guérir !
— Parfait ! Allons-y, mes sœurs.
Elles tendirent toutes leurs mains vers Aila et, aussitôt, fusèrent des rayons argentés qui entourèrent la jeune fille d’un halo scintillant.
Comme à l’accoutumée, cette dernière perdit la notion du temps. Elle sut que la transmission du don était achevée quand l’éclat de la lumière se mit à pâlir avant de s’estomper.
— En forme ? interrogea Amylis.
— Je me sens bien.
— Parfait ! Je te raccompagne pendant que mes sœurs vont goûter un repos mérité. Je les rejoindrai dès que tu seras partie.
Aila les remercia et embrassa chacune d’elles, puis retourna à son point d’arrivée avec Amylis.
— À présent, comme pour chaque visite, je vais t’effacer tous ces souvenirs.
— Amylis, c’est très douloureux pour moi de ne plus me souvenir…
— J’en suis consciente, mais tu sais que la prudence dicte ma décision… Il faut que tu comprennes que nous te transmettons en une nuit la magie d’une année pour une fée. Dissimulée dans l’ombre de ton esprit, elle ne perturbe pas ta raison. Imagine ce qui se produirait si jamais cette dernière prenait conscience de sa présence… Je ne peux pas prendre le risque que tu perdes pied ou que la folie te frappe.
— Je sais tout cela, Amylis, tu me le dis à chaque fois, mais au lieu de devenir folle à cause de la magie, mon esprit s’égare davantage parce que je ne me reconnais plus…
Amylis sembla désespérée.
— Nous cherchons juste à te préserver, Aila. Tu es notre seule et unique alliée jusqu’à la naissance de l’héritière et nous voulons te protéger à la fois dans notre monde et dans le tien. Pour le moment, nous n’avons pas trouvé mieux. Je te promets que j’en parlerai à mes sœurs pour élaborer une solution et t’aider à surmonter cette difficulté.
Elles s’embrassèrent avec tendresse.
— Au revoir, Amylis.
— Au revoir, Aila. Nous attendrons ta nouvelle visite avec impatience.
D’un geste de la main, Amylis effaça les souvenirs d’Aila…