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Les Petits bourgeois

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Extrait : "Le père Picot était un homme de haute taille, à la figure anguleuse et sévère, et qui, malgré le correctif d'une perruque blonde à grosses boucles et celui de ce pacifique garde-vue dont nous avons déjà parlé, montrait dans ses grands traits, sur lesquels l'acharnement de l'étude avait étendu une couche de pâleur blafarde, quelque chose de hargneux et de batailleur..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.

• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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XVII - Un homme qui se plaint que l’étoile est trop belle
XVII Un homme qui se plaint que l’étoile est trop belleLe père Picot était un homme de haute taille, à la figure anguleuse et sévère, et qui, malgré le correctif d’une perruque blonde à grosses boucles et celui de ce pacifique garde-vue dont nous avons déjà parlé, montrait dans ses grands traits, sur lesquels l’acharnement de l’étude avait étendu une couche de pâleur blafarde, quelque chose de hargneux et de batailleur ; du reste, en ce sens, avant même de paraître dans la salle à manger où chacun se leva pour le recevoir, il avait déjà fait ses preuves. Son costume était une vaste redingote tenant le milieu entre le paletot et la robe de chambre sous laquelle un immense gilet en drap gris de fer, fermé par deux rangs de boutons, à la hussarde, du nombril jusqu’à la gorge, formait une sorte de plastron ; le pantalon, quoique octobre tirât à sa fin, était en lasting noir et témoignait de son long service par le mat d’une reprise très peu perdue, se détachant sur deux plaques luisantes auxquelles le frottement avait donné naissance dans la région des genoux ; mais au grand jour, dans la toilette du vieux savant, le détail qui frappait le plus vivement les yeux, c’étaient des pieds de Patagon emprisonnés dans des souliers de castorine qui, forcés de se mouler sur les ondulations montagneuses de gigantesques oignons, faisaient involontairement penser au dos d’un dromadaire ou à un cas d’éléphantiasis déjà avancé. Une fois installé sur le siège qu’on s’était empressé de lui avancer, quand tout le monde eut repris sa place, au milieu du silence qu’avait créé la curiosité : – Où est-il ? s’écria le vieillard d’une voix tonnante, ce vaurien ! ce polisson ! Qu’il se montre, qu’il ose faire entendre sa voix ! – À qui en avez-vous, cher monsieur ? demanda Thuillier d’un ton de conciliation où pouvait être saisi quelque chose de protecteur. – À un drôle que je n’ai pas trouvé à son domicile, monsieur, et qu’on m’a dit être dans cette maison. Je suis bien ici chez M. Thuillier, membre du conseil général, place de la Madeleine, au premier au-dessus de l’entresol ? – Parfaitement, monsieur, répondit Thuillier, et j’ajouterai que vous y êtes entouré de tous les respects et de toutes les sympathies. – Et vous permettrez sans doute, continua Minard, que le maire de l’arrondissement limitrophe à celui que vous habitez se félicite pour son compte d’être ici en présence de M. Picot, celui sans doute qui vient d’immortaliser son nom par la découverte d’une étoile ? – Uni, monsieur, répondit le professeur en élevant encore le diapason stentorique de sa voix, je suis Picot (Népomucène), celui que vous voulez dire ; mais je n’ai pas découvert d’étoile, je ne me mêle pas de ces fadaises, j’ai les yeux très fatigués, et c’est un ridicule qu’a essayé de me donner l’insolent que je suis venu chercher jusqu’ici ; il se cache, le lâche, et n’ose pas souffler mot devant moi ! – Quelle est donc cette personne à laquelle vous en voulez tant ? fut-il demandé au terrible vieillard par plusieurs voix à la fois. – Un élève dénaturé, répondit le vieux mathématicien, un mauvais sujet, plein de moyens d’ailleurs, le nommé Félix Phellion. Ce nom fut accueilli avec l’étonnement que l’on peut croire. Trouvant la situation plaisante, Colleville et la Peyrade rirent aux éclats. – Tu ris, misérable ! s’écria le fougueux vieillard en se levant ; mais viens donc rire au bout de mon bras ! Et, en brandissant un énorme jonc à pomme de porcelaine qui servait à le conduire, il faillit renverser par-dessus la tête de madame Minard un candélabre placé sur la table. – On vous a trompé, monsieur, dit Brigitte en s’élançant et en lui prenant le bras, M. Félix Phellion n’est pas ici. Il est probable qu’il y viendra tout à l’heure pour une soirée que nous donnons, mais pour le moment il n’est pas arrivé. – Elles ne commencent pas de bonne heure, vos soirées ! dit le vieillard ; il est huit heures passées. Enfin, dès lors que M. Félix doit venir, vous me permettrez de l’attendre ; vous étiez en train de dîner, je crois ; ne vous dérangez pas. Et il reprit plus tranquillement possession de son siège. – Puisque vous le permettez, monsieur, dit Brigitte, nous allons continuer, ou, pour mieux dire, finir, car nous étions au dessert. Peut-on vous offrir quelque chose, un verre de champagne et un biscuit ? – Je veux bien, madame, répondit le vieillard. On n’a jamais refusé du champagne, et je prends volontiers quelque chose entre mes repas ; seulement vous dînez bien tard. Une place fut faite à la table entre Colleville et mademoiselle Minard, et le musicien se chargea de tenir plein le verre de son nouveau voisin devant lequel on plaça une assiette de petit four. – Monsieur, lui dit alors la Peyrade d’un ton patelin, vous nous voyez tous surpris que vous ayez à vous plaindre de M. Félix Phellion, un jeune homme si doux, si inoffensif ! Que vous a-t-il donc fait au juste pour que vous lui en vouliez à ce point ? La bouche pleine de la pâtisserie qu’il y engloutissait dans des proportions à inquiéter Brigitte, le professeur fit signe qu’il allait répondre, et, après s’être trompé de verre et avoir absorbé le contenu de celui de Colleville : – Ce que m’a fait cet insolent ! répondit-il. Des tours pendables, car ce n’est pas le premier que j’ai à lui reprocher. Il sait que je ne peux pas souffrir les étoiles, étant payé pour n’en faire aucun cas. En 1807, comme attaché au bureau des Longitudes, je fis partie de l’expédition scientifique envoyée en Espagne, sous la direction de mon ami et confrère Jean-Baptiste Biot, pour terminer l’arc du méridien terrestre depuis Barcelone jusqu’aux îles Baléares. J’étais en train d’observer une étoile, peut-être celle que mon gredin d’élève vient par hasard de découvrir, lorsque tout à coup, la guerre ayant éclaté entre la France et l’Espagne, les paysans, en me voyant perché avec une lunette sur le mont Galazzo, se figurèrent que je faisais des signaux à l’ennemi. Un rassemblement d’enragés brisa mes instruments et parlait de m’écharper moi-même. J’étais f…., j’étais flambé, sans un capitaine de vaisseau qui me fit prisonnier et me fourra à la citadelle de Belver où je passai trois ans dans la plus dure captivité. Depuis ce temps, on le comprendra, j’ai pris en grippe tout le système céleste ; c’est pourtant moi, sans le vouloir, qui fus le premier à apercevoir la fameuse comète de 1811, mais je n’en aurais pas dit mot sans M. Flauguergues qui eut l’indiscrétion de l’annoncer. Comme tous mes élèves, Phellion connaît mon aversion déclarée pour les étoiles, et il savait bien que le plus mauvais tour à me jouer, c’était de m’en flanquer une sur le dos. Aussi, la députation qui est venue me faire la farce de me complimenter est bien heureuse de ne m’avoir pas trouvé chez moi, car je vous assure que MM. les académiciens, tout de l’Académie qu’ils sont, auraient passé un fort mauvais quart d’heure. Tout le monde trouvait infiniment plaisante cette singulière monomanie du vieux mathématicien. La Peyrade soul, commençant à se rendre bien compte du rôle que Félix avait joué dans la circonstance, en était aux regrets d’avoir provoqué cette explication. – Pourtant, M. Picot, dit Minard, si Félix Phellion n’est coupable que de vous avoir attribué sa découverte, il me semble qu’au bout de son mauvais procédé il y avait un certain dédommagement : la croix de la Légion d’honneur, une pension et la gloire qui va s’attacher à votre nom. – La croix et la pension, je les prends, dit le vieillard en vidant son verre, qu’à la grande terreur de Brigitte il reposa ensuite sur la table d’une force à en briser le pied. Il y a vingt ans que le gouvernement me les devait, non pas pour des découvertes d’étoiles, j’ai toujours méprisé cet article, mais pour mon fameux traité des logarithmes différentiels que Kepler a jugé convenable d’appeler des monologarithmes, et qui font suite aux tables de Neper ; pour mon Postulatum d’Euclide, dont le premier j’ai trouvé la solution ; mais surtout pour ma Théorie du mouvement perpétuel, quatre volumes in-4° avec planches, Paris, 1825. Vous voyez donc bien, monsieur, que vouloir me donner de la gloire, c’est porter de l’eau à la rivière. J’avais si peu besoin de M. Phellion pour me faire une position dans la science, qu’il y a déjà longtemps je l’avais honteusement expulsé de chez moi. – Est-ce que ce ne serait pas la première étoile, demanda gaiement Colleville, dont il aurait osé vous faire la farce ? – Il fait pis que cela ! s’écria le vieillard ; il a détruit ma réputation, il a terni ma gloire. Ma Théorie du Mouvement perpétuel, dont l’impression m’a coûté les yeux de la tête, quand elle aurait dû être imprimée à l’Imprimerie royale, était pour faire ma fortune et me rendre immortel. Eh bien, le misérable Félix a tout empêché. De temps en temps, faisant semblant d’être en relation avec mon éditeur : « Papa Picot, me disait ce jeune sycophante, ça s*****d très bien, votre livre : voilà cinq cents francs, voilà cinquante écus, quelquefois même voilà mille francs que je suis chargé de vous remettre de la part de votre libraire. » Le manège dura des années, et le libraire, qui avait eu la lâcheté d’entrer dans le complot, me disait, quand je passais à sa boutique : « Mais, oui, ça ne va pas mal, ça boulotte, et nous verrons la fin de la première édition. » Moi, sans défiance, j’empochais l’argent et me disais : « Mon livre est goûté, l’idée petit à petit fait son chemin, et d’un jour à l’autre je dois m’attendre à voir quelque grand capitaliste venant me proposer d’appliquer mon système… » – De l’absorption des liquides ? demanda Colleville, qui était sans cesse occupé à remplir le verre du vieux maniaque. – Non, monsieur, du Mouvement perpétuel, 4 vol. in-4°, avec planches ; Paris, 1825. Mais bah ! les jours se passaient sans que personne se présentât, si bien que, me figurant que mon éditeur n’y mettait pas toute l’activité désirable, je voulus vendre à un autre libraire la seconde édition. C’est alors, monsieur, que se découvrit toute la trame, et je dus jeter ce serpent à la porte. En six ans, il s’était vendu en tout neuf exemplaires ; endormi dans une fausse sécurité, je n’avais rien fait pour la propagation de mon livre qui était censé s’enlever tout seul, et c’est ainsi que, victime d’une jalousie et d’une méchanceté noires, j’étais indignement dépouillé du prix de mes travaux. – Mais, dit Minard, se faisant l’organe de la pensée de toute l’assistance, ne pourrait-on pas voir là plutôt une manière aussi ingénieuse que délicate…. – De me faire l’aumône, n’est-ce pas ? interrompit le vieillard avec un éclat de voix qui fit sauter sur sa chaise mademoiselle Minard ; m’humilier, me déshonorer, moi, son vieux professeur ! Est-ce que j’ai besoin des secours de la charité ? Est-ce que Picot Népomucène, auquel sa femme avait apporté cent mille francs en dot, a jamais tendu la main à personne ? Mais aujourd’hui on ne respecte rien : un bonhomme, comme on nous appelle, on surprend sa religion, sa bonne foi, pour pouvoir dire ensuite au public : « Ces vieux radoteurs, vous le voyez bien, ça n’est bon à rien ; il faut que nous, la jeune génération, nous les modernes, nous la jeune France, nous les prenions en sevrage. » Blanc-bec, va ! toi, me nourrir ! Mais les vieux radoteurs dans leur petit doigt en savent plus que vous dans toute votre cervelle, et vous ne les vaudrez jamais, petits intrigants que vous êtes ! Du reste, je suis bien tranquille pour ma vengeance ; ce jeune Phellion ne peut manquer de mal finir ; ce qu’il a fait aujourd’hui en pleine Académie en lisant sous mon nom un mémoire, c’est tout simplement un faux, et la loi punit cela des galères. – C’est vrai pourtant, dit Colleville, un faux en étoile publique ! Brigitte, qui tremblait pour ses verres et dont les nerfs étaient agacés par la furieuse consommation du vieillard, donna en se levant le signal de passer au salon ; plusieurs fois d’ailleurs elle avait entendu résonner la sonnette lui annonçant que quelques-uns des invités de la soirée devaient être déjà arrivés. On voulut alors transborder le vieux professeur, et Colleville lui offrit complaisamment son bras. – Non, monsieur, dit-il, permettez que je reste où je suis. Je ne suis pas vêtu pour une soirée, et d’ailleurs la grande lumière me fatigue la vue. Aussi bien, je n’aime pas à me donner en spectacle, et il vaut autant que la scène qui doit se passer entre moi et mon élève ait lieu ici entre quatre-z-yeux. – Eh bien, laissez-le, dit Brigitte à Colleville. Et personne n’insista, le vieux bonhomme s’étant, à son insu, à peu près découronné de toute sa considération. Seulement, avant de le quitter, la bonne ménagère eut soin de ne rien laisser de fragile à sa portée ; et puis, par un reste d’attention. – Vous enverrai-je du café ? demanda-t-elle. – J’en prends, madame, répondit le père Picot, et du cognac aussi. – Oh ! parbleu ! il prend de tout, dit en s’en allant Brigitte au domestique mâle. Et elle lui recommanda d’avoir l’œil sur ce vieux fou. Quand Brigitte rentra au salon, elle vit que l’abbé Gondrin était devenu le centre d’un grand cercle formé par presque toute l’assistance, et s’étant à son tour approchée, elle l’entendit qui disait : – Je remercie le ciel de m’avoir ménagé cette bonne fortune. Jamais je n’éprouvai une émotion pareille à celle dont m’a rempli la scène à laquelle nous venons d’assister, et il n’est pas jusqu’à la forme un peu burlesque de cette confidence qui était certainement bien naïve, car elle était bien involontaire, qui n’ait servi à la glorification de l’étonnante générosité qu’elle nous révélait. Placé par mon ministère sur le chemin de bien des charités, témoin ou intermédiaire de bien de bonnes actions, je déclare n’avoir rencontré de ma vie un dévouement plus touchant et plus ingénieux ; laisser ignorer à la main gauche ce que donne la main droite, c’est déjà bien entrer dans le christianisme, mais aller jusqu’à se dépouiller de sa gloire, et en faire litière à un autre dans des conditions si extraordinaires, avec la chance d’être renié, méconnu, repoussé, c’est l’Évangile appliqué dans toute la hauteur de ses préceptes ; c’est être plus qu’une sœur de charité, c’est être l’apôtre de la bienfaisance : que je voudrais donc connaître ce noble jeune homme et lui serrer la main ! Ayant son bras passé dans celui de sa marraine, Céleste était à quelques pas du prêtre. L’oreille tendue à sa parole à mesure qu’il parlait et analysait le généreux procédé de Félix, elle serrait plus vivement le bras de madame Thuillier, et lui disait à voix basse : – Tu entends, marraine ; tu entends ! Pour détruire l’inévitable effet que cet éloge si chaleureux devait produire sur Céleste : – Malheureusement, M. l’abbé, dit Thuillier, ce jeune homme dont vous faites ici un si grand récit, il ne vous est pas tout à fait inconnu. J’ai eu l’occasion de m’entretenir de lui avec vous et de regretter qu’il ne nous fût pas loisible de donner suite à de certains projets que nous avions pu avoir sur lui, attendu l’indépendance tout à fait compromettante qu’il affecte dans ses opinions religieuses. – Ah ! c’est le même jeune homme, dit l’abbé ; vous m’étonnez beaucoup ; et il faut dire que le rapprochement ne pouvait me tomber dans la pensée. – Mon Dieu ! M. l’abbé, dit la Peyrade en prenant la parole, vous le verrez dans un moment, et, en le plaçant sur le terrain de certaines questions, vous n’aurez pas de peine à mesurer la profondeur des ravages que l’orgueil de la science peut exercer dans les âmes les plus heureusement douées. – Je ne le verrai pas, dit l’abbé, car ma robe noire ne tarderait pas à être déplacée au milieu de la gloire mondaine qui peu à peu remplit ce salon. Mais comme je sais, M. la Peyrade, que vous êtes un homme sincèrement pieux et convaincu, et comme sans aucun doute vous portez au salut de ce jeune homme tout l’intérêt que j’y puis porter moi-même, en partant je vous dirai : Rassurez-vous ; un peu plus tôt, un peu plus tard, ces âmes d’élite nous reviennent, et dût le retour de ces enfants prodigues se faire beaucoup attendre, en les voyant aller à Dieu, je ne désespérerais pas encore pour eux de sa clémence infinie. Cela dit, l’abbé se mit en devoir de trouver son chapeau afin de quitter le salon. Au moment où il croyait s’esquiver sans être aperçu, il fut arrêté par Minard. – Monsieur, lui dit le maire du onzième, permettez-moi de vous serrer la main et de vous féliciter des paroles de tolérance qui viennent de tomber de votre bouche. Ah ! si tous les prêtres vous ressemblaient, que de conquêtes la religion ferait ! J’ai en ce moment un chagrin de famille et un plan de conduite à décider, sur lequel je serais heureux d’avoir votre avis et d’invoquer l’assistance de vos lumières. – Quand il vous plaira, M. le maire, répondit l’abbé, rue de la Madeleine, 8, derrière la cité Berryer ; après ma messe, que je dis à six heures, je suis chez moi d’ordinaire toute la matinée. Aussitôt que l’abbé fut sorti, prenant à part madame Minard : – Eh bien, tout est vrai, dit Minard, et la lettre anonyme ne nous avait pas induits en erreur : M. Julien entretient en effet une ancienne actrice de Bobino, et c’est bien pour assister à ses débuts au théâtre des Folies-Dramatiques qu’il a feint aujourd’hui d’être malade. La concierge de la maison où demeure cette donzelle vit très mal avec la mère qui passe pour une ancienne harengère, et moyennant un écu de cent sous, elle m’en a conté du long et de large. Ce soir, en rentrant, j’aurai avec monsieur mon fils une sérieuse explication. – Mon ami, dit théâtralement madame Minard, je t’en supplie, pas de résolutions violentes ! – Prends garde, dit Minard, nous sommes ici en vue de tous, pour des résolutions je n’en ai adopté aucune, je viens de demander à l’abbé Gondrin de vouloir bien m’aider de ses conseils, parce que, vois-tu, les prêtres, on en fait fi quand on est dans le bonheur, mais quand l’adversité vient s’abattre sur vous… – Mais, mon ami, tu prends la chose bien au sérieux, il faut que jeunesse se passe. – Oui, dit Minard, mais il y a des choses, moi, que je ne saurais passer. Un fils de famille entre les mains de pareilles femmes, c’est le déshonneur, c’est la ruine entrant dans une maison. Tu ne sais pas, toi, Zélie, ce que c’est que les femmes de théâtre ! Ce sont des Laïs et des Phrynés de l’espèce la plus dangereuse, et il suffit qu’un jeune homme appartienne à la bourgeoisie pour qu’elles prennent à le ruiner un plaisir particulier. Elles prétendent que notre argent, à nous autres commerçants, est de l’argent volé, que nous sommes des épiciers, des falsificateurs, et fouiller dans nos poches, elles appellent cela nous faire rendre gorge. Quel malheur que je ne sache pas où trouver maintenant madame la comtesse de Godollo, une femme du monde si expérimentée ! Voilà qui il eût fait bon consulter. Tout d’un coup un tintamarre effroyable vint mettre fin à cet aparté conjugal. S’élançant dans la salle à manger, d’où était venu un bruit de meubles renversés et de verrerie mise en morceaux, Brigitte trouva Colleville occupé à ajuster sa cravate et à s’assurer que son habit, cruellement déformé à la hauteur du collet, ne portait pas de traces de violence allant jusqu’à la déchirure. – Qu’est-ce donc ? dit Brigitte. – Eh ! c’est ce vieux fou, dit Colleville, qui est enragé. J’etais venu déguster mon café avec lui pour lui tenir compagnie, il a pris de travers une plaisanterie, s’est emporté jusqu’à me colleter et a renversé dans la lutte deux ou trois chaises et un plateau de verres porté par Joséphine, qui ne s’est pas détournée assez à temps. – Parce que vous l’avez asticoté, dit Brigitte avec humeur ; vous ne pouviez pas rester dans le salon au lieu de venir faire ici ce que vous appelez vos charges ; vous vous croyez toujours à l’orchestre de l’Opéra-Comique ! Cette aigre parole jetée, en femme résolue, voyant bien qu’il fallait se débarrasser de cette espèce de vieillard féroce, qui menaçait de mettre son ménage à feu et à sang, Brigitte s’approcha du père Picot tranquillement occupé à faire brûler de l’eau-de-vie dans sa soucoupe. – Monsieur ! lui cria-t-elle de toute la force de ses poumons, comme si elle eut parlé à un sourd (un aveugle lui parut devoir être pris de la même façon), je viens vous dire une chose qui vous contrariera : M. et madame Thuillier entrent en ce moment, et ils m’annoncent que M. Félix ne viendra pas. Et se servant de la version qui avait servi à Félix Minard : – Il a été pris, ce soir, ajouta-t-elle, d’un mal de gorge et d’un enrouement. – Qu’il a gagné à la lecture de tantôt ! s’écria d’un air joyeux le vieux professeur. Eh bien, c’est justice ! Madame, où prenez-vous votre eau-de-vie ? – Mais chez mon épicier, répondit Brigitte, stupéfaite de la question. – Eh bien, madame, je vous dois cet aveu ; dans une maison où l’on boit du champagne excellent, et qui me rappelle celui qui se sablait jadis à la table du grand maître de l’Université, feu M. de Fontanes, il est honteux d’avoir de l’eau-de-vie pareille. Je vous le dis avec la franchise dont je me pique en toute chose, elle est bonne à laver les pieds des chevaux ; et si je n’avais pas eu la ressource de la faire brûler… – Mais c’est le diable en personne ! se dit Brigitte ; pas une excuse du dégât qu’il vient de causer, et mécaniser encore mon eau-de-vie ! – Monsieur, reprit-elle toujours sur le même diapason élevé, M. Félix ne venant pas, ne pensez-vous pas que votre Famille pourrait s’inquiéter de votre longue absence ? – De famille, madame, je n’en ai pas, vu qu’elle veut me faire interdire ; mais j’ai ma gouvernante, madame Lambert, qui doit en effet être étonnée de ne pas me voir rentré à cette heure, et je ne demande pas mieux que d’aller la rejoindre, car, plus tard je rentrerai, plus la scène sera violente. Mais je vous avoue que dans ce quartier perdu j’aurai quelque peine à me démêler. – Eh bien, il faut prendre une voiture. – Voiture pour aller, voiture pour revenir, c’est pour le coup que mes excellents parents auraient le droit de dire que je suis prodigue. – J’ai justement une course pressée à faire faire dans votre quartier, dit Brigitte, qui vit bien qu’il fallait se décider à un sacrifice, j’allais envoyer mon concierge avec un cabriolet, si vous voulez profiter de cette commodité ? – J’accepte, madame, dit le vieux professeur en se levant, et au besoin vous constateriez devant mes juges que vous m’avez vu lésiner sur une course de fiacre. – Henri, dit Brigitte à son domestique, menez monsieur jusque chez M. Pascal, le concierge ; et dites-lui qu’en faisant la commission dont je l’avais chargé tantôt, il le reconduise jusqu’à sa porte, en en ayant bien soin. – Bien soin, bien soin ! répéta le vieillard en refusant le bras du domestique ; vous me prenez donc, madame, pour un colis, pour une pièce de porcelaine fêlée ? Voyant son homme arrivé à la porte, Brigitte se laissa aller à le brusquer un peu. – Ce que j’en dis, monsieur, c’est pour votre bien, et vous me permettrez de vous observer que vous n’avez pas le caractère très bien fait. – Bien soin ! répéta le vieillard ; mais vous ne savez donc pas, madame, qu’avec de pareils mots on fait interdire un homme ? Du reste, je ne répondrai pas par des grossièretés à l’hospitalité si bienveillante que j’ai reçue, d’autant mieux que ce monsieur qui avait semblé vouloir me manquer, je crois l’avoir convenablement remis à sa place. – Va donc ! va donc ! vieille bête ! dit Brigitte en lui fermant la porte sur le dos. Avant de rentrer au salon, elle fut obligée de boire un grand verre d’eau, la contrainte à laquelle elle s’était vue forcée pour en finir avec ce dangereux hôte l’avait, suivant son expression, toute retournée.

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