– L’administration, dit-il, a rencontré tant de dévouements ! Tout le monde a voulu contribuer à la grande œuvre. Sans les riches compagnies qui lui sont venues en aide, la Ville n’aurait jamais pu faire si bien ni si vite.
Il se tourna, et avec une sorte de brutalité flatteuse :
– MM. Mignon et Charrier en savent quelque chose, eux qui ont eu leur part de peine, et qui auront leur part de gloire.
Les maçons enrichis reçurent béatement cette phrase en pleine poitrine. Mignon, auquel M me Sidonie disait en minaudant : « Ah ! monsieur, vous me flattez ; non, le rose serait trop jeune pour moi… », la laissa au milieu de sa phrase pour répondre à Saccard :
– Vous êtes trop bon ; nous avons fait nos affaires.
Mais Charrier était plus dégrossi. Il acheva son verre de pommard et trouva le moyen de faire une phrase :
– Les travaux de Paris, dit-il, ont fait vivre l’ouvrier.
– Dites aussi, reprit M. Toutin-Laroche, qu’ils ont donné un magnifique élan aux affaires financières et industrielles.
– Et n’oubliez pas le côté artistique ; les nouvelles voies sont majestueuses, ajouta M. Hupel de la Noue, qui se piquait d’avoir du goût.
– Oui, oui, c’est un beau travail, murmura M. de Mareuil, pour dire quelque chose.
– Quant à la dépense, déclara gravement le député Haffner, qui n’ouvrait la bouche que dans les grandes occasions, nos enfants la payeront, et rien ne sera plus juste.
Et comme, en disant cela, il regardait M. de Saffré que la jolie M me Michelin semblait bouder depuis un instant, le jeune secrétaire, pour paraître au courant de ce qu’on disait, répéta :
– Rien ne sera plus juste, en effet.
Tout le monde avait dit son mot, dans le groupe que les hommes graves formaient au milieu de la table. M. Michelin, le chef de bureau, souriait, dodelinait de la tête ; c’était, d’ordinaire, sa façon de prendre part à une conversation ; il avait des sourires pour saluer, pour répondre, pour approuver, pour remercier, pour prendre congé, toute une jolie collection de sourires qui le dispensaient presque de jamais se servir de la parole, ce qu’il jugeait sans doute plus poli et plus favorable à son avancement.
Un autre personnage était également resté muet, le baron Gouraud, qui mâchait lentement comme un bœuf aux paupières lourdes. Jusque-là, il avait paru absorbé dans le spectacle de son assiette. Renée, aux petits soins pour lui, n’en obtenait que de légers grognements de satisfaction. Aussi fut-on surpris de le voir lever la tête et de l’entendre dire, en essuyant ses lèvres grasses :
– Moi qui suis propriétaire, lorsque je fais réparer et décorer un appartement, j’augmente mon locataire.
La phrase de M. Haffner : « Nos enfants payeront », avait réussi à réveiller le sénateur. Tout le monde battit discrètement des mains, et M. de Saffré s’écria :
– Ah ! charmant, charmant, j’enverrai demain le mot aux journaux.
– Vous avez bien raison, messieurs, nous vivons dans un bon temps, dit le sieur Mignon, comme pour conclure, au milieu des sourires et des admirations que le mot du baron excitait. J’en connais plus d’un qui ont joliment arrondi leur fortune. Voyez-vous, quand on gagne de l’argent, tout est beau.
Ces dernières paroles glacèrent les hommes graves. La conversation tomba net, et chacun parut éviter de regarder son voisin. La phrase du maçon atteignait ces messieurs, roide comme le pavé de l’ours. Michelin, qui justement contemplait Saccard d’un air agréable, cessa de sourire, très effrayé d’avoir eu l’air un instant d’appliquer les paroles de l’entrepreneur au maître de la maison. Ce dernier lança un coup d’œil à M me Sidonie, qui accapara de nouveau Mignon, en disant : « Vous aimez donc le rose, monsieur ?… » Puis Saccard fit un long compliment à M me d’Espanet ; sa figure noirâtre, chafouine, touchait presque les épaules laiteuses de la jeune femme, qui se renversait avec de petits rires.
On était au dessert. Les laquais allaient d’un pas plus vif autour de la table. Il y eut un arrêt, pendant que la nappe achevait de se charger de fruits et de sucreries. À l’un des bouts, du côté de Maxime, les rires devenaient plus clairs ; on entendait la voix aigrelette de Louise dire : « Je vous assure que Sylvia avait une robe de satin bleu dans son rôle de Dindonnette » ; et une autre voix d’enfant ajoutait : « Oui, mais la robe était garnie de dentelles blanches. » Un air chaud montait. Les visages, plus roses, étaient comme amollis par une béatitude intérieure. Deux laquais firent le tour de la table, versant de l’alicante et du tokai.
Depuis le commencement du dîner, Renée semblait distraite. Elle remplissait ses devoirs de maîtresse de maison avec un sourire machinal. À chaque éclat de gaieté qui venait du bout de la table, où Maxime et Louise, côte à côte, plaisantaient comme de bons camarades, elle jetait de ce côté un regard luisant. Elle s’ennuyait. Les hommes graves l’assommaient. M me d’Espanet et M me Haffner lui lançaient des regards désespérés.
– Et les prochaines élections, comment s’annoncent-elles ? demanda brusquement Saccard à M. Hupel de la Noue.
– Mais très bien, répondit celui-ci en souriant ; seulement je n’ai pas encore de candidats désignés pour mon département. Le ministère hésite, paraît-il.
M. de Mareuil, qui, d’un coup d’œil, avait remercié Saccard d’avoir entamé ce sujet, semblait être sur des charbons ardents. Il rougit légèrement, il fit des saluts embarrassés, lorsque le préfet, s’adressant à lui, continua :
– On m’a beaucoup parlé de vous dans le pays, monsieur. Vos grandes propriétés vous y font de nombreux amis, et l’on sait combien vous êtes dévoué à l’empereur. Vous avez toutes les chances.
– Papa, n’est-ce pas que la petite Sylvia vendait des cigarettes à Marseille, en 1849 ? cria à ce moment Maxime du bout de la table.
Et comme Aristide Saccard feignait de ne pas entendre, le jeune homme reprit d’un ton plus bas :
– Mon père l’a connue particulièrement.
Il y eut quelques rires étouffés. Cependant, tandis que M. de Mareuil saluait toujours, M. Haffner avait repris d’une voix sentencieuse :
– Le dévouement à l’empereur est la seule vertu, le seul patriotisme, en ces temps de démocratie intéressée. Quiconque aime l’empereur aime la France. C’est avec une joie sincère que nous verrions monsieur devenir notre collègue.
– Monsieur l’emportera, dit à son tour M. Toutin-Laroche. Les grandes fortunes doivent se grouper autour du trône.
Renée n’y tint plus. En face d’elle, la marquise étouffait un bâillement. Et comme Saccard allait reprendre la parole :
– Par grâce, mon ami, ayez un peu pitié de nous, lui dit sa femme, avec un joli sourire, laissez là votre vilaine politique.
Alors, M. Hupel de la Noue, galant comme un préfet, se récria, dit que ces dames avaient raison. Et il entama le récit d’une histoire scabreuse qui s’était passée dans son chef-lieu. La marquise, M me Haffner et les autres dames rirent beaucoup de certains détails. Le préfet contait d’une façon très piquante, avec des demi-mots, des réticences, des inflexions de voix, qui donnaient un sens très polisson aux termes les plus innocents. Puis on parla du premier mardi de la duchesse, d’une bouffonnerie qu’on avait jouée la veille, de la mort d’un poète et des dernières courses d’automne. M. Toutin-Laroche, aimable à ses heures, compara les femmes à des roses, et M. de Mareuil, dans le trouble où l’avaient laissé ses espérances électorales, trouva des mots profonds sur la nouvelle forme des chapeaux. Renée restait distraite.
Cependant, les convives ne mangeaient plus. Un vent chaud semblait avoir soufflé sur la table, terni les verres, émietté le pain, noirci les pelures de fruit dans les assiettes, rompu la belle symétrie du service. Les fleurs se fanaient dans les grands cornets d’argent ciselé. Et les convives s’oubliaient là un instant, en face des débris du dessert, béats, sans courage pour se lever. Un bras sur la table, à demi penchés, ils avaient le regard vide, le vague affaissement de cette ivresse mesurée et décente des gens du monde qui se grisent à petits coups. Les rires étaient tombés, les paroles se faisaient rares. On avait bu et mangé beaucoup, ce qui rendait plus grave encore la b***e des hommes décorés. Les dames, dans l’air alourdi de la salle, sentaient des moiteurs leur monter au front et à la nuque. Elles attendaient qu’on passât au salon, sérieuses, un peu pâles, comme si leur tête eût légèrement tourné. M me d’Espanet était toute rose, tandis que les épaules de M me Haffner avaient pris des blancheurs de cire. Cependant, M. Hupel de la Noue examinait le manche d’un couteau ; M. Toutin-Laroche lançait encore à M. Haffner des lambeaux de phrase, que celui-ci accueillait par des hochements de tête ; M. de Mareuil rêvait en regardant M. Michelin, qui lui souriait finement. Quant à la jolie M me Michelin, elle ne parlait plus depuis longtemps ; très rouge, elle laissait pendre sous la nappe une main que M. de Saffré devait tenir dans la sienne, car il s’appuyait gauchement sur le bord de la table, les sourcils tendus, avec la grimace d’un homme qui résout un problème d’algèbre. M me Sidonie avait vaincu, elle aussi ; les sieurs Mignon et Charrier, accoudés tous deux et tournés vers elle, paraissaient ravis de recevoir ses confidences ; elle avouait qu’elle adorait le laitage et qu’elle avait peur des revenants. Et Aristide Saccard, lui-même, les yeux demi-clos, plongé dans cette béatitude d’un maître de maison qui a conscience d’avoir grisé honnêtement ses convives, ne songeait point à quitter la table ; il contemplait avec une tendresse respectueuse le baron Gouraud, appesanti, digérant, allongeant sur la nappe blanche sa main droite, une main de vieillard sensuel, courte, épaisse, tachée de plaques violettes et couverte de poils roux.
Renée acheva machinalement les quelques gouttes de tokai qui restaient au fond de son verre. Des feux lui montaient à la face ; les petits cheveux pâles de son front et de sa nuque, rebelles, s’échappaient, comme mouillés par un souffle humide. Elle avait les lèvres et le nez amincis nerveusement, le visage muet d’un enfant qui a bu du vin pur. Si de bonnes pensées bourgeoises lui étaient venues en face des ombres du parc Monceau, ces pensées se noyaient, à cette heure, dans l’excitation des mets, des vins, des lumières, de ce milieu troublant où passaient des haleines et des gaietés chaudes. Elle n’échangeait plus de tranquilles sourires avec sa sœur Christine et sa tante Élisabeth, modestes toutes deux, s’effaçant, parlant à peine. Elle avait, d’un regard dur, fait baisser les yeux du pauvre M. de Mussy. Dans son apparente distraction, bien qu’elle évitât maintenant de se tourner, appuyée contre le dossier de sa chaise, où le satin de son corsage craquait doucement, elle laissait échapper un imperceptible frisson des épaules, à chaque nouvel éclat de rire qui lui venait du coin où Maxime et Louise plaisantaient, toujours aussi haut, dans le bruit mourant des conversations.
Et derrière elle, au bord de l’ombre, dominant de sa haute taille la table en désordre et les convives pâmés, Baptiste se tenait debout, la chair blanche, la mine grave, avec l’attitude dédaigneuse d’un laquais qui a repu ses maîtres. Lui seul, dans l’air chargé d’ivresse, sous les clartés crues du lustre qui jaunissaient, restait correct, avec sa chaîne d’argent au cou, ses yeux froids où la vue des épaules des femmes ne mettait pas une flamme, son air d’eunuque servant des Parisiens de la décadence et gardant sa dignité.
Enfin, Renée se leva, d’un mouvement nerveux. Tout le monde l’imita. On passa au salon, où le café était servi.
Le grand salon de l’hôtel était une vaste pièce longue, une sorte de galerie, allant d’un pavillon à l’autre, occupant toute la façade du côté du jardin. Une large porte-fenêtre s’ouvrait sur le perron. Cette galerie était resplendissante d’or. Le plafond, légèrement cintré, avait des enroulements capricieux courant autour de grands médaillons dorés, qui luisaient comme des boucliers. Des rosaces, des guirlandes éclatantes bordaient la voûte ; des filets, pareils à des jets de métal en fusion, coulaient sur les murs, encadrant les panneaux, tendus de soie rouge ; des tresses de roses, avec des gerbes épanouies au sommet, retombaient le long des glaces. Sur le parquet, un tapis d’Aubusson étalait ses fleurs de pourpre. Le meuble de damas de soie rouge, les portières et les rideaux de même étoffe, l’énorme pendule rocaille de la cheminée, les vases de Chine posés sur les consoles, les pieds des deux tables longues ornées de mosaïques de Florence, jusqu’aux jardinières placées dans les embrasures des fenêtres, suaient l’or, égouttaient l’or. Aux quatre angles se dressaient quatre grandes lampes posées sur des socles de marbre rouge, auxquels les attachaient des chaînes de bronze doré, tombant avec des grâces symétriques. Et, du plafond, descendaient trois lustres à pendeloques de cristal, ruisselants de gouttes de lumière bleues et roses, et dont les clartés ardentes faisaient flamber tout l’or du salon.