— Personne ne le sait, alors personne ne m’assiste…
Aila en eut le cœur gonflé. Cela faisait cinq mois que la jeune fille vivait son calvaire toute seule et nul ne s’en était rendu compte… Elle la serra un peu plus fort contre elle, désireuse de lui apporter tout le réconfort possible.
— Dame Aila, Barnais n’est pas mauvais. Il a toujours démontré tant de gentillesse à mon égard. J’aurais tellement voulu qu’il me désire pour moi-même.
Ses larmes redoublèrent. Entre deux sanglots, elle poursuivit :
— Là-bas, vers la forêt, il y a une falaise, la falaise des amoureux et, parfois, je m’imagine que j’y monte. Un pas maladroit et, après, tout est fini…
— Astria ! Non, pas cela ! Je comprends qu’aujourd’hui la situation peut vous apparaître insoluble, mais je trouverai une issue à tous vos soucis. Je ne vous abandonnerai pas, je vous le promets. Avez-vous confiance en moi, Astria ?
La jeune fille leva les yeux vers elle.
— Oui, dame Aila, je vous fais confiance, lui répondit-elle, avant de se pelotonner à nouveau dans ses bras comme un petit chat.
Elles restèrent un long moment toutes les deux avant de se décider à rentrer vers le château.
— Pas de bêtises, Astria, promis ?
— Promis, dame Aila. Je serai sage.
Aila devait se changer avant le repas, mais elle n’en avait pas le cœur. La situation d’Astria la peinait terriblement. Barnais, cet abruti, s’était laissé berner par une jouvencelle ! Cependant, elle devait être honnête, Astria avait bien mené son affaire. L’amour irraisonné qu’elle portait au fils d’Airin avait balayé toutes les barrières, l’amenant à commettre des folies. Les vrais responsables étaient tous les adultes de ce château qui n’avaient pas décelé son obsession, alors qu’une seule rencontre lui suffit pour détecter sa détresse. Les gens étaient-ils donc aveugles à ce point ou seulement indifférents ? Arrivée à sa chambre, Élina avait tout préparé et Aila renonça à lui dire de tout remballer. Alors, elle enfila sa robe et se fit coiffer, bien loin des effets que cela avait produits sur elle le premier jour. Préoccupée, elle ne se regarda même pas dans le miroir. Quand Hubert passa la prendre, elle remarqua qu’il ne bougonnait plus, c’était déjà ça…
Au cours du repas, Airin leur apprit la visite du sire Carustre pour le lendemain. Ce dernier venait récupérer sa fille qu’il avait laissée à leurs bons soins pendant une année. Aila, un peu absente, suivait la conversation de loin, cherchant des yeux Astria dans la salle sans la trouver. Dans les phrases qui résonnaient à ses oreilles, elle entendit le prénom d’Astria et revint dans la discussion.
— Excusez-moi, j’étais distraite. Pouvez-vous répéter vos derniers propos, sire Airin ?
— Je disais simplement que sire Carustre venait récupérer sa fille demain. Vous la connaissez peut-être, elle s’appelle Astria.
— Oui, je la connais, et a-t-elle été avertie de son arrivée ? coupa Aila, soudain inquiète.
— Oui. Elle a eu la bonne surprise d’apprendre la venue de son père ce soir en rentrant pour se changer.
— Excusez-moi, sire Airin, l’apercevez-vous dans la salle ?
— Je ne sais pas… Non, a priori non ! dit Airin, en balayant l’assemblée d’un regard.
Elle sentit la panique la gagner et demanda à une servante qui passait d’aller voir si Astria occupait sa chambre. Conscient de l’agitation de sa promise, Hubert s’enquit :
— Un problème ?
Elle acquiesça, l’air inquiet :
— Excusez-moi.
Elle se leva. Airin et Hubert l’observèrent s’affairer autour des tables, questionnant tout le monde à propos de la présence d’Astria, mais les réponses furent négatives. La servante revint l’informer qu’Astria était descendue à l’heure du dîner, comme chaque jour. Blaise s’était rapproché.
— Hubert, apprêtez-vous, il faut aller la chercher. Blaise, pouvez-vous faire seller nos montures ?
— Je vous accompagne, intervint Barnais. Demandez à ce que l’on me prépare également mon cheval, ajouta-t-il en se tournant vers Blaise.
Il parut si concerné, si volontaire qu’elle lui sourit.
— Dame Aila, pensez-vous qu’il puisse lui être arrivé quelque chose ou qu’elle ait commis une bêtise ? questionna Airin, préoccupé à son tour. Ce serait dommage, c’est une brave petite…
— Pour l’instant, sire Airin, je n’en sais rien, mais je m’inquiète.
Hubert et elle se changèrent rapidement et descendirent vers l’écurie où Barnais les attendait :
— J’ai recueilli une information. Un jeune garçon l’a vue partir dans cette direction, expliqua-t-il en montrant une route qui filait vers des arbres.
— Quand ?
— Au début du repas.
— Et qu’y a-t-il par là ?
— La forêt.
Le cœur d’Aila se mit à battre un peu plus vite.
— Et dans la forêt ?
— Pas grand-chose, la falaise aux amoureux et l’étang où je vous avais emmenée.
— Elle est là-bas ! s’écria-t-elle. Barnais, conduisez-nous immédiatement à cette falaise !
Munis de lanternes, ils partirent rapidement. Cependant, leur allure ralentit tout aussi vite, car, même sous la lueur lunaire, ils voyaient difficilement le chemin. Barnais les guidait avec efficacité dans les embranchements qui s’ouvraient devant eux, leur indiquant les pièges à éviter. Quelquefois, ils appelaient Astria dans l’espoir d’une réponse, qui ne vint pas. Enfin, ils arrivèrent au pied de la falaise.
— Où est le départ de la montée ? questionna Aila, en prenant son kenda.
— Par là, je vous emmène. Mais pourquoi serait-elle venue ici et pour quelles raisons grimper cette falaise en pleine nuit ? C’est idiot…
— Oui, c’est idiot, mais elle l’a fait.
— Comment pouvez-vous en être sûre ?
— J’ai aperçu des traces récentes qui ne peuvent être que les siennes. En route, Hubert. Barnais, restez ici à nous attendre. Si, d’ici deux heures, nous ne sommes pas revenus, retournez chercher des secours, vous seul connaissez la région, alors soyez prudent.
Sous l’éclat de la lune, suivant Hubert, elle commença l’ascension sans grande difficulté, malgré la nuit qui ralentissait leur progression.
— Est-ce que vous voyez quelque chose ?
— Toujours rien, Aila.
Arrivé en haut, Hubert lui tendit sa main pour l’aider à franchir les derniers mètres qui la séparaient du sommet.
— Pourquoi est-elle montée ici, Aila ?
— Elle est venue pour se tuer, répondit-elle, étouffant un sanglot.
Le prince resta silencieux un moment, puis sa main serra doucement l’épaule d’Aila.
— Continuons les recherches.
Ils avançaient lentement, scrutant chaque ombre. Elle appelait et écoutait tous les bruits, à la recherche de celui qui la guiderait à Astria. Soudain, dans un croissant de lumière, une petite forme blanche se détacha sur une plate-forme en contrebas.
— Elle est là !
— Attendez un instant, j’ai ce qu’il faut !
Hubert déroula une corde et l’accrocha autour d’un rocher avant de ceinturer la taille d’Aila.
— Vous ne pouvez pas descendre sans une assurance, c’est bien trop abrupt.
Elle émit un petit sifflement approbateur.
— Bonne idée, la corde…
Elle posa son kenda et commença son rappel, posément. Voyant difficilement où elle allait, elle mit un temps infini à accéder à la plate-forme. Elle se sentait tellement bouleversée que ses mains en tremblaient. Tout au long de sa descente, elle parlait à Astria, la tranquillisait, devisant de demain et des autres jours, de ce qu’elles feraient ensemble. Elle ignorait si la jeune fille avait survécu, mais si c’était le cas, au moins, elle saurait qu’elle arrivait près d’elle. Même en atterrissant souplement sur la plate-forme, cette dernière vacilla. Guère rassurée, Aila se colla à la paroi et s’agenouilla délicatement auprès de la jeune fille.
— Aila, prononça Astria d’une voix étouffée.
Le cœur d’Aila bondit : elle vivait encore !
— Je ne sens plus mon corps, balbutia-t-elle.
— Ce n’est pas grave, ma douce. Demain, il n’y paraîtra plus.
— Ce n’est pas beau de mentir…
— Je ne mens jamais, Astria.
— Vous ferez une bonne reine.
Que pouvait lui dire Aila ? de se battre ? de ne pas abandonner ? ou qu’elle ne serait jamais reine ? Astria s’éteignait petit à petit, irrémédiablement. Aila puisa au fond d’elle-même tout ce qui lui restait de courage :
— Prenez-moi dans vos bras, souffla la toute jeune fille.
Aila se décala légèrement, sentant la corniche vibrer sous ses pieds, et entoura Astria comme elle le pouvait, évitant de provoquer le déséquilibre du rocher.
— Père ne doit pas savoir, vous avez promis. Ni Barnais ! Lui seul a été gentil avec moi, je le voulais si fort…
— Je te le promets.
— Merci. Dites à mon papa…
Elle n’arriva pas à finir sa phrase.
— Je le lui dirai, je n’oublierai pas.
Le temps s’écoula et Aila en perdit la notion. Elle frémit juste au moment où Astria poussa son dernier soupir. Elle eut envie de hurler son chagrin, mais elle se retint tant la corniche, de plus en plus fragilisée, branlait. Elle s’endormit sûrement, car le jour se levait quand elle rouvrit les yeux. Elle se sentait lasse et accablée. Elle entendait des bruits sur la falaise, mais n’osait ni appeler, ni crier. Un craquement juste au-dessus d’elle lui révéla que quelqu’un descendait.
— Aila, je suis là, chuchota Hubert.
— La corniche va céder…
— Je m’en doutais, c’est pour cela que je suis venu vous chercher. Inutile que vous mourriez à deux…
— Je ne peux pas la laisser.
— Je ne vous le demande pas. Un harnais va nous être envoyé.
— Vous avez pensé à tout.
— Il faut bien que cela m’arrive quelquefois.
Bientôt, le baudrier se posa sur le rocher, tandis qu’Aila n’osait plus bouger. Lugubrement, la plate-forme crissait de plus en plus, elle ne tarderait pas à céder. D’un geste sûr, Hubert passa le harnais entre les jambes d’Astria qui pendaient dans le vide, puis, très doucement, il le fit glisser vers ses hanches.
— Vous devez m’aider. Finissons de l’attacher avant que la corniche s’effondre. Comme nous sommes reliés tous les deux, nous ne craignons rien, mais elle doit être assurée.
Très lentement, ils finalisèrent la fixation du baudrier.
— Je vais leur dire de la remonter. La plate-forme risque certainement de s’écrouler dès que j’élèverai la voix. Préparez-vous. Allez-y ! cria-t-il.
Un craquement sinistre se propagea et Aila aperçut dans son champ de vision une corde qui filait à grande vitesse pour plonger dans l’abîme ! La sienne ! Sa corde !
— Hubert ! hurla-t-elle.
Elle perdit l’équilibre et dégringola avec la corniche sans arriver à se retenir quand, soudain, elle devina qu’une main empoignait la sienne in extremis.
— Aila, accrochez-vous ! Je ne peux pas vous remonter, mais je vous tiens. Pouvez-vous basculer pour venir vous agripper à moi le plus vite possible, je ne résisterai pas longtemps. Allez !
Elle avait senti la peur s’insinuer en elle comme un serpent froid et visqueux, mais elle se reprit rapidement. Pour la seconde fois de sa vie, elle voyait la mort de près, mais là elle ne combattait pas… Se balançant d’avant en arrière, elle réussit à accrocher les jambes d’Hubert avec les siennes, soulageant ainsi la main de ce dernier d’une grande partie de son poids. Hubert put aussitôt se redresser et la hisser petit à petit vers lui. Encerclant son cou de ses bras, puis, verrouillant ses jambes sur ses hanches, elle l’enserra si fort qu’elle devait l’étouffer, mais il ne protesta pas, passant juste un bras autour de sa taille, attendant qu’elle reprît ses esprits.
— Aila, il faut filer d’ici. Envoyez une autre corde ! cria-t-il vers le sommet de la falaise.
Hubert remonta le premier et supervisa le retour de sa partenaire. La peur revenait dans la tête de la jeune fille, tandis qu’elle gravissait les derniers mètres. Elle mit toutes ses forces pour ne pas abandonner et, parvenue sur la crête, elle s’aperçut qu’elle grelottait et que ses dents claquaient.
— Par les fées, qu’nous sommes contents qu’vous soyez entiers tous les deux ! Le sire n’aurait pas aimé qu’on perde l’un d’vous, dit l’homme qui avait lancé les cordes. On a eu peur quand elle a cédé, mais on n’a pas eu le temps de faire. J’suis vraiment ben aise que vous ayez rien.
— Venez, Aila, nous rentrons au château, conclut Hubert, en la prenant par les épaules.
— Par ici, sire. La descente est facile de c’côté et vos chevaux attendent en bas, poursuivit l’homme.
Au coup d’œil d’Aila, incapable de parler, Hubert récupéra son kenda.
— Où est Astria ?
— La p’tiote a été redescendue et, sûr, elle est en route pour l’château.
Les yeux d’Aila se remplirent de larmes.
— Défaisons les cordes et retournons là-bas, décida Hubert.
Maladroitement, elle démêla celles qui auraient dû l'assurer. Les enroulant, elle suspendit son geste avant de tendre à Hubert l’extrémité de celle qui avait cédé, visiblement effilochée, mais des coupures nettes apparaissaient également.
Elle vit la réaction du prince, prêt à ameuter toutes les personnes demeurées sur la corniche, mais un doigt sur sa bouche le contint. Il se ressaisit :
— Brave homme, qui était sur la plate-forme pour récupérer Astria ? interrogea-t-il, d’une voix contrôlée.
Ce dernier se mit à réfléchir, comptant sur ses doigts.
— Sire Barnais, messires Duclin et Roguau, dame Rebecca, et puis deux compagnons à moi.
— Sire Airin n’était donc pas présent ?
— Oh que non ! L’a le vertige rien qu’en montant sur une chaise. Avec un peu d’chance, vous l’trouverez encore en bas. Il doit vouloir vérifier d’ses yeux que vous allez bien.
En bas de la falaise, ils retrouvèrent effectivement le châtelain d’Escarfe, complètement décomposé. Aila aperçut Lumière et, s’écartant d’Hubert, elle partit enfouir son visage contre la crinière de son cheval.
— Vous voici ! Comme je suis soulagé ! J’étais tellement inquiet pour vous et Astria. Oh ! pauvre petite ! Et son père, comment lui annoncer cette nouvelle ? Et vous, comment vous sentez-vous ?
— Fatigués, sire Airin, nous allons prendre un peu de repos.
— Faites, faites ! Oh ! pauvre petite…
Accablé, Airin secoua la tête.
Aila laissa Lumière à la charge de Blaise et partit s’allonger. Les yeux à peine fermés, elle plongea dans un sommeil lourd de chagrin sans voir de petite fée lumineuse.