Chapitre II-2

2030 Words
– Mais elle a donc mangé tout le lapin ! cria M me Josserand. – C’est vrai, dit Hortense, il restait le morceau de la queue… Ah ! non, le voici. Aussi ça m’étonnait qu’elle eût osé… Vous savez, je le prends. Il est froid, mais tant pis ! Berthe furetait de son côté, inutilement. Enfin, elle mit la main sur une bouteille, dans laquelle sa mère avait délayé un vieux pot de confiture de façon à fabriquer du sirop de groseille pour ses soirées. Elle s’en versa un demi-verre, en disant : – Tiens, une idée ! je vais tremper du pain là-dedans, moi !… Puisqu’il n’y a que ça ! Mais M me Josserand, inquiète, la regardait avec sévérité. – Ne te gêne pas, emplis le verre pendant que tu y es !… Demain, n’est-ce pas ? j’offrirai de l’eau à ces dames et à ces messieurs ? Heureusement, un nouveau méfait d’Adèle interrompit sa réprimande. Elle tournait toujours, cherchant des crimes, lorsqu’elle aperçut un volume sur la table ; et ce fut une explosion suprême. – Ah ! la sale ! elle a encore apporté mon Lamartine dans la cuisine ! C’était un exemplaire de Jocelyn. Elle le prit, le frotta, comme si elle l’eût essuyé ; et elle répétait qu’elle lui avait défendu vingt fois de le traîner ainsi partout, pour écrire ses comptes dessus. Berthe et Hortense, cependant, s’étaient partagé le petit morceau de pain qui restait ; puis, emportant leur souper, elles avaient dit qu’elles voulaient se déshabiller d’abord. La mère jeta sur le fourneau glacé un dernier coup d’œil, et retourna dans la salle à manger, en tenant son Lamartine étroitement serré sous la chair débordante de son bras. M. Josserand continua d’écrire. Il espérait que sa femme se contenterait de l’accabler d’un regard de mépris, en traversant la pièce pour aller se coucher. Mais elle se laissa tomber de nouveau sur une chaise, en face de lui, et le regarda fixement, sans parler. Il sentait ce regard, il était pris d’une telle anxiété, que sa plume crevait le papier mince des b****s. – C’est donc vous qui avez empêché Adèle de faire une crème pour demain soir ? dit-elle enfin. Il se décida à lever la tête, stupéfait. – Moi, ma bonne ? – Oh ! vous allez encore dire non, comme toujours… Alors, pourquoi n’a-t-elle pas fait la crème que je lui ai commandée ?… Vous savez bien que demain, avant notre soirée, nous avons à dîner l’oncle Bachelard, dont la fête tombe très mal, juste un jour de réception. S’il n’y a pas une crème, il faudra une glace, et voilà encore cinq francs jetés à l’eau ! Il n’essaya pas de se disculper. N’osant reprendre son travail, il se mit à jouer avec son porte-plume. Un silence régna. – Demain matin, reprit M me Josserand, vous me ferez le plaisir d’entrer chez les Campardon et de leur rappeler très poliment, si vous pouvez, que nous comptons sur eux pour le soir… Leur jeune homme est arrivé cette après-midi. Priez-les de l’amener. Entendez-vous, je veux qu’il vienne. – Quel jeune homme ? – Un jeune homme, ce serait trop long à vous, expliquer… J’ai pris mes renseignements. Il faut bien que j’essaye de tout, puisque vous me lâchez vos filles sur les bras, comme un paquet de sottises, sans plus vous occuper de leur mariage que de celui du grand Turc. Cette idée ralluma sa colère. – Vous le voyez, je me contiens, mais j’en ai, oh ! j’en ai par-dessus la tête !… Ne dites rien, monsieur, ne dites rien, ou vraiment j’éclate… Il ne dit rien, et elle éclata quand même. – À la fin, c’est insoutenable ! Je vous avertis, moi, que je file un de ces quatre matins, et que je vous plante là, avec vos deux cruches de filles… Est-ce que j’étais née pour cette vie de sans-le-sou ? Toujours couper les liards en quatre, se refuser jusqu’à une paire de bottines, ne pas même pouvoir recevoir ses amis d’une façon propre ! Et tout cela par votre faute !… Ah ! ne remuez pas la tête, ne m’exaspérez pas davantage ! Oui, par votre faute !… Vous m’avez trompée, monsieur, ignoblement trompée. On n’épouse pas une femme, quand on est décidé à la laisser manquer de tout. Vous faisiez le fanfaron, vous posiez pour un bel avenir, vous étiez l’ami des fils de votre patron, de ces frères Bernheim, qui, depuis, se sont si bien fichus de vous… Comment ? vous osez prétendre qu’ils ne se sont pas fichus de vous ? Mais vous devriez être leur associé, à cette heure ! C’est vous qui avez fait leur cristallerie ce qu’elle est, une des premières maisons de Paris, et vous êtes resté leur caissier, un subalterne, un homme à gages… Tenez ! vous manquez de cœur, taisez-vous. – J’ai huit mille francs, murmura l’employé. C’est un beau poste. – Un beau poste, après plus de trente ans de service ! reprit M me Josserand. On vous mange, et vous êtes ravi… Savez-vous ce que j’aurais fait, moi ? eh bien ! j’aurais mis vingt fois la maison dans ma poche. C’était si facile, j’avais vu ça en vous épousant, je n’ai cessé de vous y pousser depuis. Mais il fallait de l’initiative et de l’intelligence, il s’agissait de ne pas s’endormir sur son rond de cuir, comme un empoté. – Voyons, interrompit M. Josserand, vas-tu maintenant me reprocher d’avoir été honnête ? Elle se leva, s’avança vers lui, en brandissant son Lamartine. – Honnête ! comment l’entendez-vous ?… Soyez d’abord honnête envers moi. Les autres ne viennent qu’ensuite, j’espère ! Et, je vous le répète, monsieur, c’est ne pas être honnête que de mettre une jeune fille dedans, en ayant l’air de vouloir être riche un jour, puis en s’abrutissant à garder la caisse des autres. Vrai, j’ai été filoutée d’une jolie façon !… Ah ! si c’était à refaire, et si j’avais seulement connu votre famille ! Elle marchait violemment. Il ne put retenir un commencement d’impatience, malgré son grand désir de paix. – Tu devrais aller te coucher, Éléonore, dit-il. Il est plus d’une heure, et je t’assure que ce travail est pressé… Ma famille ne t’a rien fait, n’en parle pas. – Tiens ! pourquoi donc ? Votre famille n’est pas plus sacrée qu’une autre, je pense… Personne n’ignore, à Clermont, que votre père, après avoir vendu son étude d’avoué, s’est laissé ruiner par une bonne. Vous auriez marié vos filles depuis longtemps, s’il n’avait pas couru la gueuse, à soixante-dix ans passés. Encore un qui m’a filoutée ! M. Josserand avait pâli. Il répondit d’une voix tremblante, qui peu à peu s’élevait : – Écoutez, ne nous jetons pas une fois de plus nos familles à la tête… Votre père ne m’a jamais payé votre dot, les trente mille francs qu’il avait promis. – Hein ? quoi ? trente mille francs ! – Parfaitement, ne faites pas l’étonnée… Et si mon père a éprouvé des malheurs, le vôtre s’est conduit d’une façon indigne à notre égard. Jamais je n’ai vu clair dans sa succession, il y a eu là toutes sortes de tripotages, pour que le pensionnat de la rue des Fossés-Saint-Victor restât au mari de votre sœur, ce pion râpé qui ne nous salue plus aujourd’hui… Nous avons été volés comme dans un bois. M me Josserand, toute blanche, s’étranglait, devant la révolte inconcevable de son mari. – Ne dites pas du mal de papa ! Il a été l’honneur de l’enseignement pendant quarante ans. Allez donc parler de l’institution Bachelard dans le quartier du Panthéon !… Et quant à ma sœur et à mon beau-frère, ils sont ce qu’ils sont, ils m’ont volée, je le sais ; mais ce n’est pas à vous de le dire, je ne le souffrirai pas, entendez-vous !… Est-ce que je vous parle, moi, de votre sœur des Andelys, qui s’est sauvée avec un officier ! Oh ! c’est propre, de votre côté ! – Un officier qui l’a épousée, madame… Il y a encore l’oncle Bachelard, votre frère, un homme sans mœurs… – Mais vous devenez fou, monsieur ! Il est riche, il gagne ce qu’il veut dans la commission, et il a promis de doter Berthe… Vous ne respectez donc rien ? – Ah ! oui, doter Berthe ! Voulez-vous parier qu’il ne donnera pas un sou, et que nous aurons supporté inutilement ses habitudes répugnantes ? Il me fait honte, quand il vient ici. Un menteur, un noceur, un exploiteur qui spécule sur la situation, qui depuis quinze ans, en nous voyant à genoux devant sa fortune, m’emmène chaque samedi passer deux heures dans son bureau, pour que je vérifie ses écritures ! Ça lui économise cent sous… Nous en sommes encore à connaître la couleur de ses cadeaux. M me Josserand, l’haleine coupée, se recueillit un instant. Puis, elle poussa ce dernier cri : – Vous avez bien un neveu dans la police, monsieur ! Il y eut un nouveau silence. La petite lampe pâlissait, des b****s volaient sous les gestes fiévreux de M. Josserand ; et il regardait sa femme en face, sa femme décolletée, décidé à tout dire et frémissant de son courage. – Avec huit mille francs, on peut faire beaucoup de choses, reprit-il. Vous vous plaignez toujours. Mais il fallait ne pas mettre la maison sur un pied supérieur à notre fortune. C’est votre maladie de recevoir et de rendre des visites, de prendre un jour, de donner du thé et des gâteaux… Elle ne le laissa pas achever. – Nous y voilà ! Enfermez-moi tout de suite dans une boîte. Reprochez-moi de ne pas sortir nue comme la main… Et vos filles, monsieur, qui épouseront-elles, si nous ne voyons personne ? Il n’y a pas foule déjà… Sacrifiez-vous donc, pour qu’on vous juge ensuite avec cette bassesse de cœur ! – Tous, madame, nous nous sommes sacrifiés. Léon a dû s’effacer devant ses sœurs ; et il a quitté la maison, ne comptant plus que sur lui-même. Quant à Saturnin, le pauvre enfant, il ne sait pas même lire… Moi, je me prive de tout, je passe les nuits… – Pourquoi avez-vous fait des filles, monsieur ?… Vous n’allez peut-être pas leur reprocher leur instruction ? À votre place, un autre homme se glorifierait du brevet de capacité d’Hortense et des talents de Berthe, qui a encore ravi tout le monde, ce soir, avec sa valse des Bords de l’Oise, et dont la dernière peinture, certainement, enchantera demain nos invités… Mais vous, monsieur, vous n’êtes pas même un père, vous auriez envoyé vos enfants garder les vaches, au lieu de les mettre en pension. – Eh ! j’avais pris une assurance sur la tête de Berthe. N’est-ce pas vous, madame, qui, au quatrième versement, vous êtes servie de l’argent pour faire recouvrir le meuble du salon ? Et, depuis, vous avez même négocié les primes versées. – Certes ! puisque vous nous laissez mourir de faim… Ah ! vous pourrez bien vous mordre les doigts, si vos filles coiffent sainte Catherine. – Me mordre les doigts !… Mais, tonnerre de Dieu ! c’est vous qui mettez les maris en fuite, avec vos toilettes et vos soirées ridicules ! Jamais M. Josserand n’était allé si loin. M me Josserand, suffoquée, bégayait les mots : « Moi, moi, ridicule ! » lorsque la porte s’ouvrit : Hortense et Berthe revenaient, en jupon et en camisole, dépeignées, les pieds dans des savates. – Ah bien ! ce qu’il fait froid, chez nous ! dit Berthe en grelottant. Ça vous gèle les morceaux dans la bouche… Ici, au moins, il y a du feu, ce soir. Et toutes deux traînèrent des chaises, s’assirent contre le poêle, qui gardait un reste de tiédeur. Hortense tenait du bout des doigts son os de lapin, qu’elle épluchait savamment. Berthe trempait des mouillettes dans son verre de sirop. D’ailleurs, les parents, lancés, ne parurent pas même s’apercevoir de leur entrée. Ils continuèrent. – Ridicule, ridicule, monsieur !… Je ne le serai plus, ridicule ! Je veux qu’on me coupe la tête, si j’use encore une paire de gants pour les marier… À votre tour ! Et tâchez de n’être pas plus ridicule que moi ! – Parbleu ! madame, maintenant que vous les avez promenées et compromises partout ! Mariez-les, ne les mariez pas, je m’en fiche ! – Je m’en fiche plus encore, monsieur Josserand ! Je m’en fiche tellement, que je vais les flanquer à la rue, si vous me poussez davantage. Pour peu que le cœur vous en dise, vous pouvez même les suivre, la porte est ouverte… Ah ! Seigneur ! quel débarras ! Ces demoiselles écoutaient tranquillement, habituées à ces explications vives. Elles mangeaient toujours, leur camisole tombée des épaules, frottant doucement leur peau nue contre la faïence tiède du poêle ; et elles étaient charmantes de jeunesse, dans ce débraillé, avec leur faim goulue et leurs gros yeux de sommeil. – Vous avez bien tort de vous disputer, dit enfin Hortense, la bouche pleine. Maman se fait du mauvais sang, et papa sera encore malade demain, à son bureau… Il me semble que nous sommes assez grandes pour nous marier toutes seules. Ce fut une diversion. Le père, à bout de force, feignit de se remettre à ses b****s ; et il restait le nez sur le papier, ne pouvant écrire, les mains agitées d’un tremblement. Cependant, la mère, qui tournait dans la pièce comme une bonne lâchée, s’était plantée devant Hortense. – Si tu parles pour toi, cria-t-elle, tu es joliment godiche !… Jamais ton Verdier ne t’épousera. – Ça, c’est mon affaire, répondit carrément la jeune fille. Après avoir refusé avec mépris cinq ou six prétendants, un petit employé, le fils d’un tailleur, d’autres garçons qu’elle trouvait sans avenir, elle s’était décidée pour un avocat, rencontré chez les Dambreville et âgé déjà de quarante ans. Elle le jugeait très fort, destiné à une grande fortune. Mais le malheur était que Verdier vivait depuis quinze ans avec une maîtresse, qui passait même pour sa femme, dans leur quartier. Du reste, elle le savait et ne s’en montrait pas autrement inquiète.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD