CHAPITRE VLa voiture qui revientLorsque j’eus ramené de La Gare les grands-parents, lorsque après le dîner, assis devant la haute cheminée, ils commencèrent à raconter par le menu détail tout ce qui leur était arrivé depuis les dernières vacances, je m’aperçus bientôt que je ne les écoutais pas.
La petite grille de la cour était tout près de la porte de la salle à manger. Elle grinçait en s’ouvrant. D’ordinaire, au début de la nuit, pendant nos veillées de campagne, j’attendais secrètement ce grincement de la grille. Il était suivi d’un bruit de sabots claquant ou s’essuyant sur le seuil, parfois d’un chuchotement comme de personnes qui se concertent avant d’entrer. Et l’on frappait. C’était un voisin, les institutrices, quelqu’un enfin qui venait nous distraire de la longue veillée.
Or, ce soir-là, je n’avais plus rien à espérer du dehors, puisque tous ceux que j’aimais étaient réunis dans notre maison ; et pourtant je ne cessais d’épier tous les bruits de la nuit et d’attendre qu’on ouvrît notre porte.
Le vieux grand-père, avec son air broussailleux de grand berger gascon, ses deux pieds lourdement posés devant lui, son bâton entre les jambes, inclinant l’épaule pour cogner sa pipe contre son soulier, était là. Il approuvait de ses yeux mouillés et bons ce que disait la grand-mère, de son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans qui n’avaient pas encore payé leur fermage. Mais je n’étais plus avec eux.
J’imaginais le roulement de voiture qui s’arrêterait soudain devant la porte. Meaulnes sauterait de la carriole et entrerait comme si rien ne s’était passé… Ou peut-être irait-il d’abord reconduire la jument à La Belle-Étoile ; et j’entendrais bientôt son pas sonner sur la route et la grille s’ouvrir…
Mais rien. Le grand-père regardait fixement devant lui et ses paupières en battant s’arrêtaient longuement sur ses yeux comme à l’approche du sommeil. La grand-mère répétait avec embarras sa dernière phrase, que personne n’écoutait.
– C’est de ce garçon que vous êtes en peine ? dit-elle enfin.
À La Gare, en effet, je l’avais questionnée vainement. Elle n’avait vu personne, à l’arrêt de Vierzon, qui ressemblât au grand Meaulnes. Mon compagnon avait dû s’attarder en chemin. Sa tentative était manquée. Pendant le retour, en voiture, j’avais ruminé ma déception, tandis que ma grand-mère causait avec Mouchebœuf. Sur la route blanchie de givre, les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de l’âne trottinant. De temps à autre, sur le grand calme de l’après-midi gelé, montait l’appel lointain d’une bergère ou d’un gamin hélant son compagnon d’un bosquet de sapins à l’autre. Et chaque fois, ce long cri sur les coteaux déserts me faisait tressaillir, comme si c’eût été la voix de Meaulnes me conviant à le suivre au loin…
Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l’heure arriva de se coucher. Déjà le grand-père était entré dans la chambre rouge, la chambre-salon, tout humide et glacée d’être close depuis l’autre hiver. On avait enlevé, pour qu’il s’y installât, les têtières en dentelle des fauteuils, relevé les tapis et mis de côté les objets fragiles. Il avait posé son bâton sur une chaise, ses gros souliers sous un fauteuil ; il venait de souffler sa bougie, et nous étions debout, nous disant bonsoir, prêts à nous séparer pour la nuit, lorsqu’un bruit de voitures nous fit taire.
On eût dit deux équipages se suivant lentement au très petit trot. Cela ralentit le pas et finalement vint s’arrêter sous la fenêtre de la salle à manger qui donnait sur la route, mais qui était condamnée.
Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte qu’on avait déjà fermée à clef. Puis, poussant la grille, s’avançant sur le bord des marches, il leva la lumière au-dessus de sa tête pour voir ce qui se passait.
C’étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval de l’une attaché derrière l’autre. Un homme avait sauté à terre et hésitait…
– C’est ici la Mairie ? dit-il en s’approchant. Pourriez-vous m’indiquez M. Fromentin, métayer à La Belle-Étoile ? J’ai trouvé sa voiture et sa jument qui s’en allaient sans conducteur, le long d’un chemin près de la route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j’ai pu voir son nom et son adresse sur la plaque. Comme c’était sur mon chemin, j’ai ramené son attelage par ici, afin d’éviter des accidents, mais ça m’a rudement retardé quand même.
Nous étions là, stupéfaits. Mon père s’approcha. Il éclaira la carriole avec sa lampe.
– Il n’y a aucune trace de voyageur, poursuivit l’homme. Pas même une couverture. La bête est fatiguée ; elle boitille un peu.
Je m’étais approché jusqu’au premier rang et je regardais avec les autres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une épave qu’eût ramenée la haute mer – la première épave et la dernière, peut-être, de l’aventure de Meaulnes.
– Si c’est trop loin, chez Fromentin, dit l’homme, je vais vous laisser la voiture. J’ai déjà perdu beaucoup de temps et l’on doit s’inquiéter, chez moi.
Mon père accepta. De cette façon nous pourrions dès ce soir reconduire l’attelage à La Belle-Étoile sans dire ce qui s’était passé. Ensuite, on déciderait de ce qu’il faudrait raconter aux gens du pays et écrire à la mère de Meaulnes… Et l’homme fouetta sa bête, en refusant le verre de vin que nous lui offrions.
Du fond de sa chambre où il avait rallumé la bougie, tandis que nous rentrions sans rien dire et que mon père conduisait la voiture à la ferme, mon grand-père appelait :
– Alors ? Est-il rentré, ce voyageur ?
Les femmes se concertèrent du regard, une seconde :
– Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors. Ne t’inquiète pas !
– Eh bien, tant mieux. C’est bien ce que je pensais, dit-il.
Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna dans son lit pour dormir.
Ce fut la même explication que nous donnâmes aux gens du bourg. Quant à la mère du fugitif, il fut décidé qu’on attendrait pour lui écrire. Et nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude qui dura trois grands jours. Je vois encore mon père rentrant de la ferme vers onze heures, sa moustache mouillée par la nuit, discutant avec Millie d’une voix très basse, angoissée et colère…