CHAPITRE III - « Je fréquentais la boutique d’un vannier »

1043 Words
CHAPITRE III« Je fréquentais la boutique d’un vannier »La pluie était tombée tout le jour, pour ne cesser qu’au soir. La journée avait été mortellement ennuyeuse. Aux récréations, personne ne sortait. Et l’on entendait mon père, M. Seurel, crier à chaque minute, dans la classe : – Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins ! Après la dernière récréation de la journée, ou, comme nous disions, après le dernier « quart d’heure », M. Seurel, qui depuis un instant marchait de long en large pensivement, s’arrêta, frappa un grand coup de règle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins de classe où l’on s’ennuie, et, dans le silence attentif, demanda : – Qui est-ce qui ira demain en voiture à La Gare avec François, pour chercher M. et Mme Charpentier ? C’étaient mes grands-parents : grand-père Charpentier, l’homme au grand burnous de laine grise, le vieux garde forestier en retraite, avec son bonnet de poil de lapin qu’il appelait son képi… Les petits gamins le connaissaient bien. Les matins, pour se débarbouiller, il tirait un seau d’eau, dans lequel il barbotait, à la façon des vieux soldats, en se frottant vaguement la barbiche. Un cercle d’enfants, les mains derrière le dos, l’observaient avec une curiosité respectueuse… Et ils connaissaient aussi grand-mère Charpentier, la petite paysanne, avec sa c****e tricotée, parce que Millie l’amenait, au moins une fois, dans la classe des plus petits. Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant Noël, à La Gare, au train de 4 h. 2. Ils avaient pour nous voir, traversé tout le département, chargés de ballots de châtaignes et victuailles pour Noël enveloppées dans des serviettes. Dès qu’ils avaient passé, tous les deux, emmitouflés, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison, nous fermions sur eux toutes les portes, et c’était une grande semaine de plaisir qui commençait… Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, il fallait quelqu’un de sérieux qui ne nous versât pas dans un fossé, et d’assez débonnaire aussi, car le grand-père Charpentier jurait facilement et la grand-mère était un peu bavarde. À la question de M. Seurel, une dizaine de voix répondirent, criant ensemble : – Le grand Meaulnes ! le grand Meaulnes ! Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre. Alors ils crièrent : – Fromentin ! D’autres : – Jasmin Delouche ! Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monté sur sa truie lancée au triple galop, criait : « Moi ! Moi ! », d’une voix perçante. Dutremblay et Mouchebœuf se contentaient de lever timidement la main. J’aurais voulu que ce fût Meaulnes. Ce petit voyage en voiture à âne serait devenu un évènement plus important. Il le désirait aussi, mais il affectait de se taire dédaigneusement. Tous les grands élèves s’étaient assis comme lui sur la table, à revers, les pieds sur le banc, ainsi que nous faisions dans les moments de grand répit et de réjouissance. Coffin, sa blouse relevée et roulée autour de la ceinture, embrassait la colonne de fer qui soutenait la poutre de la classe et commençait de grimper en signe d’allégresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en disant : – Allons ! Ce sera Mouchebœuf. Et chacun regagna sa place en silence. À quatre heures, dans la grande cour glacée, ravinée par la pluie, je me trouvai seul avec Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions le bourg luisant que séchait la bourrasque. Bientôt, le petit Coffin, en capuchon, un morceau de pain à la main, sortit de chez lui et, rasant les murs, se présenta en sifflant à la porte du charron. Meaulnes ouvrit le portail, le héla et, tous les trois, un instant après, nous étions installés au fond de la boutique rouge et chaude, brusquement traversée par de glacials coups de vent : Coffin et moi, assis auprès de la forge, nos pieds boueux dans les copeaux blancs ; Meaulnes, les mains aux poches, silencieux, adossé au battant de la porte d’entrée. De temps à autre, dans la rue, passait une dame du village, la tête baissée à cause du vent, qui revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour regarder qui c’était. Personne ne disait rien. Le maréchal et son ouvrier, l’un soufflant la forge, l’autre battant le fer, jetaient sur le mur de grandes ombres brusques… Je me rappelle ce soir-là comme un des grands soirs de mon adolescence. C’était en moi un mélange de plaisir et d’anxiété : je craignais que mon compagnon ne m’enlevât cette pauvre joie d’aller à La Gare en voiture ; et pourtant j’attendais de lui, sans oser me l’avouer, quelque entreprise extraordinaire qui vînt tout bouleverser. De temps à autre, le travail paisible et régulier de la boutique s’interrompait pour un instant. Le maréchal laissait à petits coups pesants et clairs retomber son marteau sur l’enclume. Il regardait, en l’approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu’il avait travaillé. Et, redressant la tête, il nous disait, histoire de souffler un peu : – Eh bien, ça va, la jeunesse ? L’ouvrier restait la main en l’air à la chaîne du soufflet, mettait son poing gauche sur la hanche et nous regardait en riant. Puis le travail sourd et bruyant reprenait. Durant une de ces pauses, on aperçut, par la porte battante, Millie dans le grand vent, serrée dans un fichu, qui passait chargée de petits paquets. Le maréchal demanda : – C’est-il que M. Charpentier va bientôt venir ? – Demain, répondis-je, avec ma grand-mère, j’irai les chercher en voiture au train de 4 h. 2. – Dans la voiture à Fromentin, peut-être ? Je répondis bien vite : – Non, dans celle du père Martin. – Oh ! alors, vous n’êtes pas revenus. Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent à rire. L’ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose : – Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher à Vierzon. Il y a une heure d’arrêt. C’est à quinze kilomètres. On aurait été de retour avant même que l’âne à Martin fût attelé. – Ça, dit l’autre, c’est une jument qui marche !… – Et je crois bien que Fromentin la prêterait facilement. La conversation finit là. De nouveau la boutique fut un endroit plein d’étincelles et de bruit, où chacun ne pensa que pour soi. Mais lorsque l’heure fut venue de partir et que je me levai pour faire signe au grand Meaulnes, il ne m’aperçut pas d’abord. Adossé à la porte et la tête penchée, il semblait profondément absorbé par ce qui venait d’être dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses réflexions, regardant, comme à travers des lieues de brouillard, ces gens paisibles qui travaillaient, je pensai soudain à cette image de Robinson Crusoé, où l’on voit l’adolescent anglais, avant son grand départ, « fréquentant la boutique d’un vannier »… Et j’y ai souvent repensé depuis.
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