Chapitre 12-2

2310 Words
— Simples ! supplia-t-il. Elle lui sourit avant de se mettre en position; elle débuta par une attaque sur son flanc gauche. Avelin hésita, mais trouva une parade dans un mouvement peu fluide, mais efficace. Elle recommença sur le côté droit et là, il échoua, enfonçant son kenda dans le sol. Elle poursuivit avec un assaut à hauteur de la tête contre lequel il déclencha les réflexes appropriés, mais il s’emmêla à nouveau quand elle attaqua au niveau des pieds et de l’estomac. — Dressons un rapide bilan avant d’enchaîner, dit-elle. Un corps humain est une entité complexe. Notre champ de vision limité nous empêche de regarder à la fois à droite et à gauche, en haut et en bas et nous ne disposons pas d’yeux derrière le dos. Nous devons donc apprendre à nous servir différemment de ces derniers : ils ne sont plus seulement là pour voir ce qui est, ils doivent apprendre à voir ce qui sera, c’est-à-dire à anticiper le mouvement qui va arriver. Rien qu’en prêtant attention à votre adversaire, vous devenez capable de repérer le léger décalage qui signale une attaque vers une partie ou une autre de votre corps. Je vous propose de travailler dessus aujourd’hui. Avelin, ce n’est pas le kenda que devez suivre avec votre regard, mais ma pensée. Mes yeux indiquent ce que je veux toucher, enfin, pour la plupart des combattants… Pour l’instant, vous allez seulement m’observer avec l’objectif de comprendre le lien entre l’orientation de mes yeux et la façon dont j’attaque. Au début, ne vous défendez pas. Ne cherchez qu’à analyser comment j’agis. Puis, quand vous vous en sentirez prêt, parez et ripostez si vous le désirez. Connaissant la difficulté de l’exercice qu’elle lui proposait, Aila accentua la préméditation de ses assauts, lui permettant de saisir ce qu’elle attendait de lui. Elle doublait le tout de commentaires pour l’aider à mieux gérer ses perceptions. Puis elle se montra plus discrète dans ses choix d’attaque et le prince dut affiner ses déductions. À la fin de la leçon, elle lui présenta un enchaînement compliqué. — Pour l’instant, vous ne devez pas le reproduire, juste vous en imprégner, comprendre son rythme, sa finalité, l’essence même de sa raison d’être… Fidèle à elle-même, Aila ne fut plus que légèreté sous le regard ébahi d’Avelin. Il avait encore du chemin à parcourir pour en arriver à cette fluidité du mouvement, mais cela ne le découragea pas pour autant. — Allons nous changer avant de nous retrouver à table pour le déjeuner, enchaîna le prince. Après manger, père doit sortir en ville pour se rendre à la chaînerie des grains. Nous marcherons ensemble et donc tenue de rigueur pour vous ! — Bien, j’ai compris le message ! À plus tard ! Avant de regagner sa chambre, elle fit un détour pour voir Lumière. Elle n’y resta qu’un instant, puis monta se rafraîchir et s’habiller. Elle revêtit son uniforme de garde jusqu’à la cape qu’elle réussit à endosser sans Élina. Au moins, cette dernière avait eu raison sur deux points. La cape, ainsi disposée, libérait complètement le mouvement de son bras et un geste suffisait pour la dégrafer. Aila observa le système de fermeture, constitué d’une petite pince souple, facile à ouvrir et en apprécia l’ingéniosité. Refermant l’armoire, elle repéra sa tenue en cuir, rangée parmi ses affaires. Élina accomplissait vraiment son travail avec application… La quatrième cloche allait sonner. Aila se dépêcha de rejoindre la salle à manger sans trop s’égarer dans les couloirs. Elle ne savait pas vraiment à quoi s’attendre avant d’y parvenir, mais, là, elle fut stupéfaite. Cette immense pièce mesurait bien au moins quatre fois la taille de celle d’Antan. Devant une gigantesque cheminée se tenait une très grande table autour de laquelle Avelin et son père, assis, discutaient avec animation. Ses doutes la reprirent. Mais que faisait-elle ici à partager le repas du roi et de son fils ? Ce n’était pas sa place, à moins que le rôle de garde du corps ne donnât certains privilèges, mais elle en doutait. Manger à leurs côtés pour les protéger lui paraissait logique, mais avec eux… Elle se sentit terriblement mal à l’aise, n’osant plus risquer un pas. Ce fut Avelin qui, comprenant son hésitation, vint la chercher et l’amena vers sa chaise. Elle s’installa, tandis que les serviteurs remplissaient leurs assiettes. Aila s’aperçut qu’elle avait faim, mais attendit avec impatience que le roi entamât le repas pour l’imiter. Ils mangèrent vite, n’échangeant que des banalités. Dès la fin du déjeuner, Sérain les entraîna vers son bureau, à l’abri d’éventuelles oreilles indiscrètes. Il s’assit, invitant Avelin et Aila à prendre place à ses côtés. — Ce matin, une escouade est partie enquêter sur les décès suspects dont nous avons parlé hier. Le capitaine Aténor la dirige et nous pouvons lui faire confiance ; s’il reste un indice à découvrir à Pontet, il nous le ramènera. Il prendra aussi des nouvelles de l’aubergiste et verra s’il peut lui être d’une aide quelconque. Sérain se tut, semblant peser ce qu’il allait dire avant de reprendre la parole, puis s’adressa à Aila : — Cet après-midi, je rencontre la chaînerie des grains, en proie à de grandes difficultés : les récoltes, tellement mauvaises, ont occasionné une pénurie de blé, d’orge et de maïs. Même en mettant l’argent en commun, elle ne parvient plus à acheter assez de céréales pour la ville et ses environs, en particulier de blé. De plus, quand les boulangers fabriquent du pain avec ce qu’ils ont réussi à trouver, soit ils n’arrivent pas à le vendre, à cause du prix trop élevé, soit ils se font dévaliser ! J’ai proposé à ses membres de réfléchir ensemble à des solutions sensées, d’une part, pour diminuer le tarif du pain, d’autre part, pour mieux protéger leurs intérêts. Dans une heure, je me rends place du furet avec Avelin, alors autant vous communiquer toutes les informations dont vous aurez besoin pour veiller à notre sécurité. Aila, depuis plusieurs années et de manière répétée, je constitue la cible de tentatives d’assassinat. La plus grave d’entre elles, vous connaissez l’histoire, a entraîné les disparitions de ma femme et de ma fille. J’aimerais encore vivre quelques années pour avoir le temps de laisser à mes enfants un pays plus serein qu’aujourd’hui. Lors de notre déplacement, vous devrez donc protéger deux personnes, mon fils et moi, souvent choisies comme objectif principal. Que désirez-vous savoir pour assurer au mieux votre rôle ? — J’aurais souhaité reconnaître le chemin dans votre ville dont j’ignore tout ou presque, mais je suppose que nous n’en aurons pas le loisir… Sérain confirma d’un hochement de tête. — Avez-vous une carte que je pourrais consulter ? J’aimerais également des descriptions précises de la configuration des lieux que nous allons traverser. Pour vos déplacements suivants, il serait préférable que je connaisse mieux la ville. Avelin, aurez-vous l’occasion, dans les prochains jours, de me proposer une petite visite guidée des alentours ? — Avec plaisir ! Dès demain, je vous promènerai dans notre belle cité, promit-il. Sérain étala une carte devant Aila. — Voici la route que nous emprunterons et ici, la place principale dite du furet, large et ouverte sur sept rues. La plupart des chaîneries y sont installées : grains, terre, minerais, animaux… Elles possèdent une dizaine de maisons sur la trentaine qui entourent l’esplanade et occupent majoritairement des bâtisses à deux étages. Pour nous y rendre — elle est située au centre de la ville haute —, nous allons prendre cette rue à partir du château. Elle part en oblique vers le nord et croise toutes les ruelles indiquées sur le plan. Mémorisant au mieux ce que Sérain lui expliquait, Aila construisait au fur et à mesure le trajet dans sa tête. Avelin y ajouta la taille des voies, leur particularité, et répondit à toutes les questions qu’elle posait. Elle promena une dernière fois son doigt sur la carte, vérifiant ce qu’elle avait retenu avant d’afficher sa satisfaction. Elle se leva. — Quand partons-nous ? — À la prochaine cloche, affirma Sérain. — Je vais me préparer, puis je vous rejoins dans la cour. — Aila, la rappela le roi, un instant, je vous prie. Je me doute que vous disposez de tenues que vous préféreriez à celle que je vous impose. Cependant, j’avais dans l’idée de décourager les tentatives contre moi en affichant visiblement ma protection rapprochée. C’est donc un choix mûrement réfléchi que mes gardes portent un uniforme. — Je comprends, sire, répondit la jeune fille en s’inclinant. Je vous rejoins dans la cour. La jeune combattante fila chercher ses armes, sa cape flottant derrière elle. À présent qu’elle avait accepté le fait, cela l’amusait presque. Elle attendait de voir quelle allure aurait son frère dans cet uniforme ! Après tout, elle avait connu pire, déguisée en promise d’Hubert : tous les inconvénients et aucun avantage ! Non, ce n’était pas tout à fait vrai. Ce n’était guère pratique pour se battre, mais dans le même temps, à Escarfe, elle avait aussi ressemblé à ce qu’elle était : une femme. Un léger regret s’agita au fond de son cœur. Habillée et coiffée comme une dame, elle s’était presque trouvée jolie. Elle avait gardé pour elle qu’il lui était parfois arrivé d’envier les filles de dame Mélinda… Seulement parfois, car elle ne regrettait en rien son enfance… Elle monta son arc. Qu’avait-elle pu oublier ? Sa petite ceinture à onguents ! Hamelin et elle l’avaient conçue bien des années auparavant en y mettant tous les ingrédients nécessaires pour des soins urgents. Elle ne l’emportait que lorsqu’elle partait avec Bonneau, vérifiant tranquillement son contenu à l’avance. Et ce fut ce qu’elle fit : rien ne manquait, pas de flacon cassé ou de produit ayant tourné. Elle l’enfila en bandoulière, puis saisissant son arc et son kenda, elle sortit et se dirigea vers les écuries pour y retrouver Lumière. Elle prit son temps pour lui parler, la brosser avant de la seller. Elle fixa la ceinture à onguents et suivit avec Lumière deux palefreniers qui conduisaient des chevaux, persuadée qu’ils rejoignaient la cour où se trouvaient le roi et son fils. — Quel est ce bâton ? questionna Sérain avec curiosité, tandis qu’Aila s’approchait. — C’est un kenda. Votre fils Avelin a commencé son apprentissage et nous pourrons vous en donner une démonstration si vous le souhaitez. — Excellente idée ! Nous pratiquerons cela à notre retour. À présent, en route. — Excellente idée, en effet, je vais avoir l’air de quoi quand je vous combattrai ? grommela Avelin, juste pour Aila. Elle le gratifia d’un large sourire : — D’un grand chef ! Je ne ferai rien qui pourrait vous faire passer pour un débutant… Enfin, pas trop ! Avant même le départ, l’esprit d’Aila était allé survoler la ville. Elle n’y avait pas perçu de danger immédiat. Elle décida de rester vigilante, balayant constamment le trajet qu’ils devaient emprunter. Leur groupe progressa aisément jusqu’à la place du furet où les représentants de la chaînerie les accueillirent. Aila, sans être conviée à la réunion, pénétra dans la maison avec eux et attendit au rez-de-chaussée qu’elle se finît. Sans écouter, elle se rendit rapidement compte qu’elle n’avait pas besoin d’être au premier étage pour comprendre que la discussion battait son plein avec de sérieuses divergences d’opinions. Elle marcha jusqu’à la fenêtre, vérifiant d’un regard que Lumière patientait sagement dehors. Sa jument et le jeune garde qui la tenait s’étaient pris d’amitié, car, d’un mouvement cadencé de son museau, elle poussait sa main pour obtenir une caresse… Elle sourit quand elle aperçut le soldat rire et la flatter. Aux bruits qui résonnèrent au-dessus de sa tête, elle comprit que la réunion se terminait enfin. Au même moment, une impression de danger imminent lui étreint le cœur. De la fenêtre, où elle pouvait observer sans être vue, ses yeux parcoururent la place sans rien discerner de particulier et, pourtant, le sentiment de péril restait bien réel, s’amplifiant même à chaque seconde. Le roi redescendit avec son fils. Ils paraissaient tous les deux sereins, tandis qu’à l’opposé, les membres de la chaînerie étaient plutôt agités. Cela ne les empêcha pas de s’incliner avec respect et de remercier leur suzerain de façon cordiale. Si la discussion avait été âpre et animée, sa conclusion semblait satisfaisante pour les deux parties. Elle bloqua le passage du roi tout en lui jetant un regard éloquent et murmura : — Je sors en premier… Son kenda à la main, elle se planta devant Sérain et franchit très doucement le seuil, se donnant le temps de tout observer. Ne voyant rien de plus, elle finit par céder la place à son suzerain, quand, soudain, tout se précipita. Un carreau d’arbalète fusa et elle n’eut que le réflexe de lancer sa pensée pour le dévier tandis qu’il se plantait dans le chambranle de la porte sur la droite de Sérain. Elle s’élança en hurlant : — Faites rentrer le roi ! Dégrafant sa cape d’un geste, elle fonça vers la maison la plus basse de la rue de l’autre côté de l’esplanade et, se servant de son kenda comme d’une perche, s’envola vers le toit sans le lâcher. Elle se doutait que le tireur, encore présent, n’en resterait pas à un essai raté. Surpris par la rapidité de l’arrivée d’Aila, il jeta son arbalète et se mit à courir sur les tuiles bancales. Elle le poursuivit et, rapidement, ils se retrouvèrent face à face, sur un toit pentu. Le combat s’engagea, Aila avec son kenda, lui, juste avec ses mains et ses pieds. Son agilité extraordinaire décontenançait Aila qui n’avait jamais vu une souplesse si féline combinée à une détente aussi phénoménale… Même Bonneau ne développait pas une telle puissance. Ils se confrontaient, chacun parant les attaques de l’autre sans trouver de failles. Sur la place, la vie s’était figée et tous regardaient la lutte qui se déroulait sur le toit. Aucun des deux combattants ne semblait déséquilibré par sa pente, alors que les tuiles glissaient en permanence sous leurs pieds, avant de finir brisées sur le sol. Aussi vif qu’un chat, l’assassin fit soudain volte-face et, prenant son élan, sauta sur la toiture de la maison de l’autre côté de la rue. Utilisant son kenda, Aila vola derrière lui, ne laissant aucun répit à son adversaire, tandis que celui-ci fuyait de toit en toit, s’éloignant progressivement de la place. Tout à coup, il disparut à ses yeux. Tous ses sens en alerte, Aila se figea, à la recherche du moindre bruit ou d’un infime mouvement. Elle le sentait tout près, mais, dissimulé, il ne bougerait pas avant son départ; le perdant serait celui qui renoncerait le premier et ce fut elle, le roi attendait sûrement son retour. Elle décida de faire demi-tour pour regagner la place. La traversant au pas de course, elle se rapprocha de la maison où Sérain avait été mis en sécurité, la foule se resserrant autour d’elle. Peu après, quelques acclamations timides, puis franches la remercièrent d’avoir sauvé le roi ou la félicitèrent pour son combat. Écartant avec gentillesse les gens qui se pressaient à ses côtés, elle se fraya un passage jusqu’à la porte. Elle saisit sa ceinture sur Lumière et pénétra dans la demeure.
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