CHAPITRE DEUX
Notre accolade est interrompue par une petite tape sur mon épaule. Je me dégage des autres et me retourne pour regarder derrière moi. Le Général Reece se tient là avec raideur. D'après l'expression de son visage, je comprends que notre épanchement l'a embarrassée. Mon père était comme ça, lui aussi : il m'apprenait toujours à ne pas pleurer, à tout retenir en moi.
“Maintenant que vous êtes tous réunis”, dit-elle, “il faut que je vous escorte pour vous emmener chez le Commandant. C'est lui qui va prendre la décision finale.”
“La décision finale pour quoi ?” demandé-je, perplexe.
Impassible, comme si c'était la chose la plus évidente du monde, le Général dit : “Pour décider si vous pouvez rester.”
En entendant ses paroles, en me rendant soudain compte que nous risquons d'être chassés de cet endroit, j'ai l'estomac qui se noue. J'ai été stupide de m'imaginer que nous allions automatiquement rester à Fort Noix. Évidemment, on n'allait pas nous accepter aussi facilement.
Ben tend la main vers mon bras et me le serre. Je me rends compte qu'il doit être en train de penser la même chose. Comme pour l'imiter, Bree saisit le tissu de ma blouse et le tord dans son poing avec inquiétude pendant que Charlie me regarde fixement avec de grands yeux terrifiés. Pénélope gémit d'angoisse. Aucun de nous ne veut repartir là-bas. Aucun de nous ne peut quitter cet endroit, maintenant que nous l'avons vu. Ça fait trop mal rien que d'y penser.
Une infirmière qui s'occupait de quelqu'un de l'autre côté du dortoir regarde dans notre direction et jette un regard noir au Général Reece.
“Mes patients sont encore faibles”, dit-elle regardant ma ligne intraveineuse. “Il faut qu'on leur accorde quelques jours de repos. Les renvoyer là-bas dans un tel état, ce serait les condamner à mort.”
Ce serait nous condamner à mort dans quelque état que nous soyons, pensé-je.
Quasiment au moment où l'infirmière prononce ces paroles, je prends immédiatement conscience de tous les maux et douleurs de mon corps. L'adrénaline dont j'avais bénéficié en me réveillant vivante et en sécurité et en retrouvant mes amis et ma sœur était la seule chose qui me permette de tenir debout si longtemps; ce rappel de tout ce que mon corps a subi fait renaître la douleur.
“Dans ce cas, ils mourront”, répond fermement et prosaïquement le Général Reece. “C'est le Commandant qui décide. Je suis les ordres du Commandant et vous suivez les miens.”
L'infirmière détourne le regard, immédiatement ramenée à l'obéissance. Le Général pivote sur ses talons et sort sans un mot de plus.
Nous nous regardons tous les uns les autres avec inquiétude puis, poussés par les soldats, nous suivons le Général, entourés par ses soldats tout aussi obéissants.
Nous avançons péniblement dans le couloir. J'ai des douleurs dans des muscles dont je n'avais pas connaissance et j'ai l'impression que mes os craquent et grincent alors que je marche. De violentes douleurs me traversent le cou et la colonne vertébrale et me font grimacer. De plus, j’ai extrêmement faim. Pourtant, j'hésite à demander à manger : cela ne risquerait-il pas de modifier la décision du Général Reece ou du Commandant, de leur faire penser que nous sommes exigeants ou gâtés ? Si nous voulons survivre, il faut que nous donnions une impression aussi bonne que possible.
Ben ne cesse de me regarder avec une expression soucieuse et je vois qu'il est anxieux, qu'il a peur que nous soyons expulsés de Fort Noix et à nouveau forcés de nous débrouiller seuls. Je partage sa peur. Je ne suis pas sûre qu'un seul d'entre nous y survivrait encore. C'était comme si je m'étais préparée toutes ces années, endurcie pour survivre à ce monde, sachant qu'il n'existait pas d'autre possibilité. Cependant, maintenant, en voyant tout ça, en voyant ce qui est possible, je ne peux accepter l'idée de repartir dans cet enfer.
Nous atteignons le fond du couloir et, quand le Général Reece ouvre les deux doubles portes, la lumière matinale qui rentre est si brillante que je ne peux m'empêcher de cligner des yeux.
Quand mes yeux s'habituent à la clarté, Fort Noix apparaît devant moi. C'est une ville en pleine activité, pleine de gens et de bâtiments, de camions militaires, d'agitation, de bruit et de rires. De rires. Je ne me souviens même pas de la dernière fois où j'ai ri. J'ai peine à en croire mes yeux.
C'est la chose la plus belle que j'aie jamais vue.
La voix du Général interrompit ma rêverie.
“Par ici.”
On nous emmène sur un trottoir et on nous fait passer devant des groupes d'enfants qui ont plus ou moins de l'âge de Charlie et de Bree et jouent dans les rues.
“Nous n'avons pas beaucoup d'enfants à Fort Noix”, nous dit le Général. “Ceux qui sont ici sont éduqués jusqu'à l'âge de quatorze ans, puis nous les trions en fonction de leurs capacités et nous leur attribuons un travail.”
Bree regarde les enfants avec des yeux envieux : l'idée de passer quatre ans à l'école la tente énormément. Nichée dans ses bras, Pénélope détecte immédiatement le changement d'émotion de Bree et lui l***e le visage.
“Quelle sorte de travail?” demande Charlie avec curiosité.
“Nous avons besoin de toutes formes de travail pour que ce fort reste opérationnel. Nous avons des fermiers, des pêcheurs, des chasseurs, des constructeurs, des tailleurs, puis nous avons des tâches plus administratives comme l'attribution des rations, la comptabilité et d'autres de même nature. Nous avons aussi des professionnels : des enseignants, des soldats, des docteurs et des infirmières.”
Alors qu'on nous fait traverser la ville, je me trouve de plus en plus impressionnée par ce que je vois. Fort Noix tourne à l'énergie solaire. Tous les bâtiments ne font qu'un étage de façon à ne pas être visibles de loin ou à ne pas attirer l'attention. La plupart d'entre eux ont de l'herbe sur le toit — le Général explique que c'est aussi bien pour l'isolation que pour le camouflage — et ils sont recouverts de branches d'arbres.
Alors que nous avançons, la lumière du soleil devient plus chaude et plus brillante et le Général explique l'histoire de l'endroit. Elle semble avoir eu lieu grâce à un mélange de fatalité et de hasard et à beaucoup de chance. Il y avait déjà plusieurs bases militaires disséminées le long de la puissante Rivière Richelieu. A cause de sa situation géographique entre la Nouvelle Angleterre et la Nouvelle France, le fleuve avait été un itinéraire clé lors des guerres entre les Français et les Iroquois au dix-septième siècle et, plus tard, les batailles du dix-huitième siècle entre Français et Anglais. A cause de la richesse de son histoire militaire, ceux qui, comme le Général Reece, s'étaient opposés à la guerre civile américaine qui s'annonçait avaient été attirés par cet endroit et avaient aidé à en faire une zone sécurisée pour les transfuges.
Le deuxième élément dû au hasard était que le fleuve venait des lointaines Montagnes Vertes qui jouxtaient le Vermont. Quand la guerre s'était finalement déclarée à New York, les montagnes avaient protégé le fort des vents qui portaient les radiations nucléaires. Pendant que le reste de la population succombait aux radiations et aux maladies qui en faisaient des biovictimes, le personnel militaire qui se cachait à Fort Noix était protégé. En même temps, la bonne source d'eau vive propre leur fournissait beaucoup de poissons et, quand les voies d'approvisionnement avaient été bloquées, les ponts détruits à l'explosif et les villages rasés, les gens qui vivaient au fort avaient survécu.
Les guerres qui avaient fait rage autour de ces endroits avaient eu une autre issue peu probable. Puisque la plupart des villes des environs avaient été rasées, les forêts environnantes avaient eu la possibilité de pousser. Bientôt, une épaisse barrière d'arbres à feuilles persistantes avait encerclé Fort Noix et réduit à presque rien les risques qu'on le repère tout en fournissant du bois pour faire du feu et du gibier pour chasser.
Quand le son des bombes s'était arrêté et que les résidents du fort avaient compris que la guerre était finie, ils avaient envoyé des éclaireurs et rapidement compris que la race humaine s'était éteinte. Après ça, ils s'étaient complètement coupés du monde extérieur et s'étaient mis au travail pour agrandir le fort jusqu'à en faire une ville et pour reconstruire la civilisation en repartant de zéro.
Quand le Général Reece finit son histoire, je suis fascinée par elle. Son calme et son inflexibilité militaires me rappellent mon père.
Alors que nous avançons, je ne peux m'empêcher de me sentir bouleversée par le moindre petit détail. Cela fait si longtemps que j'ai vu la civilisation. C'est comme si j'avais remonté le temps, ou même mieux que ça. C'est comme si je rentrais dans un rêve qui serait devenu réalité. Les gens qui s'affairent autour de moi ont l'air en bonne santé et bien soignés. Aucun d'eux n'a souffert de la faim. Aucun d'eux n'a été obligé de se battre à mort. Ce sont simplement des gens normaux comme ceux qui peuplaient autrefois la terre. Cette idée me met une boule dans la gorge. Est-il possible de recommencer ?
Je vois que les autres sont aussi bouleversés que moi. Bree et Charlie restent proches l'un de l'autre, côte à côte, et regardent autour d'eux avec émerveillement. Il est clair qu'ils sont tous les deux excités et heureux d'être à Fort Noix, mais aussi inquiets parce qu'ils risquent d'en être expulsés.
D'un autre côté, Ben a l'air un peu ébahi. Je ne peux pas lui en vouloir. Quitter notre monde brutal et se retrouver dans celui-ci est vraiment désarmant. Il marche lentement, presque comme s'il était en transe, et jette des regards furtifs de tous côtés en essayant de tout voir. Alors qu'il marche, je me rends compte qu'il est plus que bouleversé. C'est la seule façon dont mon corps pourrait me révéler à quel point il est épuisé une fois en sécurité. Je suis sûre que l'esprit de Ben est en train de lui révéler tout ce qu'il a dû subir : la mort de son frère qui luttait dans l'arène, chaque fois où il avait réchappé à la mort. Je vois presque que son esprit est harassé par des pensées à mesure qu'il trie ses souvenirs. J'ai vu des gens souffrir de stress post-traumatique et son visage porte le même air qu'eux. Je ne peux m'empêcher d'espérer que son apparence ne gâchera pas nos chances d'être acceptés ici.
Bientôt, nous quittons la rue principale et nous avançons dans des rues tortueuses plus petites qui mènent dans les forêts. Cette fois-ci, c'est Charlie qui commence à traîner un peu derrière nous autres. Je ralentis et me mets à côté de lui.
“Qu'est-ce qui ne va pas ?”
Il me regarde d'un air terrifié.
“Et si c'était un piège ?” dit-il à voix basse. “Et s'ils nous emmenaient dans une autre arène ?”
Sa question me pousse à me demander si je suis trop confiante. Je repense à l'homme qui nous avait volé nos provisions quand nous fuyions les esclavagistes. Je lui avais fait confiance et j'avais eu tort. Cependant, cette fois, c'est différent. Logan ne nous aurait jamais envoyé vers le danger.
Je passe mon bras autour de l'épaule de Charlie.
“On est en sécurité, maintenant”, lui expliqué-je. “Tu n'as plus besoin d'avoir peur.”
Cependant, à mesure que nous avançons, la canopée qui se trouve au-dessus de nous s'épaissit, bloque la lumière du jour et fait s'accumuler de noires ombres autour de nous. Ce long sentier sombre me rappelle les arènes, mon avancée dans ces couloirs alors que je savais que seule m'attendait une mort horrible et douloureuse. Je sens que mon cœur commence à battre la chamade dans ma poitrine.
Le ciel s'assombrit de plus en plus à mesure que nous avançons. Bree remarque sans doute que quelque chose ne va pas, car elle se blottit contre moi.
“Tu transpires”, dit-elle.
“Vraiment ?”
Je me touche le front et constate que j'ai des sueurs froides.
“Tu vas bien ?” ajoute Bree.
Cependant, sa voix a l'air étrange, déformée, comme si elle venait de très, très loin.
Soudain, une main s'accroche à mon bras et je crie en voyant la main noire et flétrie de Rose s'accrocher à mon bras. Je la frappe, la repousse, lui érafle la main avec mes ongles.
Puis, soudain, la panique disparaît. Je reviens au moment présent et me rends compte que ce n'est pas du tout la main de Rose qui s'est accrochée à moi mais celle de Ben. Il se la tient contre la poitrine. Elle a de profondes griffures. Il me regarde avec une expression de pure angoisse pendant que Pénélope aboie pour exprimer sa détresse. Les soldats qui nous entourent détournent poliment le regard.
Je regarde Bree et Charlie, le cœur battant la chamade.
“Je suis désolée”, balbutié-je. “Je pensais … Je …”
Mais je ne trouve pas les mots.
“Peut-être que nous devrions te ramener à l'hôpital”, suggère Ben d'une voix douce et persuasive.
“Je vais bien”, dis-je sévèrement en fronçant le sourcil face à leur expression soucieuse. “Je croyais avoir vu quelque chose, c'est tout. Pas de problème. Allez.”
Je m'avance et mène le groupe en essayant de me remettre un peu. Je ne suis pas le type de personne qui s'effondre face à l'adversité et je refuse de me laisser hanter par le passé.
Pourtant, alors que je continue d'avancer, je ne suis plus aussi sûre de pouvoir me débarrasser du passé.
Nous contournons un bosquet et je vois notre destination : un bâtiment bas et trapu qui contient sans doute le bureau du Commandant. Je me prépare, le cœur battant la chamade, alors que nous avançons.
Je sais que l'issue de cette réunion déterminera si nous survivrons ou pas.