— Brave homme ?
L’homme sursauta et se leva précipitamment :
— Non, non ! Il ne faut pas rester ici, elle peut être contagieuse ! Venez, allez-vous-en vite !
Il les poussa sans ménagement hors de la pièce, ne cessant d’insister sur le danger de s’éterniser là, qu’ils n’auraient jamais dû entrer chez lui, mais quand il ouvrit la porte extérieure, il réalisa qu’il tombait des cordes, et que ce n’était guère un temps à mettre des gens dehors. Ses yeux revinrent vers les jeunes voyageurs dont les vêtements tout trempés gouttaient sur le sol. Hésitant, il se figea, puis soupira :
— Peut-être êtes-vous suffisamment loin d’elle maintenant ?
Rebroussant chemin, il les invita auprès du feu qu’il raviva en jetant un fagot sur les braises encore rougeoyantes. Il alla chercher trois petits verres qu’il remplit à ras bord d’un liquide jaunâtre.
— Ça au moins, ça ne peut pas nous faire de mal, dit-il, en le vidant d’un trait.
Avelin voulut l’imiter et, s’étranglant dès la première gorgée, se mit à tousser sans pouvoir s’arrêter. Plus circonspecte, Aila y trempa juste le bout des lèvres. Par les fées, comme c’était fort ! Elle jeta un regard à Avelin qui, rouge comme une pivoine, commençait à se reprendre, puis à l’aubergiste, aux yeux égarés dans le vide, qui ne s’était rendu compte de rien :
— Brave homme, lui dit-elle doucement, en posant sa main sur son bras, que se passe-t-il ici ?
— C’est ma femme… Elle allait bien hier soir et, ce matin, au lever, elle s’est sentie mal et puis, d’un coup, comme ça, elle est tombée et elle ne s’est plus réveillée…
Il se remit à pleurer.
— Y a déjà eu ça dans le village, quatre fois, et ils sont tous morts. C’est une brave femme, ma Daina, elle cuisine comme une reine. J’veux pas qu’elle disparaisse.
Il mit sa tête entre ses mains, avant de se redresser et de poursuivre :
— Ceux qui travaillent ici sont des gens bien, j’voulais pas qu’ils tombent malades. Alors, j’ai chassé tout le monde : les clients, les habitués, les servantes… Tous, ils sont tous partis et y a plus qu’elle et moi. Qu’est-ce que je vais devenir si elle meurt ?
— Me permettez-vous de la voir ?
Elle lança un coup d’œil à Avelin qui fronça les sourcils. À coup sûr, il n’appréciait pas la demande qu’elle venait de formuler.
— Vous n’y pensez pas, ma dame. Daina ne voudrait sûrement pas que je le fasse si elle pouvait encore parler. Moi, si je vais dans la mort, c’est pas grave, je n’ai plus qu’elle. On n’a pas eu la chance d’enfanter, vous savez. Elle est tout ce que j’ai avec cette auberge…
D’un geste lent du bras, il montra les murs autour d’eux.
— Je me permets d’insister. Ne vous inquiétez pas pour moi, il ne m’arrivera rien.
— Si vous le dites… Alors, vous pouvez y aller.
Sous le regard fort mécontent d’Avelin, elle se leva. Cependant, ce dernier n’intervint pas pour l’empêcher de rejoindre la femme. Consciente de la désapprobation muette du prince, elle ajouta, à son attention :
— Avelin, il faut savoir ce qui se passe. Jusqu’à présent, c’est vous-même qui me l’avez répété, les gens ne mouraient pas et, apparemment, les choses ont changé. Comprendre pourquoi est indispensable. Questionnez notre brave aubergiste pour noter des détails à propos des autres personnes qui sont tombées malades : où elles habitaient, ce qu’elles mangeaient, si elles vivaient seules ou non, si leur famille proche était également souffrante, les endroits où elles se rencontraient : travail, auberge… ? Glanez tout ce que vous pourrez, nous trierons ensuite.
Aila s’assit à côté du lit et commença par observer sa femme : un souffle léger, presque imperceptible, elle ne présentait ni plaie, ni boutons, son teint crayeux aurait pu laisser croire qu’elle avait déjà succombé, si ce n’était ce mouvement ténu de sa poitrine… Délicatement, Aila prit sa main, qui était glacée. Plaçant son index et son majeur sur le poignet, elle perçut des pulsations très irrégulières et beaucoup trop espacées. Elle pinça violemment la peau sans obtenir la moindre réaction. Puis, relevant sa paupière, elle approcha des yeux de la malade la lampe qui brûlait sur la table de nuit. Toujours rien… Où que fût Daina, elle n’en reviendrait pas… Elle regagna la salle principale où son mari leva aussitôt vers elle un regard plein d’espoir :
— Brave homme, je suis désolée… Je ne peux rien faire. Bientôt, elle va s’éteindre doucement, sans souffrance. Vous devriez retourner à son chevet…
Les yeux de l’aubergiste se remplirent à nouveau de larmes et, les épaules voûtées par le chagrin, il rejoignit sa femme. Aila saisit la carafe d’alcool fort qu’elle utilisa pour se nettoyer consciencieusement les mains.
— Tendez vos mains, Avelin !
Surpris, ce dernier obtempéra.
— Pourquoi faites-vous cela, Aila ?
— Hamelin et Bonneau m’ont toujours fait la leçon à ce sujet. Les maladies sont causées par des choses invisibles qui résistent mal à l’alcool et jamais au feu. Alors, entre vous brûler le bras ou mettre un peu d’eau-de-vie, j’ai choisi la solution de facilité. Partons. J’ai repéré deux pèlerines qui, à mon avis, ne manqueront plus à personne.
Depuis qu’ils avaient remis les pieds dehors, la pluie qui s’était renforcée, trempa Aila et Avelin jusqu’aux os. Leurs manteaux, gorgés d’eau, ne les protégeaient plus de rien et ils grelottaient de froid et de faim. Après avoir sauté le repas chez l’aubergiste, ils n’avaient pas eu le cœur de déjeuner ailleurs. Au détour du chemin, Avotour apparut. « Un château un peu plus grand au milieu d’une ville un peu plus grande », avait-il dit. « Ben, voyons », pensa-t-elle. Le château, aux hautes murailles noires, dominait la ville : il paraissait gigantesque au milieu des demeures qui s’étendaient à perte de vue. Sitôt arrivés dans les faubourgs les plus excentrés d’Avotour, la pauvreté qui régnait au cœur de la capitale troubla profondément Aila. Les maisons avaient cédé leur place à des masures, et plus souvent à des ruines. Ici, même sous la pluie, des enfants traînaient dans les rues, pieds nus dans la boue, leurs visages hâves et leurs corps maigres à peine recouverts de guenilles. Ils tournaient près de leurs chevaux, quémandant une pièce pour manger. Qu’arrivait-il à Avotour ? La mendicité était inconnue jusqu’à présent… Il y avait bien des escrocs, des voleurs et aussi des assassins, mais la société, avant tout communautaire, s’était organisée autour d’un ensemble de chaîneries (grains, minerais, animaux…) qui promettaient une assistance à tous leurs membres. Par exemple, si un boulanger connaissait des problèmes financiers, celle des grains le prenait en charge et le soutenait jusqu’à ce qu’il fût tiré d’affaire. Aucune famille en difficulté n’était laissée livrée à elle-même, car la communauté veillait sur tous les siens. Un conseil, regroupant les différentes chaîneries, les réunissait régulièrement pour les décisions importantes et nécessaires. En général, celles-ci, loin d’être les meilleures pour une seule d’entre elles, apparaissaient comme les plus acceptables pour toutes. Certes, ce système n’offrait pas la perfection et les rebelles et les paresseux s’en faisaient rapidement exclure. Appartenir à ces communautés se méritait et il était hors de question d’assister des gens qui en rejetaient les règles. En retour, personne n’avait besoin de mendier pour survivre. Il y avait toujours du travail ou de la nourriture pour les hommes de bonne volonté, même un peu marginaux… Visiblement, si le système fonctionnait encore à Antan, il avait atteint ses limites à Avotour et n’y suffisait plus. La misère atteignait un nombre grandissant de personnes, tandis que ceux qui possédaient encore quelques biens s’appauvrissaient petit à petit. Par peur de manquer, ils donnaient moins, alors que, chaque jour, on avait besoin de plus… Le monde basculait progressivement dans la misère. Dans un élan de générosité, Aila jeta une poignée de pièces aux enfants qui se ruèrent dessus et commencèrent à se battre pour les récupérer. Cela alla très vite et tous s’éparpillèrent rapidement pour disparaître dans les ruelles alentour. Tous, sauf un, un petit garçon à l’âge indéfinissable, qui resta immobile sur le pavé, une tache rouge s’agrandissant au niveau de son cœur : il venait de se faire poignarder pour une piécette… Désespérée, elle tourna son regard vers Avelin qui la rassura :
— C’est de ma faute, Aila, j’aurais dû vous prévenir. Nous n’arrivons même plus à soutenir certains quartiers de la ville… quand nous osons encore y mettre les pieds à la nuit tombée. Ne vous en voulez pas. Grâce à ce petit geste, vous avez aidé quelques enfants. De toute façon, celui qui est mort l’aurait été demain ou après-demain du fait de sa plus grande faiblesse par rapport aux autres…
Profondément secouée, elle regarda le prince. Elle ne lui reprochait pas d’avoir dépeint la cruauté de la situation si simplement. Elle savait qu’il avait raison, mais elle s’indignait que l’on pût amener des êtres humains à des conditions de vie telles qu’ils redevinssent sauvages et cruels. Elle découvrait un monde inconnu, un monde où la violence régnait et où l’existence n’avait de prix que lorsque c’était la sienne. Cela l’accabla infiniment. Elle connaissait pourtant Melbour, Antan et Escarfe, mais elle n’y avait pas vu une population dans un tel état de dénuement. La misère était-elle donc si répandue à Avotour ?
— Aila, ne traînons pas sur place.
Elle le suivit, jetant un dernier coup d’œil au petit garçon, figé pour l’éternité.
— Et pour lui, il… il va rester ici ?
— Non, tous les matins, des charretiers font une tournée en ville et ramassent les corps pour les entasser dans la fosse commune.
Elle soupira. C’était donc là que finirait cet enfant… Et si une famille l’attendait, alors qu’il ne reviendrait pas ? Frigorifiée, Aila n’avait même plus la force de pleurer. La souffrance semblait glisser sur elle comme les gouttes de pluie sur son visage. Le ciel s’épanchait pour elle, peut-être cela suffirait-il…
Ils passèrent une première porte. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient du château, les conditions d’habitation s’amélioraient et le nombre d’enfants qui mendiaient dans les rues diminua. Enfin, quand ils franchirent la poterne, elle reprit son rôle de garde rapprochée et s’effaça derrière le prince d’Avotour, qui fut accueilli avec beaucoup de respect, tandis qu’un messager filait prévenir le roi de son arrivée. Elle balaya du regard la forteresse. De près, les remparts crénelés qui l’entouraient en imposaient davantage. Sous le ciel plombé, elle se sentait écrasée par l’immense muraille, noire et austère. Deux garçons d’écurie se précipitèrent pour prendre leurs chevaux. Elle récupéra son kenda et son sac avant de suivre Avelin qui pénétrait dans l’entrée. Élina les y attendait avec Blaise pour les accueillir et les décharger :
— Venez, dame Aila, je vais vous montrer votre chambre. Vous pourrez vous réchauffer et vous changer. J’ai demandé à ce que l’on vous monte rapidement une boisson chaude, annonça-t-elle avec un sourire discret.
Aila ne protesta même pas et se laissa entraîner par sa suivante. Le froid avait tellement engourdi ses doigts qu’Élina dut défaire le nœud, resserré par la pluie, de sa pèlerine. Ce fut encore elle qui l’aida à se débarrasser de ses vêtements, collés à sa peau, avant de l’envelopper dans une grande couverture bien moelleuse et de l’asseoir devant le feu. Aila entendit frapper à la porte, sans réagir. Sa suivante revenait, apportant une infusion bouillante sur un plateau :
— Tenez, buvez cela à petites gorgées pendant que je vous fais apprêter un bain.
Avec difficulté, elle s’empara du bol qu’elle commença à avaler. Petit à petit, la boisson répandit une agréable chaleur dans son corps. Ensuite, quand elle plongea dans l’eau chaude, elle se décontracta complètement.
Puis vint le moment où Élina décida qu’elle devait se préparer pour rencontrer le roi. Aila se sécha, natta ses cheveux et saisit les vêtements qu’Élina lui tendait. S’habillant, elle découvrit leur nature et sortit enfin de sa douce torpeur.
— Mais qu’est-ce que c’est que ces habits ?
Elle avait passé une chemise blanche avec un grand col et un pantalon noir très souple, auquel était assorti le gilet qu’elle observa, avant de l’enfiler sur ses épaules. Incertaine, elle noua ses deux cordons, puis fixa son regard interrogatif sur Élina, qui se hâta d’expliquer :
— Les combattants du souverain disposeront de tenues spécifiques qui les distingueront dans l’enceinte du château et à l’extérieur. Voici la vôtre…
Aila soupira. Elle détestait se conformer au style uniforme comme les soldats. Au moins, l’ensemble paraissait confortable… Élina poursuivit :
— Et voilà la cape qui la complète, spécialement étudiée pour vous. Regardez, elle glisse sous votre bras d’attaque pour vous laisser le plus de liberté possible dans vos mouvements et, si besoin, elle se détache d’un simple geste. J’ai remarqué que vous étiez gauchère, donc je le libère en faisant passer le cordon par ici.
Élina noua la cape, puis s’appliqua à en fluidifier les plis. Aila leva les sourcils et la dévisagea avec insistance :
— Vous avez bien appris votre leçon, on dirait.
La servante se figea et rougit avant de poursuivre soigneusement son travail comme si Aila n’avait rien dit. Désolée de son manque de tact, Aila ajouta gentiment :
— Merci, Élina, de vous être occupée de moi ce soir, j’avais vraiment besoin d’une présence amicale.
Sans rancune, Élina lui sourit avec grâce :
— Au cas où, j’ai rangé dans l’armoire les bagages que Blaise et moi avons rapportés d’Escarfe. À présent, je vais m’occuper de votre ensemble en cuir pour qu’il conserve sa souplesse. Puis-je prendre également ceux dans votre sac qui doivent être mouillés ? Désirez-vous autre chose avant que je vous quitte ?