Chapitre III-2

2015 Words
– À la fin, c’est assommant ! cria Berthe. Qu’as-tu ? que chantes-tu là ? Il la regarda, bouleversé, agité d’une rage sombre, bégayant : – On va encore te marier… Jamais, entends-tu !… Je ne veux pas qu’on te fasse du mal. La jeune fille ne put s’empêcher de rire. Où prenait-il qu’on allait la marier ? Mais lui, hochait la tête : il le savait, il le sentait. Et, comme sa mère intervenait pour le calmer, il serra son couteau d’une main si rude, qu’elle recula. Cependant, elle tremblait que cette scène ne fût entendue, elle dit rapidement à Berthe de l’emmener, de l’enfermer dans sa chambre ; tandis que, s’affolant de plus en plus, il haussait la voix. – Je ne veux pas qu’on te marie, je ne veux pas qu’on te fasse du mal… Si on te marie, je leur ouvre la peau du ventre. Alors, Berthe lui mit les mains sur les épaules, en le regardant fixement. – Écoute, dit-elle, tiens-toi tranquille, ou je ne t’aime plus. Il chancela, un désespoir amollit sa face, ses yeux s’emplirent de larmes. – Tu ne m’aimes plus, tu ne m’aimes plus… Ne dis pas ça. Oh ! je t’en prie, dis que tu m’aimes encore, dis que tu m’aimeras toujours et que jamais tu n’en aimeras un autre. Elle l’avait pris par le poignet, elle l’emmena, docile comme un enfant. Dans le salon, M me Josserand, exagérant son intimité, appela Campardon son cher voisin. Pourquoi M me Campardon ne lui avait-elle pas fait le grand plaisir de venir ? et, sur la réponse de l’architecte que sa femme était toujours un peu souffrante, elle se récria, elle dit qu’on l’aurait reçue en peignoir, en pantoufles. Mais son sourire ne quittait pas Octave qui causait avec M. Josserand, toutes ses amabilités allaient à lui, par-dessus l’épaule de Campardon. Quand son mari lui présenta le jeune homme, elle se montra d’une cordialité si vive, que ce dernier en fut gêné. Du monde arrivait, des mères fortes avec des filles maigres, des pères et des oncles à peine éveillés de la somnolence du bureau, poussant devant eux des troupeaux de demoiselles à marier. Deux lampes, voilées de papier rose, éclairaient le salon d’un demi-jour, où se noyaient le vieux meuble râpé de velours jaune, le piano déverni, les trois vues de Suisse enfumées, qui tachaient de noir la nudité froide des panneaux blanc et or. Et, dans cette avare clarté, les invités s’effaçaient, des figures pauvres et comme usées, aux toilettes pénibles et sans résignation. M me Josserand portait sa robe feu de la veille ; seulement, afin de dépister les gens, elle avait passé la journée à coudre des manches au corsage, et à se faire une pèlerine de dentelle, pour cacher ses épaules ; tandis que, près d’elle, ses filles, en camisole sale, tiraient furieusement l’aiguille, retapant avec de nouvelles garnitures leurs uniques toilettes, qu’elles changeaient ainsi morceau à morceau depuis l’autre hiver. Après chaque coup de timbre, un chuchotement venait de l’antichambre. On causait bas, dans la pièce morne, où le rire forcé d’une demoiselle mettait par moments une note fausse. Derrière la petite M me Juzeur, Bachelard et Gueulin se poussaient du coude, en lâchant des indécences ; et M me Josserand les surveillait d’un regard alarmé, car elle craignait la mauvaise tenue de son frère. Mais M me Juzeur pouvait tout entendre : elle avait un frisson des lèvres, elle souriait avec une douceur angélique aux histoires gaillardes. L’oncle Bachelard était un homme réputé dangereux. Son neveu, au contraire, était chaste. Par théorie, si belles que fussent les occasions, Gueulin refusait les femmes, non pas qu’il les dédaignât, mais parce qu’il redoutait les lendemains du bonheur : toujours des embêtements, disait-il. Berthe enfin parut. Elle s’approcha vivement de sa mère. – Ah bien ! j’en ai eu, de la peine ! lui souffla-t-elle à l’oreille. Il n’a pas voulu se coucher, je l’ai enfermé à double tour… Mais j’ai peur qu’il ne casse tout, là-dedans. M me Josserand la tira violemment par sa robe. Octave, près d’elles, venait de tourner la tête. – Ma fille Berthe, monsieur Mouret, dit-elle de son air le plus gracieux, en la lui présentant. M. Octave Mouret, ma chérie. Et elle regardait sa fille. Celle-ci connaissait bien ce regard, qui était comme un ordre de combat, et où elle retrouvait les leçons de la veille. Tout de suite, elle obéit, avec la complaisance et l’indifférence d’une fille qui ne s’arrête plus au poil de l’épouseur. Elle récita joliment son bout de rôle, eut la grâce facile d’une Parisienne déjà lasse et rompue à tous les sujets, parla avec enthousiasme du Midi où elle n’était jamais allée. Octave, habitué aux raideurs des vierges provinciales, fut charmé de ce caquet de petite femme, qui se livrait comme un camarade. Mais Trublot, disparu depuis la fin du repas, entrait d’un pas furtif par la porte de la salle à manger ; et Berthe, l’ayant aperçu, lui demanda étourdiment d’où il venait. Il garda le silence, elle resta gênée ; puis, pour se tirer d’embarras, elle présenta les deux jeunes gens l’un à l’autre. Sa mère ne l’avait pas quittée des yeux, prenant dès lors une attitude de général en chef, conduisant l’affaire, du fauteuil où elle s’était assise. Quand elle jugea que le premier engagement avait donné tout son résultat, elle rappela sa fille d’un signe, et lui dit à voix basse : – Attends que les Vabre soient là, pour ta musique… Et joue fort ! Octave, demeuré seul avec Trublot, cherchait à le questionner. – Une charmante personne. – Oui, pas mal. – Cette demoiselle en bleu est sa sœur aînée, n’est-ce pas ? Elle est moins bien. – Pardi ! elle est plus maigre ! Trublot, qui regardait sans voir, de ses yeux de myope, avait la carrure d’un mâle solide, entêté dans ses goûts. Il était revenu satisfait, croquant des choses noires qu’Octave reconnut avec surprise pour être des grains de café. – Dites donc, demanda-t-il brusquement, les femmes doivent être grasses dans le Midi ? Octave sourit, et tout de suite il fut au mieux avec Trublot. Des idées communes les rapprochaient. Sur un canapé écarté, ils se firent des confidences : l’un parla de sa patronne du Bonheur des Dames, M me Hédouin, une sacrée belle femme, mais trop froide ; l’autre dit qu’on l’avait mis à la correspondance, de neuf à cinq, chez son agent de change, M. Desmarquay, où il y avait une bonne épatante. Cependant, la porte du salon s’était ouverte, trois personnes entrèrent. – Ce sont les Vabre, murmura Trublot, en se penchant vers son nouvel ami. Auguste, le grand, celui qui a une figure de mouton malade, est le fils aîné du propriétaire : trente-trois ans, toujours des maux de tête qui lui tirent les yeux et qui l’ont empêché autrefois de continuer le latin ; un garçon maussade, tombé dans le commerce… L’autre, Théophile, cet a*****n aux cheveux jaunes, à la barbe clairsemée, ce petit vieux de vingt-huit ans, secoué par des quintes de toux et de rage, a tâté d’une douzaine de métiers, puis a épousé la jeune femme qui marche la première, M me Valérie… – Je l’ai déjà vue, interrompit Octave. C’est la fille d’un mercier du quartier, n’est-ce pas ? Mais, comme ça trompe, ces voilettes ! elle m’avait paru jolie… Elle n’est que singulière, avec sa face crispée et son teint de plomb. – Encore une qui n’est pas mon rêve, reprit sentencieusement Trublot. Elle a des yeux superbes, il y a des hommes à qui ça suffit… Hein ! c’est maigre ! M me Josserand s’était levée pour serrer les mains de Valérie. – Comment ! cria-t-elle, M. Vabre n’est pas avec vous ? et ni M. ni M me Duveyrier ne nous ont fait l’honneur de venir ? Ils nous avaient promis pourtant. Ah ! voilà qui est très mal ! La jeune femme excusa son beau-père, que son âge retenait chez lui, et qui, d’ailleurs, préférait travailler le soir. Quant à son beau-frère et à sa belle-sœur, ils l’avaient chargée de présenter leurs excuses, ayant reçu une invitation à une soirée officielle, où ils ne pouvaient se dispenser d’aller. M me Josserand pinça les lèvres. Elle, ne manquait pas un des samedis de ces poseurs du premier, qui se seraient crus déshonorés, s’ils étaient, un mardi montés au quatrième. Sans doute, son thé modeste ne valait pas leurs concerts à grand orchestre. Mais, patience ! quand ses deux filles seraient mariées, et qu’elle aurait deux gendres et leurs familles pour emplir son salon, elle aussi ferait chanter des chœurs. – Prépare-toi, souffla-t-elle à l’oreille de Berthe. On était une trentaine, et assez serrés, car on n’ouvrait pas le petit salon, qui servait de chambre à ces demoiselles. Les nouveaux venus échangeaient des poignées de main. Valérie s’était assise près de M me Juzeur, pendant que Bachelard et Gueulin faisaient tout haut des réflexions désagréables sur Théophile Vabre, qu’ils trouvaient drôle d’appeler « bon à rien ». Dans un angle, M. Josserand, qui s’effaçait chez lui, à ce point qu’on l’aurait pris pour un invité, et qu’on le cherchait toujours, même quand on l’avait devant soi, écoutait avec effarement une histoire racontée par un de ses vieux amis : Bonnaud, il connaissait Bonnaud, l’ancien chef de la comptabilité au chemin de fer du Nord, celui dont la fille s’était mariée, le printemps dernier ? eh bien ! Bonnaud venait de découvrir que son gendre, un homme très bien, était un ancien clown, qui avait vécu pendant dix ans aux crochets d’une écuyère. – Silence ! silence ! murmurèrent des voix complaisantes. Berthe avait ouvert le piano. – Mon Dieu ! expliqua M me Josserand, c’est un morceau sans prétention, une simple rêverie… Monsieur Mouret, vous aimez la musique, je crois. Approchez-vous donc… Ma fille le joue assez bien, oh ! en simple amateur, mais avec âme, oui, avec beaucoup d’âme. – Pincé ! dit Trublot à voix basse. Le coup de la sonate. Octave dut se lever et se tint debout près du piano. À voir les prévenances caressantes dont M me Josserand l’entourait, il semblait qu’elle fit jouer Berthe uniquement pour lui. – Les Bords de l’Oise, reprit-elle. C’est vraiment joli… Allons, va, mon amour, et ne te trouble pas. Monsieur sera indulgent. La jeune fille attaqua le morceau, sans trouble aucun. D’ailleurs, sa mère ne la quittait plus des yeux, de l’air d’un sergent prêt à punir d’une gifle une faute de théorie. Son désespoir était que l’instrument, essoufflé par quinze années de gammes quotidiennes, n’eût pas les sonorités du grand piano à queue des Duveyrier ; et jamais sa fille, selon elle, ne jouait assez fort. Dès la dixième mesure, Octave, l’air recueilli et hochant le menton aux traits de bravoure, n’écouta plus. Il regardait l’auditoire, l’attention poliment distraite des hommes et le ravissement affecté des femmes, toute cette détente de gens rendus à eux-mêmes, repris par les soucis de chaque heure, dont l’ombre remontait à leurs visages fatigués. Des mères faisaient visiblement le rêve qu’elles mariaient leurs filles, la bouche fendue, les dents féroces, dans un abandon inconscient ; c’était la rage de ce salon, un furieux appétit de gendres, qui dévorait ces bourgeoises, aux sons asthmatiques du piano. Les filles, très lasses, s’endormaient, la tête entre les épaules, oubliant de se tenir droites. Octave, qui avait le mépris des jeunes personnes, s’intéressa davantage à Valérie ; elle était laide, décidément, dans son étrange robe de soie jaune, garnie de satin noir, et il revenait toujours à elle, inquiet, séduit quand même ; tandis que, les yeux vagues, énervée par l’aigre musique, elle avait le sourire détraqué d’une malade. Mais une catastrophe se produisit. Le timbre s’était fait entendre, un monsieur entra, sans précaution. – Oh ! docteur ! dit M me Josserand, d’une voix courroucée. Le Dr Juillerat eut un geste pour s’excuser, et il demeura sur place. Berthe, à ce moment, détachait une petite phrase, d’un doigté ralenti et mourant, que la société salua de murmures flatteurs. Ah ! ravissant ! délicieux ! M me Juzeur se pâmait, comme chatouillée. Hortense, qui tournait les pages, debout près de sa sœur, restait revêche sous la pluie battante des notes, l’oreille tendue à la sonnerie du timbre ; et, quand le docteur était entré, elle avait eu un tel geste de désappointement, qu’elle venait de déchirer une page, sur le pupitre. Mais, brusquement, le piano trembla sous les mains frêles de Berthe, tapant comme des marteaux : c’était la fin de la rêverie, dans un tapage assourdissant de furieux accords. Il y eut une hésitation. On se réveillait. Était-ce fini ? Puis, les compliments éclatèrent. Adorable ! un talent supérieur ! – Mademoiselle est vraiment une artiste de premier ordre, dit Octave, dérangé dans ses observations. Jamais personne ne m’a fait un pareil plaisir. – N’est-ce pas ? monsieur, s’écria M me Josserand enchantée. Elle ne s’en tire pas mal, il faut l’avouer… Mon Dieu ! nous ne lui avons rien refusé, à cette enfant : c’est notre trésor ! Tous les talents qu’elle a voulu avoir, elle les a… Ah ! monsieur, si vous la connaissiez… Un bruit confus de voix emplissait de nouveau le salon. Berthe, très tranquille, recevait les éloges ; et elle ne quittait pas le piano, attendant que sa mère la relevât de sa corvée. Déjà cette dernière parlait à Octave de la façon étonnante dont sa fille enlevait les Moissonneurs, un galop brillant, lorsque des coups sourds et lointains émotionnèrent les invités. Depuis un instant, c’étaient des secousses de plus en plus violentes, comme si quelqu’un se fût efforcé d’enfoncer une porte. On se taisait, on s’interrogeait des yeux.
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