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CROSS
Quand je la vis pour la première fois, je crus à une apparition. La lanterne qui éclairait mal la salle lui faisait des cheveux noirs de jais – elle les avait joliment ramenés en un chignon, mais des mèches récalcitrantes m'invitaient à suivre la courbe élégante de son cou. Sa peau dorée brillait, comme éclairée de l'intérieur. Elle portait une robe modeste d'un bleu pâle qui mettait toutes ses formes en valeur. Des formes très attirantes que je n’étais pas le seul à avoir remarquées – tous les hommes la fixaient du regard tandis qu'elle marchait, dansait et souriait. Mais c'était ses yeux qui avaient finalement eu raison de moi ; il avait suffi qu'elle les pose sur moi pour que je sois irrémédiablement perdu.
Elle avait une allure d'Irlandaise. Je n'avais jamais croisé de femme de ce genre auparavant et ses yeux bleus me frappèrent. Je ne pouvais plus détourner le regard. Les réjouissances de la fête du 4 juillet attiraient toujours beaucoup d'habitants de la région, en particulier dans une ville comme Helena. Les hommes de Bridgewater ne quittaient que rarement leur ranch ; nous ne nous rendions dans le coin que pour affaires. Nos terres nous tenaient bien occupés et nous rendaient suffisamment autonomes. Ian et Kane venaient d'acquérir un nouveau troupeau de bétail et Simon, Rhys et moi devions trouver un étalon de façon à améliorer la lignée des chevaux de Bridgewater. Un de nos objectifs était d'obtenir des chevaux plus robustes et plus rapides – les meilleurs du Montana, tout simplement.
Mais peu importaient ces chevaux. Je voulais – non, je devais – savoir qui était cette femme. Impossible de quitter cette fête sans d'abord entendre sa voix ou poser la main contre ses hanches le temps d'une danse. Je voulais connaître son parfum.
« Invite-la donc à danser, » dit Rhys en s'approchant de moi. Nous n'échangeâmes pas le moindre regard, nous fixions tous deux cette femme charmante qui sirotait une limonade tout en discutant avec deux amies. Elles devaient toutes les trois avoir le même âge, la vingtaine, mais les deux autres n'éveillaient guère mon intérêt. Si l'on m'avait demandé de les décrire les yeux fermés, je me serais trouvé bien incapable de dresser leur portrait. Il n'y avait qu'elle qui me fascinait.
Nous étions au bord de la piste de danse. Les musiciens – deux violonistes, un accordéoniste et un pianiste – ne jouaient pas assez forts pour rendre notre conversation difficile. Plusieurs portes ouvertes laissaient circuler un air frais qui agitaient les jolies mèches sombres de l'inconnue. Je jetai un coup d’œil à Rhys. Il était plus grand – de deux ou trois centimètres – et plus mince que moi. Il avait les cheveux noirs comme ceux de cette mystérieuse femme, mais le travail à l’extérieur lui avait donné un teint hâlé. Il aurait pu passer pour un natif du Montana, mais il ne venait même pas des États-Unis. Tout comme Simon, il était originaire du Royaume-Uni – Simon venait d'Écosse et Rhys d'Angleterre. La graphie particulière de son prénom – que les Américains auraient écrit Reese – était une simple excentricité britannique que je n'avais jamais cherché à comprendre. Rien qu'à les entendre parler tous les deux, il était évident qu'ils étaient étrangers.
La jeune femme sourit.
« Tu ne la trouves pas... »
Je ne trouvais pas le mot juste.
« Unique en son genre ? demanda Rhys. Moi, je la trouve unique. » Aucun doute. Elle seule avait capté notre attention.
« Simon serait sans doute du même avis, si son rendez-vous ne s'était pas éternisé, » lançai-je. Nous étions venus en ville pour acheter un cheval – et non pour danser –, mais il avait été décidé que Rhys et moi ne nous mêlerions pas des négociations. Nous avions donc choisi de profiter des festivités.
« Un rendez-vous ? Un partie de poker sanglante, tu veux dire.
— Les meilleures affaires se concluent toujours à grands renforts d'alcool, de femmes et de partie de cartes.
— Il maîtrise l'alcool et les cartes, mais nous nous sommes dégotté une femme de notre côté, » fit Rhys.
De nous trois, il était toujours le plus silencieux – un homme de peu de mots –, mais ces mots étaient toujours bien choisis et, cette fois, il ne se trompait pas. Il me suffisait d'observer cette beauté aux cheveux noirs pour lui donner raison.
Simon, l’Écossais, était une force de la nature qui ne s'embarrassait pas d’émotions et qui gérait avec aisance les négociations en tous genres. S'il nous avait accompagnés, il aurait sans doute déjà tout détruit sur son passage pour faire connaissance avec cette apparition, sans se soucier de son statut conjugal ou d'une possible aversion pour les inconnus. Cette méthode lui aurait peut-être valu quelque avantage si nous ne nous trouvions pas en pleine soirée dansante, mais cet environnement requérait du tact et il en manquait cruellement.
« Elle n'a l'air de fréquenter un homme en particulier, je ne crois pas qu'elle soit fiancée, » commentai-je, les mains dans les poches. Personne ne retenait longtemps son attention. Son sourire, qu'elle offrait sans retenue aux femmes qui l'entouraient, ne se dessinait que rarement devant un homme et alors seulement par politesse. Je ne comptais certes pas jouer les hommes des cavernes et la jeter par-dessus mon épaule, mais je ne voulais pas non plus rester les bras croisés et la regarder me filer entre les doigts. Les musiciens terminèrent une chanson sous des applaudissements distraits et je saisis l'occasion qui se présentait. Je m'approchai d'elle en la fixant du regard et, quand elle me vit arriver, elle me parut comme prisonnière de ma toile, incapable de détourner le regard ou de fuir. Ses amies de chaque côté d'elle parlaient toujours, mais elle ne s'occupait plus que de moi.
Je m'arrêtai à côté d'elle et les deux autres cessèrent de bavarder, toutes les trois basculaient la tête vers moi – j'étais presque plus grand que tout le monde dans cette pièce. Je les saluai d'un signe de tête, mais je ne la quittai pas des yeux. « M'accorderiez-vous cette danse ? »
Les musiciens entamèrent un nouvel air et les couples se répartirent sur la piste. Je lui pris la main sans lui donner l'occasion de dire non et la menai un peu à l'écart. J'étais peut-être un homme des cavernes après tout. Sa peau était chaude, ses doigts crispés autour des miens. Je me tournai face à elle, me collai plus près et posai ma main libre à sa taille pour lancer notre danse. Ma paume se lova au creux de ses formes délicates, mon petit doigt flirtant avec l'évasement de sa hanche, mon pouce lui caressant la colonne vertébrale. Je sentais les liens solides de son corset et rêvais de découvrir sa chair douce. « Je m'appelle Cross, » dis-je en esquissant mes premiers mouvements. Les pas de cette danse n'avaient rien de complexe et ne nécessitaient aucune attention particulière – une bonne chose, car je ne me souciais que d'elle.
Elle fixait la main qu'elle avait posée sur mon épaule, mais elle osa finalement un coup d'œil vers moi. « Je m'appelle Olivia. Olivia Weston. »
Je lui souris et elle parut tétanisée. Je l'intimidais à ce point ?
« Tu es d'ici, Olivia ? » demandai-je, espérant la mettre à l'aise. J'étais relativement imposant, plus grand que la plupart et plus lourd aussi de quelques kilos. Les femmes me dévisageaient fréquemment, mais rarement parce que je leur plaisais, plutôt parce que je leur faisais peur. Cette main crispée était pourtant le seul indice de l'inquiétude de la part d’Olivia – je ne voulais surtout pas qu'elle me craigne. En fait, je souhaitais qu’elle trouve notre danse très agréable, car je prenais plaisir à me laisser envoûter par son doux parfum.
Elle acquiesça, agitant ainsi ses belles mèches. « Oui, et je suppose que toi non. Je crois que je me serais souvenu de toi. »
Elle avait une voix douce, mais légèrement rauque qui me fouetta le sang.
« Je sors du lot alors ? C'est bon à savoir si c'est un compliment, répondis-je.
— Non, je veux dire... c'est juste... » bégaya-t-elle en découvrant mon regard taquin. Elle ferma la bouche, un petit sourire aux lèvres – je compris qu'elle ne le prenait pas mal.
« De mon côté, je me serais certainement souvenu de toi, si je t'avais déjà vue avant. En fait, je ne t'aurais sans doute plus quittée et tu n'aurais pas pu m'oublier. »
Ses joues s'empourprèrent et elle fit mine d'examiner les boutons de ma chemise.
« Pour répondre à ta question, non je ne suis pas de cette ville. Je viens de Bridgewater, mon ranch, qui se trouve à l'est d'ici. »
Elle se raidit dans mes bras et je crus d'abord que mes mots l'avaient effrayée, mais je compris vitre qu'elle fixait un point juste derrière moi. Elle se rapprocha légèrement et se blottit contre mon bras, comme si elle se servait de moi comme d'un bouclier.
« Un problème ? » demandai-je sans regarder dans la direction qui l'inquiétait. Je restai calme et continuai à danser, mais je me tenais aux aguets, prêt à affronter tous les dangers pour Olivia.
Elle se détendit, s'efforça de sourire et répondit : « Non, tout va bien. »
Quelque chose, non, probablement quelqu'un, l'avait inquiétée, mais elle n'avait aucune raison de m'en parler.
« Nous venons de nous rencontrer, mais j'aimerais que tu me considères comme ton protecteur, Olivia. Je ne te veux aucun mal et je ne laisserai jamais personne t'en faire. »
Elle écarquilla les yeux, surprise. « Tu as l'air de penser ce que tu dis.
— Tu ne penses pas que je puisse te protéger ? » Je ne comprenais pas ses mots.
« Regarde toi. » Elle me désigna du menton. « Tu es... très grand et tu ferais un adversaire coriace. »
Je souris à nouveau. « Oui, je suis très grand et je sais faire bon usage de ma taille. » Je ne pensais pas qu'elle comprendrait le sous-entendu. « Tu n'as pas d'homme pour te protéger ?
— Je vis avec mon oncle, qui est un dragon et qui me protège farouchement. Je n'ai pas une vie palpitante et j'ai rarement besoin qu'on me protège.
— Vraiment ? répondis-je simplement.
— C'est mon oncle qui m'a élevée et il m'a transmis son amour du savoir, de la lecture et des soirées au coin du feu. Je sors peu et je fréquente rarement les fêtes.
— Tu as pourtant l'air à l'aise ce soir, » contrai-je.
Elle fronça les sourcils brièvement. « C'est un jour de fête et mon Oncle a insisté.
— Alors il faudra que je l'en remercie.
— Pourquoi ? demanda-t-elle en inclinant légèrement la tête.
— Je ne t'aurais jamais rencontrée autrement et je lui en suis reconnaissant. » Elle rougit encore une fois.
« Mais tu n'as pas répondu à ma question concernant un protecteur.
— Comme je le disais, mon oncle me suffit. Je n'ai pas besoin de protection supplémentaire. »
À voir les hommes la regarder danser, je n'étais pas du même avis, mais je n'allais pas gâcher cette danse en la contrariant. Je lui serrai la main légèrement pour attirer son attention. « Très bien, mais tu pourras toujours compter sur Cross du ranch de Bridgewater en cas de besoin. »
La chanson prit fin, mais je ne lui lâchai pas la main. « Promets-le-moi, Olivia. »
Les gens se pressaient autour de nous, discutaient pendant que nous restions immobiles et qu'elle pesait mes mots.
« Tu ne vis pas à Helena et tu ne peux m'offrir un refuge, mais tu ne lâcheras visiblement pas ma main tant que je ne t'aurai pas donné mon accord. »
Je souris devant tant de perspicacité.
« Très bien, c'est d'accord. Je ferai appel à toi si j'en ressens un jour le besoin. »
Le mot « besoin » offrait plus d’une connotation. Je serais bien sûr là pour la secourir dans n'importe quelle situation, mais je me ferais également un plaisir de soulager d'autres types de besoins. D'après son apparence et son éducation, elle menait une vie protégée et ne connaissait pas encore les désirs d'une femme. L'idée qu'un autre homme puisse les lui enseigner me paraissait rebutante.
Malheureusement, je n'avais d'autre choix que de la libérer. Je ne voulais pourtant pas le faire... Sa place était entre mes bras.