I-2

2072 Words
Il s’arrêta quelques secondes, riant ; puis il acheva cavalièrement sa phrase. – Je dirais que tu as mordu à toutes les pommes. Elle ne sourcilla pas. – Et tu t’ennuies ! reprit le jeune homme avec une vivacité comique. Mais c’est un meurtre !… Que veux-tu ? Que rêves-tu donc ? Elle haussa les épaules, pour dire qu’elle ne savait pas. Bien qu’elle penchât la tête, Maxime la vit alors si sérieuse, si sombre, qu’il se tut. Il regarda la file des voitures qui, en arrivant au bout du lac, s’élargissait, emplissait le large carrefour. Les voitures, moins serrées, tournaient avec une grâce superbe ; le trot plus rapide des attelages sonnait hautement sur la terre dure. La calèche, en faisant le grand tour pour prendre la file, eut une oscillation qui pénétra Maxime d’une volupté vague. Alors, cédant à l’envie d’accabler Renée : – Tiens, dit-il, tu mériterais d’aller en fiacre ! Ce serait bien fait !… Eh ! regarde ce monde qui rentre à Paris, ce monde qui est à tes genoux. On te salue comme une reine, et peu s’en faut que ton bon ami, M. de Mussy, ne t’envoie des baisers. En effet, un cavalier saluait Renée. Maxime avait parlé d’un ton hypocritement moqueur. Mais Renée se tourna à peine, haussa les épaules. Cette fois, le jeune homme eut un geste désespéré. – Vrai, dit-il, nous en sommes là ?… Mais, bon Dieu, tu as tout, que veux-tu encore ? Renée leva la tête. Elle avait dans les yeux une clarté chaude, un ardent besoin de curiosité inassouvie. – Je veux autre chose, répondit-elle à demi-voix. – Mais puisque tu as tout, reprit Maxime en riant, autre chose, ce n’est rien… Quoi, autre chose ? – Quoi ? répéta-t-elle… Et elle ne continua pas. Elle s’était tout à fait tournée, elle contemplait l’étrange tableau qui s’effaçait derrière elle. La nuit était presque venue ; un lent crépuscule tombait comme une cendre fine. Le lac, vu de face, dans le jour pâle qui traînait encore sur l’eau, s’arrondissait, pareil à une immense plaque d’étain ; aux deux bords, les bois d’arbres verts dont les troncs minces et droits semblent sortir de la nappe dormante, prenaient, à cette heure, des apparences de colonnades violâtres, dessinant de leur architecture régulière les courbes étudiées des rives ; puis, au fond, des massifs montaient, de grands feuillages confus, de larges taches noires fermaient l’horizon. Il y avait là, derrière ces taches, une lueur de braise, un coucher de soleil à demi éteint qui n’enflammait qu’un bout de l’immensité grise. Au-dessus de ce lac immobile, de ces futaies basses, de ce point de vue si singulièrement plat, le creux du ciel s’ouvrait, infini, plus profond et plus large. Ce grand morceau de ciel sur ce petit coin de nature, avait un frisson, une tristesse vague ; et il tombait de ces hauteurs pâlissantes une telle mélancolie d’automne, une nuit si douce et si navrée, que le Bois, peu à peu enveloppé dans un linceul d’ombre, perdait ses grâces mondaines, agrandi, tout plein du charme puissant des forêts. Le trot des équipages, dont les ténèbres éteignaient les couleurs vives, s’élevait, semblable à des voix lointaines de feuilles et d’eaux courantes. Tout allait en se mourant. Dans l’effacement universel, au milieu du lac, la voile latine de la grande barque de promenade se détachait, nette et vigoureuse, sur la lueur de braise du couchant. Et l’on ne voyait plus que cette voile, que ce triangle de toile jaune, élargi démesurément. Renée, dans ses satiétés, éprouva une singulière sensation de désirs inavouables, à voir ce paysage qu’elle ne reconnaissait plus, cette nature si artistement mondaine, et dont la grande nuit frissonnante faisait un bois sacré, une de ces clairières idéales au fond desquelles les anciens dieux cachaient leurs amours géantes, leurs adultères et leurs incestes divins. Et, à mesure que la calèche s’éloignait, il lui semblait que le crépuscule emportait derrière elle, dans ses voiles tremblants, la terre du rêve, l’alcôve honteuse et surhumaine où elle eût enfin assouvi son cœur malade, sa chair lassée. Quand le lac et les petits bois, évanouis dans l’ombre, ne furent plus, au ras du ciel, qu’une barre noire, la jeune femme se retourna brusquement, et, d’une voix où il y avait des larmes de dépit, elle reprit sa phrase interrompue : – Quoi ?… autre chose, parbleu ! je veux autre chose. Est-ce que je sais, moi ! Si je savais… Mais, vois-tu, j’ai assez de bals, assez de soupers, assez de fêtes comme cela. C’est toujours la même chose. C’est mortel… Les hommes sont assommants, oh ! oui, assommants… Maxime se mit à rire. Des ardeurs perçaient sous les mines aristocratiques de la grande mondaine. Elle ne clignait plus les paupières ; la ride de son front se creusait durement ; sa lèvre d’enfant boudeur s’avançait, chaude, en quête de ces jouissances qu’elle souhaitait sans pouvoir les nommer. Elle vit le rire de son compagnon, mais elle était trop frémissante pour s’arrêter ; à demi couchée, se laissant aller au bercement de la voiture, elle continua par petites phrases sèches : – Certes, oui, vous êtes assommants… Je ne dis pas cela pour toi, Maxime, tu es trop jeune… Mais si je te contais combien Aristide m’a pesé dans les commencements ! Et les autres donc ! ceux qui m’ont aimée… Tu sais, nous sommes deux bons camarades, je ne me gêne pas avec toi ; eh bien ! vrai, il y a des jours où je suis tellement lasse de vivre ma vie de femme riche, adorée, saluée, que je voudrais être une Laure d’Aurigny, une de ces dames qui vivent en garçon. Et comme Maxime riait plus haut, elle insista : – Oui, une Laure d’Aurigny. Ça doit être moins fade, moins toujours la même chose. Elle se tut quelques instants, comme pour s’imaginer la vie qu’elle mènerait, si elle était Laure. Puis, d’un ton découragé : – Après tout, reprit-elle, ces dames doivent avoir leurs ennuis, elles aussi. Rien n’est drôle, décidément. C’est à mourir… Je le disais bien, il faudrait autre chose ; tu comprends, moi, je ne devine pas ; mais autre chose, quelque chose qui n’arrivât à personne, qu’on ne rencontrât pas tous les jours, qui fût une jouissance rare, inconnue. Sa voix s’était ralentie. Elle prononça ces derniers mots, cherchant, s’abandonnant à une rêverie profonde. La calèche montait alors l’avenue qui conduit à la sortie du Bois. L’ombre croissait ; les taillis couraient, aux deux bords, comme des murs grisâtres ; les chaises de fonte, peintes en jaune, où s’étale, par les beaux soirs, la bourgeoisie endimanchée, filaient le long des trottoirs, toutes vides, ayant la mélancolie noire de ces meubles de jardin que l’hiver surprend ; et le roulement, le bruit sourd et cadencé des voitures qui rentraient, passait comme une plainte triste, dans l’allée déserte. Sans doute Maxime sentit tout le mauvais ton qu’il y avait à trouver la vie drôle. S’il était encore assez jeune pour se livrer à un élan d’heureuse admiration, il avait un égoïsme trop large, une indifférence trop railleuse, il éprouvait déjà trop de lassitude réelle, pour ne pas se déclarer écœuré, blasé, fini. D’ordinaire, il mettait quelque gloire à cet aveu. Il s’allongea comme Renée, il prit une voix dolente. – Tiens ! tu as raison, dit-il ; c’est crevant. Va, je ne m’amuse guère plus que toi ; j’ai souvent aussi rêvé autre chose… Rien n’est bête comme de voyager. Gagner de l’argent, j’aime encore mieux en manger, quoique ce ne soit pas toujours aussi amusant qu’on se l’imagine d’abord. Aimer, être aimé, on en a vite plein le dos, n’est-ce pas ?… Ah ! oui, on en a plein le dos !… La jeune femme ne répondant pas, il continua, pour la surprendre par une grosse impiété : – Moi, je voudrais être aimé par une religieuse. Hein, ce serait peut-être drôle !… Tu n’as jamais fait le rêve, toi, d’aimer un homme auquel tu ne pourrais penser sans commettre un crime ? Mais elle resta sombre, et Maxime, voyant qu’elle se taisait toujours, crut qu’elle ne l’écoutait pas. La nuque appuyée contre le bord capitonné de la calèche, elle semblait dormir les yeux ouverts. Elle songeait, inerte, livrée aux rêves qui la tenaient ainsi affaissée, et, par moments, de légers battements nerveux agitaient ses lèvres. Elle était mollement envahie par l’ombre du crépuscule ; tout ce que cette ombre contenait d’indécise tristesse, de discrète volupté, d’espoir inavoué, la pénétrait, la baignait dans une sorte d’air alangui et morbide. Sans doute, tandis qu’elle regardait fixement le dos rond du valet de pied assis sur le siège, elle pensait à ces joies de la veille, à ces fêtes qu’elle trouvait si fades, dont elle ne voulait plus ; elle voyait sa vie passée, le contentement immédiat de ses appétits, l’écœurement du luxe, la monotonie écrasante des mêmes tendresses et des mêmes trahisons. Puis, comme une espérance, se levait en elle, avec des frissons de désir, l’idée de cet « autre chose » que son esprit tendu ne pouvait trouver. Là, sa rêverie s’égarait. Elle faisait un effort, mais toujours le mot cherché se dérobait dans la nuit tombante, se perdait dans le roulement continu des voitures. Le bercement souple de la calèche était une hésitation de plus qui l’empêchait de formuler son envie. Et une tentation immense montait de ce vague, de ces taillis que l’ombre endormait aux deux bords de l’allée, de ce bruit de roues et de cette oscillation molle qui l’emplissait d’une torpeur délicieuse. Mille petits souffles lui passaient sur la chair : songeries inachevées, voluptés innommées, souhaits confus, tout ce qu’un retour du Bois, à l’heure où le ciel pâlit, peut mettre d’exquis et de monstrueux dans le cœur lassé d’une femme. Elle tenait ses deux mains enfouies dans la peau d’ours, elle avait très chaud sous son paletot de drap blanc, aux revers de velours mauve. Comme elle allongeait un pied, pour se détendre dans son bien-être, elle frôla de sa cheville la jambe tiède de Maxime, qui ne prit même pas garde à cet attouchement. Une secousse la tira de son demi-sommeil. Elle leva la tête, regardant étrangement de ses yeux gris le jeune homme vautré en toute élégance. À ce moment, la calèche sortit du Bois. L’avenue de l’Impératrice s’allongeait toute droite dans le crépuscule, avec les deux lignes vertes de ses barrières de bois peint, qui allaient se toucher à l’horizon. Dans la contre-allée réservée aux cavaliers, un cheval blanc, au loin, faisait une tache claire trouant l’ombre grise. Il y avait, de l’autre côté, le long de la chaussée, çà et là, des promeneurs attardés, des groupes de points noirs, se dirigeant doucement vers Paris. Et tout en haut, au bout de la traînée grouillante et confuse des voitures, l’Arc-de-Triomphe, posé de biais, blanchissait sur un vaste pan de ciel couleur de suie. Tandis que la calèche remontait d’un trot plus vif, Maxime, charmé de l’allure anglaise du paysage, regardait, aux deux côtés de l’avenue, les hôtels, d’architecture capricieuse, dont les pelouses descendent jusqu’aux contre-allées ; Renée, dans sa songerie, s’amusait à voir, au bord de l’horizon, s’allumer un à un les becs de gaz de la place de l’Étoile, et à mesure que ces lueurs vives tachaient le jour mourant de petites flammes jaunes, elle croyait entendre des appels secrets, il lui semblait que le Paris flamboyant des nuits d’hiver s’illuminait pour elle, lui préparait la jouissance inconnue que rêvait son assouvissement. La calèche prit l’avenue de la Reine-Hortense, et vint s’arrêter au bout de la rue Monceau, à quelques pas du boulevard Malesherbes, devant un grand hôtel situé entre cour et jardin. Les deux grilles chargées d’ornements dorés, qui s’ouvraient sur la cour, étaient chacune flanquées d’une paire de lanternes, en forme d’urnes également couvertes de dorures, et dans lesquelles flambaient de larges flammes de gaz. Entre les deux grilles, le concierge habitait un élégant pavillon, qui rappelait vaguement un petit temple grec. Comme la voiture allait entrer dans la cour, Maxime sauta lestement à terre. – Tu sais, lui dit Renée, en le retenant par la main, nous nous mettons à table à sept heures et demie. Tu as plus d’une heure pour aller t’habiller. Ne te fais pas attendre. Et elle ajouta avec un sourire : – Nous aurons les Mareuil… Ton père désire que tu sois très galant avec Louise. Maxime haussa les épaules. – En voilà une corvée ! murmura-t-il d’une voix maussade. Je veux bien épouser, mais faire sa cour, c’est trop bête… Ah ! que tu serais gentille, Renée, si tu me délivrais de Louise, ce soir. Il prit son air drôle, la grimace et l’accent qu’il empruntait à Lassouche, chaque fois qu’il allait débiter une de ses plaisanteries habituelles : – Veux-tu, belle-maman chérie ? Renée lui secoua la main comme à un camarade. Et d’un ton rapide, avec une audace nerveuse de raillerie : – Eh ! si je n’avais pas épousé ton père, je crois que tu me ferais la cour. Le jeune homme dut trouver cette idée très comique, car il avait déjà tourné le coin du boulevard Malesherbes, qu’il riait encore. La calèche entra et vint s’arrêter devant le perron. Ce perron, aux marches larges et basses, était abrité par une vaste marquise vitrée, bordée d’un lambrequin à franges et à glands d’or. Les deux étages de l’hôtel s’élevaient sur des offices, dont on apercevait, presque au ras du sol, les soupiraux carrés garnis de vitres dépolies. En haut du perron, la porte du vestibule avançait, flanquée de maigres colonnes prises dans le mur, formant ainsi une sorte d’avant-corps percé à chaque étage d’une baie arrondie, et montant jusqu’au toit, où il se terminait par un delta. De chaque côté, les étages avaient cinq fenêtres, régulièrement alignées sur la façade, entourées d’un simple cadre de pierre. Le toit, mansardé, était taillé carrément, à larges pans presque droits.
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