II
Le vieux Mauprat était un animal perfide et carnassier qui tenait le milieu entre le loup cervier et le renard. Il avait, avec une élocution abondante et facile, un vernis d’éducation qui aidait en lui à la ruse. Il affectait beaucoup de politesse et ne manquait pas de moyens de persuasion avec les objets de ses vengeances. Il savait les attirer chez lui et leur faire subir des traitements affreux que, faute de témoins, il leur était impossible de prouver en justice. Toutes ses scélératesses portaient un caractère d’habileté si grande, que le pays en fut frappé d’une consternation qui ressemblait presque à du respect. Jamais il ne fut possible de le saisir hors de sa tanière, quoiqu’il en sortît souvent et sans beaucoup de précautions apparentes. C’était un homme qui avait le génie du mal, et ses fils, à défaut de l’affection dont ils étaient incapables, subissaient l’ascendant de sa détestable supériorité, et lui obéissaient avec une discipline et une ponctualité presque fanatiques. Il était leur sauveur dans tous les cas désespérés, et, lorsque l’ennui de la réclusion commençait à planer sous nos voûtes glacées, son esprit, facétieusement féroce, le combattait chez eux par l’attrait de spectacles dignes d’une caverne de voleurs. C’était parfois de pauvres moines quêteurs qu’on s’amusait à effrayer et à tourmenter : on leur brillait la barbe, on les descendait dans des puits et on les tenait suspendus entre la vie et la mort jusqu’à ce qu’ils eussent chanté quelque gravelure ou proféré quelque blasphème. Tout le pays connaît l’aventure du greffier qu’on laissa entrer avec quatre huissiers, et qu’on reçut avec tous les empressements d’une hospitalité fastueuse. Mon grand-père feignit de consentir de bonne grâce à l’exécution de leur mandat, et les aida poliment à faire l’inventaire de son mobilier, dont la vente était décrétée ; après quoi, le dîner étant servi et les gens du roi attablés, Tristan dit au greffier : « Eh ! mon Dieu, j’oubliais une pauvre haridelle que j’ai à l’écurie. Ce n’est pas grand-chose ; mais encore vous pourriez être réprimandé pour l’avoir omise, et comme je vois que vous êtes un brave homme, je ne veux point vous induire en erreur. Venez avec moi la voir, ce sera l’affaire d’un instant. » Le greffier suivit Mauprat sans défiance, et, au moment où ils entraient ensemble dans l’écurie, Mauprat, qui marchait le premier, lui dit d’avancer seulement la tête, ce que fit le greffier, désireux de montrer beaucoup d’indulgence dans l’exercice de ses fonctions, et de ne point examiner les choses scrupuleusement. Alors Mauprat poussa brusquement la porte, et lui serra si fortement le cou entre le battant et la muraille, que le malheureux en perdit la respiration. Tristan, le jugeant assez puni, rouvrit la porte, et, lui demandant pardon de son inadvertance avec beaucoup de civilité, lui offrit son bras pour le reconduire à table ; ce que le greffier ne jugea pas à propos de refuser. Mais aussitôt qu’il fut rentré dans la salle où étaient ses confrères, il se jeta sur une chaise, et, leur montrant sa figure livide et son cou meurtri, il demanda justice contre le guet-apens où on venait de l’entraîner. C’est alors que mon grand-père, se livrant à sa fourbe railleuse, joua une scène de comédie d’une audace singulière. Il reprocha gravement au greffier de l’accuser injustement, et, affectant de lui parler toujours avec beaucoup de politesse et de douceur, il prit les autres à témoin de sa conduite, les suppliant de l’excuser si sa position précaire l’empêchait de les mieux recevoir, et leur faisant les honneurs de son dîner d’une manière splendide. Le pauvre greffier n’osa pas insister et fut forcé de dîner, quoiqu’à demi-mort. Ses confrères furent si complètement dupes de l’assurance de Mauprat, qu’ils burent et mangèrent gaiement en traitant le greffier de fou et de malhonnête. Ils sortirent de la Roche-Mauprat tous ivres, chantant les louanges du châtelain et raillant le greffier, qui tomba mort sur le seuil de sa maison en descendant de cheval.
Les huit garçons, l’orgueil et la force du vieux Mauprat, lui ressemblaient tous également par la vigueur physique, la brutalité des mœurs, et plus ou moins par la finesse et la méchanceté moqueuse. Il faut le dire, c’étaient de vrais coquins, capables de tout mal, et complètement idiots devant une noble idée ou devant un bon sentiment ; cependant il y avait en eux une sorte de bravoure désespérée, qui parfois n’était pas pour moi sans une apparence de grandeur. Mais il est temps que je vous parle de moi et que je vous raconte le développement de mon âme au sein du bourbier immonde où il avait plu à Dieu de me plonger au sortir de mon berceau.
J’aurais tort si, pour forcer votre commisération à me suivre dans ces premières années de ma vie, je vous disais que je naquis avec une noble organisation, avec une âme pure et incorruptible. Quant à cela, monsieur, je n’en sais rien. Il n’y a peut-être pas d’âmes incorruptibles, et peut-être qu’il y en a. C’est ce que ni vous ni personne ne saurez jamais. C’est une grande question à résoudre que celle-ci : « Y a-t-il en nous des penchants invincibles, et l’éducation peut-elle les modifier seulement ou les détruire ? » Moi, je n’oserais prononcer ; je ne suis ni métaphysicien, ni psychologue, ni philosophe ; mais j’ai eu une terrible vie, messieurs ; et, si j’étais législateur, je ferais arracher la langue ou couper le bras à celui qui oserait prêcher ou écrire que l’organisation des individus est fatale, et qu’on ne refait pas plus le caractère d’un homme que l’appétit d’un tigre. Dieu m’a préservé de le croire.
Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’avais reçu de ma mère de bonnes notions sans avoir peut-être naturellement ses bonnes qualités. Chez elle, j’étais déjà v*****t, mais d’une violence sombre et concentrée, aveugle et brutal dans la colère, méfiant jusqu’à la poltronnerie à l’approche du danger, hardi jusqu’à la folie quand j’étais aux prises avec lui, c’est-à-dire à la fois timide et brave par amour de la vie. J’étais d’une opiniâtreté révoltante ; pourtant ma mère seule réussissait à me vaincre ; et, sans bien raisonner, car mon intelligence fut très tardive dans son développement, je lui obéissais comme à une sorte de nécessité magnétique. Avec ce seul ascendant, dont je me souviens, et celui d’une autre femme que j’ai subi par la suite, il y avait et il y a eu de quoi me mener à bien. Mais je perdis ma mère avant qu’elle eût pu m’enseigner sérieusement quelque chose ; et, quand je fus transplanté à la Roche-Mauprat, je ne pus éprouver pour le mal qui s’y faisait qu’une répulsion instinctive, assez faible peut-être, si la peur ne s’y fût mêlée.
Mais je remercie le ciel du fond du cœur pour les mauvais traitements dont j’y fus accablé, et surtout pour la haine que mon oncle Jean conçut pour moi. Mon malheur me préserva de l’indifférence en face du mal, et mes souffrances m’aidèrent à détester ceux qui le commettaient.
Ce Jean était certainement le plus détestable de sa race : depuis qu’une chute de cheval l’avait rendu contrefait, sa méchante humeur s’était développée en raison de l’impossibilité de faire autant de mal que ses compagnons. Obligé de rester au logis quand les autres partaient pour leurs expéditions, car il ne pouvait monter à cheval, il n’avait de plaisir que lorsque le château recevait un de ces petits assauts inutiles que la maréchaussée lui donnait quelquefois comme pour l’acquit de sa conscience. Retranché derrière un rempart en pierres de taille qu’il avait fait construire à sa guise, Jean, assis tranquillement auprès de sa coulevrine, effleurait de temps en temps un gendarme, et retrouvait tout à coup, disait-il, le sommeil et l’appétit que lui ôtait son inaction. Même il n’attendait pas les cas d’attaque pour grimper à sa chère plate-forme ; et là, accroupi comme un chat qui fait le guet, dès qu’il voyait un passant se montrer au loin sans faire de signal, il exerçait son adresse sur ce point de mire et le faisait rebrousser chemin. Il appelait cela donner un coup de balai sur la route.
Mon jeune âge me rendant incapable de suivre mes oncles à la chasse et à la maraude, Jean devint naturellement mon gardien et mon instituteur, c’est-à-dire mon geôlier et mon bourreau. Je ne vous raconterai pas les détails de cette infernale existence. Pendant près de dix ans, j’ai subi le froid, la faim, l’insulte, le cachot et les coups, selon les caprices plus ou moins féroces de ce monstre. Sa grande haine pour moi vint de ce qu’il ne put parvenir à me dépraver ; mon caractère rude, opiniâtre et sauvage me préserva de ses viles séductions. Peut-être n’avais-je en moi aucune force pour la vertu, mais j’en avais heureusement pour la haine. Plutôt que de complaire à mon tyran, j’aurais souffert mille morts ; je grandis donc sans concevoir aucun attrait pour le vice. Cependant j’avais de si étranges notions sur la société, que le métier de mes oncles ne me causait par lui-même aucune répugnance. Vous pensez bien qu’élevé derrière les murs de la Roche-Mauprat, et vivant en état de siège perpétuel, j’avais absolument les idées qu’eût pu avoir un servant d’armes aux temps de la barbarie féodale. Ce qui, hors de notre tanière, s’appelait, pour les autres hommes, assassiner, piller et torturer, on m’apprenait à l’appeler combattre, vaincre et soumettre. Je savais, pour toute histoire des hommes, les légendes et les ballades de la chevalerie que mon grand-père me racontait le soir lorsqu’il avait le temps de songer à ce qu’il appelait mon éducation ; et, quand je lui adressais quelque question sur le temps présent, il me répondait que les temps étaient bien changés, que tous les Français étaient devenus traîtres et félons, qu’ils avaient fait peur aux rois, et que ceux-ci avaient abandonné lâchement la noblesse, laquelle, à son tour, avait eu la couardise de renoncer à ses privilèges et de se laisser faire la loi par les manants. J’écoutais avec surprise, et presque avec indignation, cette peinture de l’époque à laquelle je vivais, époque pour moi indéfinissable. Mon grand-père n’était pas fort sur la chronologie : aucune espèce de livres ne se trouvait à la Roche-Mauprat, si ce n’est l’histoire des fils d’Aymon et quelques chroniques du même genre, rapportées des foires du pays par nos valets. Trois noms surnageaient seuls dans le chaos de mon ignorance, Charlemagne, Louis XI et Louis XIV, parce que mon grand-père les faisait souvent intervenir dans ses commentaires sur les droits méconnus de la noblesse. Et moi, en vérité, je savais à peine la différence d’un règne à une race ; et je n’étais pas bien sûr que mon grand-père n’eut pas vu Charlemagne, car il en parlait plus souvent et plus volontiers que de tout autre.
Mais, en même temps que mon énergie instinctive me faisait admirer les faits d’armes de mes oncles et m’inspirait le désir d’y prendre part, les froides cruautés que je leur voyais exercer au retour de leurs campagnes, et les perfidies au moyen desquelles ils attiraient des dupes chez eux pour les rançonner ou les torturer, me causaient des émotions pénibles, étranges, et dont il me serait difficile, aujourd’hui que je parle en toute sincérité, de me rendre compte bien clairement. Dans l’absence de tout principe de morale, il eût été naturel que je me contentasse de celui du droit du plus fort, que je voyais mettre en pratique ; mais les humiliations et les souffrances qu’en raison de ce droit mon oncle Jean m’imposait m’avaient appris à ne pas m’en contenter. Je comprenais le droit du plus brave, et je méprisais sincèrement ceux qui, pouvant mourir, acceptaient la vie au prix des ignominies qu’on leur faisait subir à la Roche-Mauprat. Mais ces affronts, ces terreurs, imposés à des prisonniers, à des femmes, à des enfants, ne me semblaient expliqués et autorisés que par des appétits sanguinaires. Je ne sais si j’étais assez susceptible d’un bon sentiment pour qu’ils m’inspirassent de la pitié pour les victimes ; mais il est certain que j’éprouvais ce sentiment de commisération égoïste qui est dans la nature, et qui, perfectionné et ennobli, est devenu la charité chez les hommes civilisés. Sous ma grossière enveloppe, mon cœur n’avait sans doute que des tressaillements de peur et de dégoût à l’aspect des supplices que, d’un jour à l’autre, je pouvais subir pour mon compte au moindre caprice de mes oppresseurs ; d’autant plus que Jean avait l’habitude, lorsqu’il me voyait pâlir à ces affreux spectacles, de me dire d’un air goguenard : « Voilà ce que je te ferai quand tu désobéiras. » Tout ce que je sais, c’est que j’éprouvais un affreux malaise en présence de ces actions iniques ; mon sang se figeait dans mes veines, ma gorge se serrait, et je m’enfuyais pour ne pas répéter les cris qui frappaient mon oreille. Cependant, avec le temps, je me blasai un peu sur ces impressions terribles. Ma libre s’endurcit, l’habitude me donna des forces pour cacher ce qu’on appelait ma lâcheté. J’eus honte des signes de faiblesse que je donnais, et je forçai mon visage au sourire d’hyène que je voyais sur le visage de mes proches. Mais je ne pus jamais réprimer des frémissements convulsifs qui me passaient de temps en temps dans tous les membres et un froid mortel qui descendait dans mes veines au retour de ces scènes d’angoisse. Les femmes traînées, moitié de gré, moitié de force, sous le toit de la Roche-Mauprat, me causaient un trouble inconcevable. Je commençais à sentir le feu de la jeunesse s’éveiller en moi, et à jeter un regard de convoitise sur cette part des captures de mes oncles ; mais il se mêlait à ces naissants désirs des angoisses inexprimables. Les femmes n’étaient qu’un objet de mépris pour tout ce qui m’entourait ; je faisais de vains efforts pour séparer cette idée de celle du plaisir qui me sollicitait. Ma tête était bouleversée, et mes nerfs irrités donnaient un goût v*****t et maladif à toutes mes sensations.
Du reste, j’avais le caractère aussi mal fait que mes compagnons ; et, si mon cœur valait mieux, mes manières n’étaient pas moins arrogantes ni mes plaisanteries de meilleur goût. Un trait de ma méchanceté adolescente n’est pas inutile à rapporter ici, d’autant plus que les suites de ce fait eurent de l’influence sur le reste de ma vie.