– Ah ! mon Dieu ! cria ce dernier, dès qu’il eut jeté un regard sur le journal. Je croyais la chose arrangée d’hier soir. C’est un vrai coup de foudre... Mon cher ami...
Il s’était levé, il serrait les mains de Rougon. Celui-ci se taisait, en le regardant ; sur sa grosse face, deux grands plis moqueurs coupaient les coins des lèvres. Et, comme Du Poizat prenait des airs indifférents, il les soupçonna de s’être vus le matin ; d’autant plus que M. Kahn avait négligé de paraître étonné en apercevant le sous-préfet. L’un devait être venu au Conseil d’État, tandis que l’autre courait rue Marbeuf. De cette façon, ils étaient certains de ne pas le manquer.
– Alors, vous aviez quelque chose à me dire ? reprit Rougon, de son air paisible.
– Ne parlons plus de ça, mon cher ami ! s’écria le député. Vous avez assez de tracas. Je n’irai bien sûr pas, dans un jour pareil, vous tourmenter encore avec mes misères.
– Non, ne vous gênez pas, dites toujours.
– Eh bien ! c’est pour mon affaire, vous savez, pour cette maudite concession... Je suis même content que Du Poizat soit là. Il pourra nous fournir certains renseignements.
Et, longuement, il exposa le point où en était son affaire. Il s’agissait d’un chemin de fer de Niort à Angers, dont il caressait le projet depuis trois ans. La vérité était que cette voie ferrée passait à Bressuire, où il possédait des hauts fourneaux dont elle devait décupler la valeur ; jusque-là, les transports restaient difficiles, l’entreprise végétait. Puis, il y avait dans la mise en actions du projet tout un espoir de pêche en eau trouble des plus productives. Aussi M. Kahn déployait-il une activité prodigieuse pour obtenir la concession ; Rougon l’appuyait énergiquement, et la concession allait être accordée lorsque M. de Marsy, ministre de l’Intérieur, fâché de n’être pas dans l’affaire, où il flairait des tripotages superbes, très désireux d’autre part d’être désagréable à Rougon, avait employé toute sa haute influence à combattre le projet. Il venait même, avec l’audace qui le rendait si redoutable, de faire offrir la concession par le ministre des Travaux publics au directeur de la Compagnie de l’Ouest ; et il répandait le bruit que la Compagnie seule pouvait mener à bien un embranchement dont les travaux demandaient des garanties sérieuses. M. Kahn allait être dépouillé. La chute de Rougon consommait sa ruine.
– J’ai appris hier, dit-il, qu’un ingénieur de la Compagnie était chargé d’étudier un nouveau tracé... Avez-vous eu vent de la chose, Du Poizat ?
– Parfaitement, répondit le sous-préfet. Les études sont même commencées... On cherche à éviter le coude que vous faisiez, pour venir passer à Bressuire. La ligne filerait droit par Parthenay et par Thouars.
Le député eut un geste de découragement.
– C’est de la persécution, murmura-t-il. Qu’est-ce que ça leur ferait de passer devant mon usine ?... Mais je protesterai ; j’écrirai un mémoire contre leur tracé... Je retourne à Bressuire avec vous.
– Non, ne m’attendez pas, dit Du Poizat en souriant. Il paraît que je vais donner ma démission.
M. Kahn se laissa aller dans son fauteuil comme sous le coup d’une dernière catastrophe. Il frottait son collier de barbe à deux mains, il regardait Rougon d’un air suppliant. Celui-ci avait lâché ses dossiers. Les coudes sur le bureau, il écoutait.
– Vous voulez un conseil, n’est-ce pas ? dit-il enfin d’une voix rude. Eh bien ! faites les morts, mes bons amis ; tâchez que les choses restent en l’état, et attendez que nous soyons les maîtres... Du Poizat va donner sa démission, parce que, s’il ne la donnait pas, il la recevrait avant quinze jours. Quant à vous, Kahn, écrivez à l’empereur, empêchez par tous les moyens que la concession ne soit accordée à la Compagnie de l’Ouest. Vous ne l’obtiendrez certes pas, mais tant qu’elle ne sera à personne, elle pourra être à vous, plus tard.
Et, comme les deux hommes hochaient la tête :
– C’est tout ce que je puis pour vous, reprit-il plus brutalement. Je suis par terre, laissez-moi le temps de me relever... Est-ce que j’ai la mine triste ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! faites-moi le plaisir de ne plus avoir l’air de suivre mon convoi... Moi, je suis ravi de rentrer dans la vie privée. Enfin, je vais donc pouvoir me reposer un peu !
Il respira fortement, croisant les bras, berçant son grand corps. Et M. Kahn ne parla plus de son affaire. Il affecta l’air dégagé de Du Poizat, tenant à montrer une liberté d’esprit complète. Delestang avait attaqué un autre cartonnier ; il faisait, derrière les fauteuils, un si petit bruit, qu’on eût dit, par instants, le bruit discret d’une b***e de souris lâchées au milieu des dossiers. Le soleil, qui marchait sur le tapis rouge, écornait le bureau d’un angle de lumière blonde, dans lequel la bougie continuait à brûler, toute pâle.
Cependant, une causerie intime s’était engagée. Rougon, qui ficelait de nouveau des paquets, assurait que la politique n’était pas son affaire. Il souriait, d’un air bonhomme, tandis que ses paupières, comme lasses, retombaient sur la flamme de ses yeux. Lui, aurait voulu avoir d’immenses terres à cultiver, avec des champs qu’il creuserait à sa guise, avec des troupeaux de bêtes, des chevaux, des bœufs, des moutons, des chiens, dont il serait le roi absolu. Et il racontait qu’autrefois, à Plassans, lorsqu’il n’était encore qu’un petit avocat de province, sa grande joie consistait à partir en blouse, à chasser pendant des journées dans les gorges de la Seille, où il abattait des aigles. Il se disait paysan, son grand-père avait pioché la terre. Puis, il en vint à faire l’homme dégoûté du monde. Le pouvoir l’ennuyait. Il allait passer l’été à la campagne. Jamais il ne s’était senti plus léger que depuis le matin ; et il imprimait à ses fortes épaules un haussement formidable, comme s’il avait jeté bas un fardeau.
– Qu’aviez-vous ici comme président ? Quatre-vingt mille francs ? demanda M. Kahn.
Il dit oui, d’un signe de tête.
– Et il ne va vous rester que vos trente mille francs de sénateur.
Que lui importait ! Il vivait de rien, il ne se connaissait pas de vice, ce qui était vrai. Ni joueur, ni coureur, ni gourmand. Il rêvait d’être le maître chez lui, voilà tout. Et, fatalement, il revint à son idée d’une ferme, dans laquelle toutes les bêtes lui obéiraient. C’était son idéal, avoir un fouet et commander, être supérieur, plus intelligent et plus fort. Peu à peu, il s’anima, il parla des bêtes comme il aurait parlé des hommes, disant que les foules aiment le bâton, que les bergers ne conduisent leurs troupeaux qu’à coups de pierres. Il se transfigurait, ses grosses lèvres gonflées de mépris, sa face entière suant la force. Dans son poing fermé, il agitait un dossier, qu’il semblait près de jeter à la tête de M. Kahn et de Du Poizat, inquiets et gênés devant ce brusque accès de fureur.
– L’empereur a bien mal agi, murmura Du Poizat.
Alors, tout d’un coup, Rougon se calma. Sa face redevint grise, son corps s’avachit dans une lourdeur d’homme obèse. Il se mit à faire l’éloge de l’empereur, d’une façon outrée : c’était une puissante intelligence, un esprit d’une profondeur incroyable. Du Poizat et M. Kahn échangèrent un coup d’œil. Mais Rougon renchérissait encore, en parlant de son dévouement, en disant avec une grande humilité qu’il avait toujours été fier d’être un simple instrument aux mains de Napoléon III. Il finit même par impatienter Du Poizat, garçon d’une vivacité fâcheuse. Et une querelle s’engagea. Du Poizat parlait amèrement de tout ce que Rougon et lui avaient fait pour l’Empire, de 1848 à 1851, lorsqu’ils crevaient la faim, chez madame Mélanie Correur. Il racontait des journées terribles, pendant la première année surtout, des journées passées à patauger dans la boue de Paris, pour racoler des partisans. Plus tard, ils avaient risqué leur peau vingt fois. N’était-ce pas Rougon qui, le matin du 2 Décembre, s’était emparé du Palais-Bourbon, à la tête d’un régiment de ligne ? À ce jeu, on jouait sa tête. Et, aujourd’hui, on le sacrifiait, victime d’une intrigue de cour. Mais Rougon protestait ; il n’était pas sacrifié ; il se retirait pour des raisons personnelles. Puis, comme Du Poizat, tout à fait lancé, traitait les gens des Tuileries de « cochons », il finit par le faire taire, en assenant un coup de poing sur le bureau de palissandre, qui craqua.
– C’est bête, tout ça ! dit-il simplement.
– Vous allez un peu loin, murmura M. Kahn.
Delestang, très pâle, s’était mis debout, derrière les fauteuils. Il ouvrit doucement la porte pour voir si personne n’écoutait. Mais il n’aperçut, dans l’antichambre, que la haute silhouette de Merle, dont le dos tourné avait un grand air de discrétion. Le mot de Rougon avait fait rougir Du Poizat, qui se tut, dégrisé, mâchant son cigare d’un air mécontent.
– Sans doute, l’empereur est mal entouré, reprit Rougon après un silence. Je me suis permis de le lui dire, et il a souri. Il a même daigné plaisanter, en ajoutant que mon entourage ne valait pas mieux que le sien.
Du Poizat et M. Kahn eurent un rire contraint. Ils trouvèrent le mot très joli.
– Mais, je le répète, continua Rougon d’une voix particulière, je me retire de mon plein gré. Si l’on vous interroge, vous qui êtes de mes amis, affirmez qu’hier soir encore j’étais libre de reprendre ma démission... Démentez aussi les commérages qui circulent à propos de cette affaire Rodriguez, dont on fait, paraît-il, tout un roman. J’ai pu me trouver, sur cette affaire, en désaccord avec la majorité du Conseil d’État, et il y a eu certainement là des froissements qui ont hâté ma retraite. Mais j’avais des raisons plus anciennes et plus sérieuses. J’étais résolu depuis longtemps à abandonner la haute situation que je devais à la bienveillance de l’empereur.
Il dit toute cette tirade en l’accompagnant d’un geste de la main droite, dont il abusait, lorsqu’il parlait à la Chambre. Ces explications étaient évidemment destinées au public. M. Kahn et Du Poizat, qui connaissaient leur Rougon, tâchèrent par des phrases habiles de savoir la vérité vraie. Le grand homme, comme ils le nommaient familièrement entre eux, devait jouer quelque jeu formidable. Ils mirent la conversation sur la politique en général. Rougon plaisantait le régime parlementaire, qu’il appelait « le fumier des médiocrités ». La Chambre, selon lui, jouissait encore d’une liberté absurde. On y parlait beaucoup trop. La France devait être gouvernée par une machine bien montée, l’empereur au sommet, les grands corps et les fonctionnaires au-dessous, réduits à l’état de rouages. Il riait, sa poitrine sautait, pendant qu’il outrait son système, avec une rage de mépris contre les imbéciles qui demandent des gouvernements forts.
– Mais, interrompit M. Kahn, l’empereur en haut, tous les autres en bas, ce n’est gai que pour l’empereur, cela !
– Quand on s’ennuie, on s’en va, dit tranquillement Rougon.
Il sourit, puis il ajouta :
– On attend que cela soit amusant, et l’on revient.
Il y eut un long silence. M. Kahn se mit à frotter son collier de barbe, satisfait, sachant ce qu’il voulait savoir. La veille, à la Chambre, il avait deviné juste, quand il insinuait que Rougon, voyant son crédit ébranlé aux Tuileries, était allé de lui-même au-devant d’une disgrâce, pour faire peau neuve ; l’affaire Rodriguez lui offrait une superbe occasion de tomber en honnête homme.
– Et que dit-on ? demanda Rougon pour rompre le silence.
– Moi, j’arrive, répondit Du Poizat. Cependant, tout à l’heure, dans un café, j’ai entendu un monsieur décoré qui approuvait vivement votre retraite.
– Hier, Béjuin était très affecté, déclara à son tour M. Kahn ; Béjuin vous aime beaucoup. C’est un garçon un peu éteint, mais d’une grande solidité... Le petit La Rouquette lui-même m’a paru très convenable. Il parle de vous en excellents termes.