Le vieux David-2

2044 Words
Je sais bien autre chose aussi qui a pour toujours attaché l’âme de la Nanon à cet endroit. Ce fut là qu’elle devint camarade avec Toiny, et c’est depuis ce temps qu’ils se sont aimés. Il est vrai de dire que ce n’était qu’amitié d’enfant ; encore Toiny n’y mettait-il pas autant de sérieux que la petite. Ils avaient le même âge ; mais, quoique bon garçon, il était plein d’étourderie. Ses moutons à lui paissaient tout en bas des Fades, dans un joli pré, les Lagrange ne manquant point de fourrages pour leurs bêtes ; mais Toiny montait le coteau pour venir à côté de la Nanon, surtout depuis un jour qu’il s’était mis tout en sang la figure, en courant après un lapin dans les rochers, et qu’elle avait déchiré son mouchoir pour le panser. Ils se rendaient comme ça de petits services ; ils se racontaient les contes et les histoires qu’ils savaient. Toiny apportait à Nanon des lapins ou des oiseaux, et quand il avait fait à sa blouse quelque déchirure, elle raccommodait la chose soigneusement, afin que la mère de Toiny, qui était une femme dure, ne le battît pas. Souvent, ils ne se disaient rien du tout, je pense. On n’a pas toujours quelque chose à dire ; mais quand on s’aime, – j’ai su cela comme une autre, – c’est assez de plaisir que d’être ensemble, et plus on a le cœur attaché, plus on jouit tranquillement de ce bonheur-là. On ne s’occupait point de leur amitié, d’autant mieux que, sans s’être donné le mot, et peut-être même sans y penser, ils ne se cherchaient pas le dimanche. Nanon le passait avec son grand-père, et Toiny avec d’autres camarades. J’ai remarqué souvent, que les enfants, sans en avoir l’air, tiennent la conduite la mieux avisée, et précisément celle que des gens de réflexion pourraient leur conseiller dans leur intérêt. Les Lagrange étaient une famille fort différente de celle des David. Ils s’étaient bien aussi mêlés de la révolution, mais sans tant de bruit ; et tandis que le vieux David était resté pauvre, les Lagrange, ayant acheté des biens nationaux, étaient devenus les plus riches de la commune. Ce qu’il y avait de mieux, c’est qu’ils étaient avec ça dans la faveur du curé, auquel ils faisaient des cadeaux pour lui et pour son église, et bien accueillis de tous les bourgeois. Ils allaient même dîner une fois par an chez le juge de paix et chez le maire. Ça ne les empêchait pas d’être haïs des pauvres, durs et avares qu’ils étaient ; et la pire, c’était encore la mère de Toiny, qui s’appelait la Belsamine , vu qu’elle était née dans le temps où il n’y avait que des légumes ou des fleurs au calendrier. Mais c’était un nom trop long, et pour belle, d’ailleurs, elle ne l’était point, en sorte qu’on l’appelait la Samine tout simplement. La Samine donc, et son mari le Françou Lagrange, n’étaient point de la ville, quoiqu’ils eussent des terres par ici, et même une maison ; ils se tenaient dans leur plus gros bien, qui est une ferme sise au Calo, et qu’habite à présent le fils aîné de Toiny Lagrange. Calo est un village à une lieue d’ici, du côté des Fades, et dans la direction de la rivière. Si la Samine eût appris que son fils était camarade avec la fille à Jean David, et passait près d’elle plus de la moitié de ses journées, sûrement, elle eût séparé les enfants, et, à ce moment-là, ce n’eût peut-être pas été bien difficile. Mais, comme je vous l’ai dit, ils cachèrent leur amitié et continuèrent de se voir ainsi jusqu’à l’âge de quatorze ans, où Toiny cessa d’être berger pour soigner le jardin de la maison et aider son père au labourage. Il vint apprendre ce changement à Nanon un jour, et elle en eut tant de saisissement qu’elle ne dit rien, en sorte que Toiny s’imagina qu’elle n’en était pas fâchée. Lui n’en avait pas trop de peine, étant tout fier de quitter les moutons et de travailler comme un homme avec les autres ; mais il sentit bientôt ce qui lui manquait, et un soir que Nanon, assise sur les rochers, pleurait en regardant les monts, rouges de soleil couchant, elle entendit le pas de quelqu’un qui accourait, et Toiny, tout haletant, vint se jeter sur l’herbe à côté d’elle. Souvent, depuis, j’ai causé de ces choses-là avec Toiny et Nanon ; il paraît qu’ils ne surent pas même se dire combien le temps avait été long ; mais ils se virent de cette manière-là une ou deux fois par semaine, quand Toiny pouvait s’échapper un peu. La joie en était plus grande ; on causait plus vivement et de plus près. Il fallut bien que Toiny s’aperçût enfin combien la Nanon devenait belle, et qu’elle n’avait plus son corsage de petite fille, et que ses yeux noirs étaient plus brillants que la rosée du matin dans le trèfle en fleur. De sorte qu’ils en vinrent à ne plus rien se dire du tout, et que c’était tout à peine que Toiny pût prononcer le bonjour en arrivant. Il s’asseyait auprès d’elle, un peu sur le bord de son tablier, puis se mettait à la regarder, ainsi, posée, avec sa quenouille, le rocher derrière elle et sa figure dans le bleu du ciel. Ça rendait toute gênée la fillette, qui rougissait, et dont le sein respirait plus fort. Elle aussi eût bien voulu regarder son amoureux ; mais elle n’osait guère, quand même bien vite alors Toiny détournait les yeux. Une fois pourtant, ils se prirent à se regarder sans honte ; leurs mains se joignirent, et ils s’embrassèrent avec tant de fièvre et tant de ravissement, qu’ils sentirent qu’ils étaient venus au monde à cause l’un de l’autre. « Et depuis ce jour, m’a dit Nanon, j’ai toujours été sûre que nous serions mariés, quand même tous les gens de chez nous se seraient mis à l’encontre. » On voit cependant assez de ces amours-là qui ne réussissent point, gâtés qu’ils sont par les volontés des parents, ou la légèreté des jeunes gens, ou la conscription. Eh bien ! moi, ça me fait peine, comme de voir dénicher les petits oiseaux, ou devoir noircies par la gelée les blanches fleurs des cerisiers. L’amour au cœur des jeunes gens, c’est une jolie plante en bonne terre ; il faut la laisser croître où elle est ; pour la transplanter, nenni, ça ne reprend point. C’est tout comme les hirondelles, qu’on ne peut faire vivre en cage, et qu’on appelle à cause de ça l’oiseau du bon Dieu. M’est avis, tenez, qu’il y a des choses auxquelles les hommes ne doivent point toucher, et si j’étais M. le curé, c’est ça que je défendrais au prêche ; mais bah ! ils aiment mieux parler des choses qui ne sont point de ce monde, comme ils disent, et à quoi l’on n’entend rien. Pour en revenir à la Nanon, l’été se passa bien gentiment pour nos amoureux ; mais quand vint la froidure, que les ajoncs furent couverts de neige, et qu’il n’y eut pas moyen d’aller aux champs, Toiny trouva l’hiver bien plus long que d’ordinaire. Qu’il entrât une fois par mois chez le vieux David, c’était tout ce qu’il pouvait faire sans qu’on en jasât, car presque personne n’y allait, que mon homme et moi, outre les Virolat, leurs voisins de l’autre côté. Nous demeurions alors dans une maison tout contre celle du vieux David, en haut du Trainchat, près de la rue qui mène à l’église. Mes enfants aimaient la Nanon, et souvent elle venait chez nous. De temps en temps, Nanon et Toiny se rencontraient dans la rue, au moulin, ou chez les marchands ; mais, de peur que les yeux des autres vissent dans leur âme, à peine osaient-ils se dire un mot. Ça ne leur suffisait guère. Ils s’écrivirent : pas si longuement toutefois que vous pourriez croire, car nos mains, à nous autres, ne sont pas habituées à ça. Toiny allait déposer ses bouts de papier au fond d’une logette en planches, qu’il y avait chez les David, dans leur jardin du bord de la rivière. La porte de ce jardin fermait à clef ; mais on entrait facilement par une brèche du mur. Vous pensez bien qu’à force d’aller porter et chercher des lettres dans la logette, ils s’y rencontrèrent, et finirent par s’y donner des rendez-vous. La Nanon, elle, n’aurait pas voulu. C’était déjà une fille sérieuse et qui savait à quoi elle s’exposait. On ne regarde pas trop chez nous à quelques agaceries entre filles et garçons ; mais se trouver seuls dans une cachette, c’est différent ; l’idée de tout le monde, qui n’est pas la bonne, c’est de croire que le mal est fait dès qu’il aurait pu se faire. Il y a pourtant chez les honnêtes gens l’œil de la conscience, qui veille quand les yeux des hommes ne peuvent pas voir ; mais bien peu de gens, et pour cause, croient au pouvoir de cet œil-là. La Nanon savait qu’elle aurait tué son grand-père si elle avait été trop faible pour Toiny, et elle était aussi trop raisonnable pour risquer de rendre père un garçon de seize à dix-huit ans, qui dépendait de sa famille et n’avait ni état ni bien. Toiny, d’ailleurs, l’aimant véritablement, avait grand respect pour elle. Le plus grand danger donc était d’être découvert. Malgré ça, il n’y a guère trop moyen d’aimer un homme et de lui tout refuser. Aussi, lorsque Nanon se défendait de revenir, à deux ou trois jours de là, dans la cabane, et qu’alors Toiny, ou devenait pâle et baissait la tête, ou, tout enragé, disait qu’on ne l’aimait point et qu’il ne pouvait plus vivre comme ça, la pauvre fille sentait son cœur fondre, et, se bornant à recommander toutes sortes de précautions, promettait ce qu’il voulait. Je crois bien que plus tard encore elle eut plus de peine. Les hommes ne sont point forts de leur naturel ; ils aiment trop leur contentement. Puis, nous autres, paysans, nous ne savons pas nous occuper l’esprit comme vous autres avec une infinité de choses. D’une même idée nous en avons pour longtemps. Nous ne sommes pas non plus grands parleurs, et deux amoureux qui sont ensemble n’ont guère d’autre idée que de s’embrasser, puisque c’est la manière la plus courte de se dire qu’on s’aime. Pourtant, avec tout ça, et dans toute leur liberté, nos enfants attendent sagement leurs dix-neuf ou vingt ans pour se marier, et ce n’est pas parmi notre jeunesse qu’on fait le plus de sottises. Donc, la Nanon s’en tira comme une fille de tête, en dépit de son amoureux, qui en fut content plus tard. On sait, d’ailleurs, que si une femme n’avait pas plus de raison qu’un homme, les choses iraient mal. Ils étaient tous deux, je crois, dans leur dix-neuvième année, quand la Samine, voyant que Toiny devenait triste, s’avisa de vouloir le marier. Je dois vous dire qu’elle aimait plus ce garçon que ses autres enfants, qui étaient des filles, et qu’elle l’aurait bien voulu marier avec une princesse. Elle choisit la Miette au père Colas, de la Vinadière, qui était fille unique et devait hériter un jour de plus de quarante mille francs. Quand elle parla de ce projet à son garçon et lui dit d’aller voir la Miette le dimanche suivant, il pensa se trouver mal, et s’enfuit de la maison, comme un fou, pour aller à Nanon lui compter sa peine. Il craignait sa mère plus que le feu ; c’était une femme qui n’écoutait que sa propre idée, et quant au père, il eût été bien inutile de s’en recourir à lui. Car lui et sa femme ne faisaient qu’un, mais pas à la bonne manière, puisqu’il n’y avait d’âme et de volonté qu’en elle seule, et chez lui point. Ce n’était pas un méchant homme, mais quand on avait dit ça de lui on avait tout dit. La Samine vit que Toiny avait quelque fille en tête, et dès lors elle l’épia. On n’avait pas été dans la commune sans se douter de quelque chose. Des mauvaises langues, comme il y en a partout, jasèrent sur la Nanon. C’était sur la fin de l’automne, à ce qu’il me semble. Oui, car je marchais devant ma porte sur les feuilles de mon bouleau, et la rivière, tous les matins, était couverte de brouillards. On avait cependant encore, dans le jour, de chauds soleils, et la Nanon menait toujours son troupeau du côté de la roche aux Fades. C’était un beau troupeau, et qui faisait honneur à son éleveuse. Elle avait la bonne main et ne perdait point d’agneaux ; ses moutons étaient gras et de fine laine. Toiny, comme d’habitude, allait trouver sa Nanon dans les rochers presque tous les jours ; car, ayant tant d’inquiétude et de chagrin, il pouvait moins se passer de son amoureuse. Nanon l’encourageait de toutes ses forces. – Je t’ai bien averti, lui disait-elle, que nous devions nous attendre à de grands chagrins. Pour moi, il y a si longtemps que je les sens venir, qu’ils ne m’agitent guère. Nous n’avons à faire qu’une chose, c’est de patienter et laisser crier les gens, jusqu’à ce qu’on se lasse de nous contrarier. Ta mère te tourmentera, c’est vrai, mais elle ne peut te marier malgré toi. Si j’étais à ta place, je dirais tout de suite ce que je veux. Ça ferait un grand orage, mais ça serait plutôt passé.
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