Les hommes se retirèrent bientôt dans le fumoir. M. de Mussy vint prendre familièrement le bras de Maxime, qu’il avait connu au collège, bien qu’il eût six ans de plus que lui. Il l’entraîna sur la terrasse, et après qu’ils eurent allumé un cigare, il se plaignit amèrement de Renée.
– Mais qu’a-t-elle donc, dites ? Je l’ai vue hier, elle était adorable. Et voilà qu’aujourd’hui elle me traite comme si tout était fini entre nous ? Quel crime ai-je pu commettre ? Vous seriez bien aimable, mon cher Maxime, de l’interroger, de lui dire combien elle me fait souffrir.
– Ah ! pour cela, non ! répondit Maxime en riant. Renée a ses nerfs, je ne tiens pas à recevoir l’averse. Débrouillez-vous, faites vos affaires vous-même.
Et il ajouta, après avoir lentement exhalé la fumée de son havane :
– Vous voulez me faire jouer un joli rôle, vous !
Mais M. de Mussy parla de sa vive amitié, et il déclara au jeune homme qu’il n’attendait qu’une occasion pour lui prouver combien il lui était dévoué. Il était bien malheureux, il aimait tant Renée !
– Eh bien, c’est convenu, dit enfin Maxime, je lui dirai un mot ; mais, vous savez, je ne promets rien ; elle va m’envoyer coucher, c’est sûr.
Ils rentrèrent dans le fumoir, ils s’allongèrent dans de larges fauteuils-dormeuses. Là, pendant une grande demi-heure, M. de Mussy conta ses chagrins à Maxime ; il lui dit pour la dixième fois comment il était tombé amoureux de sa belle-mère, comment elle avait bien voulu le distinguer ; et Maxime, en attendant que son cigare fût achevé, lui donnait des conseils, lui expliquait Renée, lui indiquait de quelle façon il devait se conduire pour la dominer.
Saccard étant venu s’asseoir à quelques pas des jeunes gens, M. de Mussy garda le silence et Maxime conclut en disant :
– Moi, si j’étais à votre place, j’agirais très cavalièrement. Elle aime ça.
Le fumoir occupait, à l’extrémité du grand salon, une des pièces rondes formées par les tourelles. Il était de style très riche et très sobre. Tendu d’une imitation de cuir de Cordoue, il avait des rideaux et des portières en algérienne, et, pour tapis, une moquette à dessins persans. Le meuble, recouvert de peau de chagrin couleur bois, se composait de poufs, de fauteuils et d’un divan circulaire qui tenait en partie la rondeur de la pièce. Le petit lustre du plafond, les ornements du guéridon, la garniture de la cheminée, étaient en bronze florentin vert pâle.
Il n’était guère resté avec les dames que quelques jeunes gens et des vieillards à faces blanches et molles, ayant le tabac en horreur. Dans le fumoir, on riait, on plaisantait très librement. M. Hupel de la Noue égaya fort ces messieurs en leur racontant de nouveau l’histoire qu’il avait dite pendant le dîner, mais en la complétant par des détails tout à fait crus. C’était sa spécialité ; il avait toujours deux versions d’une anecdote, l’une pour les dames, l’autre pour les hommes. Puis, quand Aristide Saccard entra, il fut entouré et complimenté ; et comme il faisait mine de ne pas comprendre, M. de Saffré lui dit, dans une phrase très applaudie, qu’il avait bien mérité de la patrie en empêchant la belle Laure d’Aurigny de passer aux Anglais.
– Non, vraiment, messieurs, vous vous trompez, balbutiait Saccard avec une fausse modestie.
– Va, ne te défends donc pas ! lui cria plaisamment Maxime. À ton âge, c’est très beau.
Le jeune homme, qui venait de jeter son cigare, rentra dans le grand salon. Il était venu beaucoup de monde. La galerie était pleine d’habits noirs, debout, causant à demi-voix, et de jupes, étalées largement le long des causeuses. Des laquais commençaient à promener des plats d’argent, chargés de glaces et de verres de punch.
Maxime, qui désirait parler à Renée, traversa le grand salon dans sa longueur, sachant bien où il trouverait le cénacle de ces dames. Il y avait, à l’autre extrémité de la galerie, faisant pendant au fumoir, une pièce ronde dont on avait fait un adorable petit salon. Ce salon, avec ses tentures, ses rideaux et ses portières de satin bouton d’or, avait un charme voluptueux, d’une saveur originale et exquise. Les clartés du lustre, très délicatement fouillé, chantaient une symphonie en jaune mineur, au milieu de toutes ces étoffes couleur de soleil. C’était comme un ruissellement de rayons adoucis, un coucher d’astre s’endormant sur une nappe de blés mûrs. À terre, la lumière se mourait sur un tapis d’Aubusson semé de feuilles sèches. Un piano d’ébène marqueté d’ivoire, deux petits meubles dont les glaces laissaient voir un monde de bibelots, une table Louis XVI, une console jardinière surmontée d’une énorme gerbe de fleurs, suffisaient à meubler la pièce. Les causeuses, les fauteuils, les poufs, étaient recouverts de satin bouton d’or capitonné, coupé par de larges b****s de satin noir brodé de tulipes voyantes. Et il y avait encore des sièges bas, des sièges volants, toutes les variétés élégantes et bizarres du tabouret. On ne voyait pas le bois de ces meubles ; le satin, le capiton couvraient tout. Les dossiers se renversaient avec des rondeurs moelleuses de traversins. C’était comme des lits discrets où l’on pouvait dormir et aimer dans le duvet, au milieu de la sensuelle symphonie en jaune mineur.
Renée aimait ce petit salon, dont une des portes-fenêtres s’ouvrait sur la magnifique serre chaude scellée au flanc de l’hôtel. Dans la journée, elle y passait ses heures d’oisiveté. Les tentures jaunes, au lieu d’éteindre sa chevelure pâle, la doraient de flammes étranges ; sa tête se détachait au milieu d’une lueur d’aurore, toute rose et blanche, comme celle d’une Diane blonde s’éveillant dans la lumière du matin ; et c’était pourquoi, sans doute, elle aimait cette pièce qui mettait sa beauté en relief.
À cette heure, elle était là avec ses intimes. Sa sœur et sa tante venaient de partir. Il n’y avait plus, dans le cénacle, que des têtes folles. Renversée à demi au fond d’une causeuse, Renée écoutait les confidences de son amie Adeline, qui lui parlait à l’oreille, avec des mines de chatte et des rires brusques. Suzanne Haffner était fort entourée ; elle tenait tête à un groupe de jeunes gens qui la serraient de très près, sans qu’elle perdît sa langueur d’Allemande, son effronterie provocante, nue et froide comme ses épaules. Dans un coin, M me Sidonie endoctrinait à voix basse une jeune femme aux cils de vierge. Plus loin, Louise, debout, causait avec un grand garçon timide, qui rougissait ; tandis que le baron Gouraud, en pleine clarté, sommeillait dans son fauteuil, étalant ses chairs molles, sa carrure d’éléphant blême, au milieu des grâces frêles et de la soyeuse délicatesse des dames. Et, dans la pièce, sur les jupes de satin aux plis durs et vernis comme de la porcelaine, sur les épaules dont les blancheurs laiteuses s’étoilaient de diamants, une lumière de féerie tombait en poussière d’or. Une voix fluette, un rire pareil à un roucoulement, sonnaient avec des limpidités de cristal. Il faisait très chaud. Des éventails battaient lentement, comme des ailes, jetant à chaque souffle, dans l’air alangui, les parfums musqués des corsages.
Quand Maxime parut sur le seuil de la porte, Renée, qui écoutait la marquise d’une oreille distraite, se leva vivement, feignit d’avoir à remplir son rôle de maîtresse de maison. Elle passa dans le grand salon où le jeune homme la suivit. Là, elle fit quelques pas, souriante, donnant des poignées de main ; puis, attirant Maxime à l’écart :
– Eh ! dit-elle à demi-voix, d’un air ironique, la corvée est douce, ce n’est plus si bête de faire sa cour.
– Je ne comprends pas, répondit le jeune homme qui allait plaider la cause de M. de Mussy.
– Mais il me semble que j’ai bien fait de ne pas te délivrer de Louise. Vous allez vite, tous les deux.
Et elle ajouta, avec une sorte de dépit :
– C’était indécent, à table.
Maxime se mit à rire.
– Ah ! oui, nous nous sommes conté des histoires. Je l’ignorais, cette fillette. Elle est drôle. Elle a l’air d’un garçon.
Et comme Renée continuait à faire la grimace irritée d’une prude, le jeune homme, qui ne lui connaissait pas de telles indignations, reprit avec sa familiarité souriante :
– Est-ce que tu crois, belle-maman, que je lui ai pincé les genoux sous la table ? Que diable, on sait se conduire avec une fiancée !… J’ai quelque chose de plus grave à te dire. Écoute-moi… Tu m’écoutes, n’est-ce pas ?…
Il baissa encore la voix.
– Voilà… M. de Mussy est très malheureux, il vient de me le dire. Moi, tu comprends, ce n’est pas mon rôle de vous raccommoder, s’il y a de la brouille. Mais, tu sais, je l’ai connu au collège, et comme il avait l’air vraiment désespéré, je lui ai promis de te dire un mot…
Il s’arrêta. Renée le regardait d’un air indéfinissable.
– Tu ne réponds pas ?… continua-t-il. C’est égal, ma commission est faite, arrangez-vous comme vous voudrez… Mais, vrai, je te trouve cruelle. Ce pauvre garçon m’a fait de la peine. À ta place, je lui enverrais au moins une bonne parole.
Alors, Renée qui n’avait pas cessé de regarder Maxime de ses yeux fixes, où brûlait une flamme vive, répondit :
– Va dire à M. de Mussy qu’il m’embête.
Et elle se remit à marcher doucement au milieu des groupes, souriant, saluant, donnant des poignées de main. Maxime resta planté, d’un air surpris ; puis il eut un rire silencieux.
Peu désireux de remplir sa commission auprès de M. de Mussy, il fit le tour du grand salon. La soirée tirait à sa fin, merveilleuse et banale comme toutes les soirées. Il était près de minuit, le monde s’en allait peu à peu. Ne voulant pas rentrer se coucher sur une impression d’ennui, il se décida à chercher Louise. Il passait devant la porte de sortie, lorsqu’il vit, dans le vestibule, la jolie M me Michelin, que son mari enveloppait délicatement dans une sortie de bal bleue et rose :
– Il a été charmant, charmant, disait la jeune femme. Pendant tout le dîner, nous avons causé de toi. Il parlera au ministre ; seulement, ce n’est pas lui que ça regarde…
Et, comme, à côté d’eux, un laquais emmaillotait le baron Gouraud dans une grande pelisse fourrée :
– C’est ce gros père-là qui enlèverait l’affaire ! ajouta-t-elle à l’oreille de son mari, tandis qu’il lui nouait sous le menton le cordon du capuchon. Il fait ce qu’il veut au ministère. Demain, chez les Mareuil, il faudra tâcher…
M. Michelin souriait. Il emmena sa femme avec précaution, comme s’il eût tenu au bras un objet fragile et précieux. Maxime, après s’être assuré d’un coup d’œil que Louise n’était pas dans le vestibule, alla droit au petit salon. En effet, elle s’y trouvait encore, presque seule, attendant son père, qui avait dû passer la soirée dans le fumoir, avec les hommes politiques. Ces dames, la marquise, M me Haffner, étaient parties. Il ne restait plus que M me Sidonie, disant combien elle aimait les bêtes à quelques femmes de fonctionnaires.
– Ah ! voilà mon petit mari, s’écria Louise. Asseyez-vous là et dites-moi dans quel fauteuil mon père a pu s’endormir. Il se sera déjà cru à la Chambre.
Maxime lui répondit sur le même ton, et les jeunes gens retrouvèrent leurs grands éclats de rire du dîner. Assis à ses pieds, sur un siège très bas, il finit par lui prendre les mains, par jouer avec elle, comme avec un camarade. Et, en vérité, dans sa robe de foulard blanc à pois rouges, avec son corsage montant, sa poitrine plate, sa petite tête laide et futée de gamin, elle ressemblait à un garçon déguisé en fille. Mais, par instants, ses bras grêles, sa taille déviée, avaient des poses abandonnées, et des ardeurs passaient au fond de ses yeux pleins encore de puérilité, sans qu’elle rougît le moins du monde des jeux de Maxime. Et tous deux de rire, se croyant seuls, sans même apercevoir Renée, debout au milieu de la serre, à demi cachée, qui les regardait de loin.
Depuis un instant, la vue de Maxime et de Louise, comme elle traversait une allée, avait brusquement arrêté la jeune femme derrière un arbuste. Autour d’elle, la serre chaude, pareille à une nef d’église, et dont de minces colonnettes de fer montaient d’un jet soutenir le vitrail cintré, étalait ses végétations grasses, ses nappes de feuilles puissantes, ses fusées épanouies de verdure.
Au milieu, dans un bassin ovale, au ras du sol, vivait, de la vie mystérieuse et glauque des plantes d’eau, toute la flore aquatique des pays du soleil. Des Cyclanthus, dressant leurs panaches verts, entouraient, d’une ceinture monumentale, le jet d’eau, qui ressemblait au chapiteau tronqué de quelque colonne cyclopéenne. Puis, aux deux bouts, de grands Tornélia élevaient leurs broussailles étranges au-dessus du bassin, leurs bois secs, dénudés, tordus comme des serpents malades, et laissant tomber des racines aériennes, semblables à des filets de pêcheur pendus au grand air. Près du bord, un Pandanus de Java épanouissait sa gerbe de feuilles verdâtres, striées de blanc, minces comme des épées, épineuses et dentelées comme des poignards malais. Et, à fleur d’eau, dans la tiédeur de la nappe dormante doucement chauffée, des Nymphéa ouvraient leurs étoiles roses, tandis que des Euryales laissaient traîner leurs feuilles rondes, leurs feuilles lépreuses, nageant à plat comme des dos de crapauds monstrueux couverts de pustules.