I-7

1470 Words
Pour gazon, une large b***e de Sélaginelle entourait le bassin. Cette fougère naine formait un épais tapis de mousse, d’un vert tendre. Et, au-delà de la grande allée circulaire, quatre énormes massifs allaient d’un élan vigoureux jusqu’au cintre : les Palmiers, légèrement penchés dans leur grâce, épanouissaient leurs éventails, étalaient leurs têtes arrondies, laissaient pendre leurs palmes, comme des avirons lassés par leur éternel voyage dans le bleu de l’air ; les grands Bambous de l’Inde montaient droits, frêles et durs, faisant tomber de haut leur pluie légère de feuilles ; un Ravenala, l’arbre du voyageur, dressait son bouquet d’immenses écrans chinois ; et, dans un coin, un Bananier, chargé de ses fruits, allongeait de toutes parts ses longues feuilles horizontales, où deux amants pourraient se coucher à l’aise en se serrant l’un contre l’autre. Aux angles, il y avait des Euphorbes d’Abyssinie, ces cierges épineux, contrefaits, pleins de bosses honteuses, suant le poison. Et, sous les arbres, pour couvrir le sol, des fougères basses, les Adiantum, les Ptérides mettaient leurs dentelles délicates, leurs fines découpures. Les Alsophila, d’espèce plus haute, étageaient leurs rangs de rameaux symétriques, sexangulaires, si réguliers, qu’on aurait dit de grandes pièces de faïence destinées à contenir les fruits de quelque dessert gigantesque. Puis, une bordure de Bégonia et de Caladium entourait les massifs ; les Bégonia, à feuilles torses, tachées superbement de vert et de rouge ; les Caladium, dont les feuilles en fer de lance, blanches et à nervures vertes, ressemblent à de larges ailes de papillon ; plantes bizarres dont le feuillage vit étrangement, avec un éclat sombre ou pâlissant de fleurs malsaines. Derrière les massifs, une seconde allée, plus étroite, faisait le tour de la serre. Là, sur des gradins, cachant à demi les tuyaux de chauffage, fleurissaient les Maranta, douces au toucher comme du velours, les Gloxinia, aux cloches violettes, les Dracena, semblables à des lames de vieille laque vernie. Mais un des charmes de ce jardin d’hiver était, aux quatre coins, des antres de verdure, des berceaux profonds, que recouvraient d’épais rideaux de lianes. Des bouts de forêt vierge avaient bâti, en ces endroits, leurs murs de feuilles, leurs fouillis impénétrables de tiges, de jets souples, s’accrochant aux branches, franchissant le vide d’un vol hardi, retombant de la voûte comme des glands de tentures riches. Un pied de Vanille, dont les gousses mûres exhalaient des senteurs pénétrantes, courait sur la rondeur d’un portique garni de mousse ; les Coques du Levant tapissaient les colonnettes de leurs feuilles rondes ; les Bauhinia, aux grappes rouges, les Quisqualus, dont les fleurs pendaient comme des colliers de verroterie, filaient, se coulaient, se nouaient, ainsi que des couleuvres minces, jouant et s’allongeant sans fin dans le noir des verdures. Et, sous les arceaux, entre les massifs, çà et là, des chaînettes de fer soutenaient des corbeilles, dans lesquelles s’étalaient des Orchidées, les plantes bizarres du plein ciel, qui poussent de toutes parts leurs rejets trapus, noueux et déjetés comme des membres infirmes. Il y avait les Sabots de Vénus, dont la fleur ressemble à une pantoufle merveilleuse, garnie au talon d’ailes de libellules ; les Æridès, si tendrement parfumées ; les Stanhopéa, aux fleurs pâles, tigrées, qui soufflent au loin, comme des gorges amères de convalescent, une haleine âcre et forte. Mais ce qui, de tous les détours des allées, frappait les regards, c’était un grand Hibiscus de la Chine, dont l’immense nappe de verdure et de fleurs couvrait tout le flanc de l’hôtel, auquel la serre était scellée. Les larges fleurs pourpres de cette mauve gigantesque, sans cesse renaissantes, ne vivent que quelques heures. On eût dit des bouches sensuelles de femmes qui s’ouvraient, les lèvres rouges, molles et humides, de quelque Messaline géante, que des baisers meurtrissaient, et qui toujours renaissaient avec leur sourire avide et saignant. Renée, près du bassin, frissonnait au milieu de ces floraisons superbes. Derrière elle, un grand sphinx de marbre noir, accroupi sur un bloc de granit, la tête tournée vers l’aquarium, avait un sourire de chat discret et cruel ; et c’était comme l’Idole sombre, aux cuisses luisantes, de cette terre de feu. À cette heure, des globes de verre dépoli éclairaient les feuillages de nappes laiteuses. Des statues, des têtes de femme dont le cou se renversait, gonflé de rires, blanchissaient au fond des massifs, avec des taches d’ombres qui tordaient leurs rires fous. Dans l’eau épaisse et dormante du bassin, d’étranges rayons se jouaient, éclairant des formes vagues, des masses glauques, pareilles à des ébauches de monstres. Sur les feuilles lisses du Ravenala, sur les éventails vernis des Lataniers, un flot de lueurs blanches coulait ; tandis que, de la dentelle des Fougères, tombaient en pluie fine des gouttes de clarté. En haut, brillaient des reflets de vitre, entre les têtes sombres des hauts Palmiers. Puis, tout autour, du noir s’entassait ; les berceaux, avec leurs draperies de lianes, se noyaient dans les ténèbres, ainsi que des nids de reptiles endormis. Et sous la lumière vive, Renée songeait, en regardant de loin Louise et Maxime. Ce n’était plus la rêverie flottante, la grise tentation du crépuscule, dans les allées fraîches du Bois. Ses pensées n’étaient plus bercées et endormies par le trot de ses chevaux, le long des gazons mondains, des taillis où les familles bourgeoises dînent le dimanche. Maintenant un désir net, aigu, l’emplissait. Un amour immense, un besoin de volupté, flottait dans cette nef close, où bouillait la sève ardente des tropiques. La jeune femme était prise dans ces noces puissantes de la terre, qui engendraient autour d’elle ces verdures noires, ces tiges colossales ; et les couches âcres de cette mer de feu, cet épanouissement de forêt, ce tas de végétations, toutes brûlantes des entrailles qui les nourrissaient, lui jetaient des effluves troublants, chargés d’ivresse. À ses pieds, le bassin, la masse d’eau chaude, épaissie par les sucs des racines flottantes, fumait, mettait à ses épaules un manteau de vapeurs lourdes, une buée qui lui chauffait la peau, comme l’attouchement d’une main moite de volupté. Sur sa tête, elle sentait le jet des Palmiers, les hauts feuillages secouant leur arôme. Et plus que l’étouffement chaud de l’air, plus que les clartés vives, plus que les fleurs larges, éclatantes, pareilles à des visages riant ou grimaçant entre les feuilles, c’étaient surtout les odeurs qui la brisaient. Un parfum indéfinissable, fort, excitant, traînait, fait de mille parfums : sueurs humaines, haleines de femmes, senteurs de chevelures ; et des souffles doux et fades jusqu’à l’évanouissement, étaient coupés par des souffles pestilentiels, rudes, chargés de poisons. Mais, dans cette musique étrange des odeurs, la phrase mélodique qui revenait toujours, dominant, étouffant les tendresses de la Vanille et les acuités des Orchidées, c’était cette odeur humaine, pénétrante, sensuelle, cette odeur d’amour qui s’échappe le matin de la chambre close de deux jeunes époux. Renée, lentement, s’était adossée au socle de granit. Dans sa robe de satin vert, la gorge et la tête rougissantes, mouillées des gouttes claires de ses diamants, elle ressemblait à une grande fleur, rose et verte, à un des Nymphéa du bassin, pâmé par la chaleur. À cette heure de vision nette, toutes ses bonnes résolutions s’évanouissaient à jamais, l’ivresse du dîner remontait à sa tête, impérieuse, victorieuse, doublée par les flammes de la serre. Elle ne songeait plus aux fraîcheurs de la nuit qui l’avaient calmée, à ces ombres murmurantes du parc, dont les voix lui avaient conseillé la paix heureuse. Ses sens de femme ardente, ses caprices de femme blasée s’éveillaient. Et, au-dessus d’elle, le grand Sphinx de marbre noir riait d’un rire mystérieux, comme s’il avait lu le désir enfin formulé qui galvanisait ce cœur mort, le désir longtemps fuyant, « l’autre chose » vainement cherchée par Renée dans le bercement de sa calèche, dans la cendre fine de la nuit tombante, et que venait brusquement de lui révéler sous la clarté crue, au milieu de ce jardin de feu, la vue de Louise et de Maxime, riant et jouant, les mains dans les mains. À ce moment, un bruit de voix sortit d’un berceau voisin, dans lequel Aristide Saccard avait conduit les sieurs Mignon et Charrier. – Non, vrai, monsieur Saccard, disait la voix grasse de celui-ci, nous ne pouvons vous racheter cela à plus de deux cents francs le mètre. Et la voix aigre de Saccard se récriait : – Mais, dans ma part, vous m’avez compté le mètre de terrain à deux cent cinquante francs. – Eh bien ! écoutez, nous mettrons deux cent vingt-cinq francs. Et les voix continuèrent, brutales, sonnant étrangement sous les palmes tombantes des massifs. Mais elles traversèrent comme un vain bruit le rêve de Renée, devant laquelle se dressait, avec l’appel du vertige, une jouissance inconnue, chaude de crime, plus âpre que toutes celles qu’elle avait déjà épuisées, la dernière qu’elle eût encore à boire. Elle n’était plus lasse. L’arbuste derrière lequel elle se cachait à demi, était une plante maudite, un Tanghin de Madagascar, aux larges feuilles de buis, aux tiges blanchâtres, dont les moindres nervures distillent un lait empoisonné. Et, à un moment, comme Louise et Maxime riaient plus haut, dans le reflet jaune, dans le coucher de soleil du petit salon, Renée, l’esprit perdu, la bouche sèche et irritée, prit entre ses lèvres un rameau du Tanghin, qui lui venait à la hauteur des dents, et mordit une des feuilles amères.
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