Les choses étaient tellement les mêmes, tout en paraissant différentes, qu’on retrouvait tout naturellement les mots d’autrefois « bien pensants, mal pensants ». Et de même que les anciens communards avaient été antirévisionnistes, les plus grands dreyfusards voulaient faire fusiller tout le monde et avaient l’appui des généraux, comme ceux-ci au temps de l’affaire avaient été contre Galliffet. À ces réunions, Mme Verdurin invitait quelques dames un peu récentes, connues par les œuvres et qui les premières fois venaient avec des toilettes éclatantes, de grands colliers de perles qu’Odette qui en avait un aussi beau, de l’exhibition duquel elle-même avait a***é, regardait, maintenant qu’elle était en « tenue de guerre » à l’imitation des dames du faubourg avec, sévérité. Mais les femmes savent s’adapter. Au bout de trois ou quatre fois elles se rendaient compte que les toilettes qu’elles avaient crues chic étaient précisément proscrites par les personnes qui l’étaient, elles mettaient de côté leurs robes d’or et se résignaient à la simplicité.
Mme Verdurin disait : c’est désolant, je vais téléphoner à Bontemps de faire le nécessaire pour demain, on a encore « caviardé » toute la fin de l’article de Norpois et simplement parce qu’il laissait entendre qu’on avait « limogé » Percin. Car la bêtise courante faisait que chacun tirait sa gloire d’user des expressions courantes, et croyait montrer qu’elle était ainsi à la mode comme faisait une bourgeoise en disant quand on parlait de M. de Breauté ou de Charlus : « Qui ? Babel de Bréauté, Mémé de Charlus. » Les duchesses font de même d’ailleurs et avaient le même plaisir à dire « limoger » car chez les duchesses, c’est, pour les roturiers un peu poètes, le nom qui diffère, mais elles s’expriment selon la catégorie d’esprit à laquelle elles appartiennent et où il y a aussi énormément de bourgeois. Les classes d’esprit n’ont pas égard à la naissance.
Tous ces téléphonages de Mme Verdurin n’étaient pas d’ailleurs sans inconvénient. Quoique nous ayons oublié de le dire, le « salon » Verdurin, s’il continuait en esprit et en vérité, s’était transporté momentanément dans un des plus grands hôtels de Paris, le manque de charbon et de lumière rendant plus difficiles les réceptions des Verdurin dans l’ancien logis, fort humide, des Ambassadeurs de Venise. Le nouveau salon ne manquait pas du reste d’agrément. Comme à Venise, la place, comptée à cause de l’eau, commande la forme des palais, comme un bout de jardin dans Paris ravit plus qu’un parc en province, l’étroite salle à manger qu’avait Mme Verdurin à l’hôtel faisait d’une sorte de losange aux murs éclatants de blancheur comme un écran sur lequel se détachaient à chaque mercredi, et presque tous les jours, tous les gens les plus intéressants, les plus variés, les femmes les plus élégantes de Paris, ravis de profiter du luxe des Verdurin qui, grâce à leur fortune, allait croissant à une époque où les plus riches se restreignaient faute de toucher leurs revenus. La forme donnée aux réceptions se trouvait modifiée sans qu’elles cessassent d’enchanter Brichot, qui au fur et à mesure que les relations des Verdurin allaient s’étendant, y trouvait des plaisirs nouveaux et accumulés dans un petit espace comme des surprises dans un chausson de Noël. Enfin certains jours les dîneurs étaient si nombreux que la salle à manger de l’appartement privé était trop petite, on donnait le dîner dans la salle à manger immense d’en bas, où les fidèles, tout en feignant hypocritement de déplorer l’intimité d’en haut, étaient ravis au fond, – en faisant b***e à part comme jadis dans le petit chemin de fer, – d’être un objet de spectacle et d’envie pour les tables voisines. Sans doute dans les temps habituels de la paix une note mondaine subrepticement envoyée au Figaro ou au Gaulois aurait fait savoir à plus de monde que n’en pouvait tenir la salle à manger du Majestic que Brichot avait dîné avec la duchesse de Duras. Mais depuis la guerre les courriéristes mondains ayant supprimé ce genre d’informations (ils se rattrapaient sur les enterrements, les citations et les banquets franco-américains), la publicité ne pouvait plus exister que par ce moyen enfantin et restreint, digne des premiers âges, et antérieur à la découverte de Gutenberg, être vu à la table de Mme Verdurin. Après le dîner on montait dans les salons de la Patronne, puis les téléphonages commençaient. Mais beaucoup de grands hôtels étaient à cette époque peuplés d’espions qui notaient les nouvelles téléphonées par Bontemps avec une indiscrétion que corrigeait seulement par bonheur le manque de sûreté de ses informations toujours démenties par l’évènement.
Avant l’heure où les thés d’après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair ; on voyait de loin de petites taches brunes qu’on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons, ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne, on pourrait croire que c’est un nuage. Mais on est ému parce qu’on sait que ce nuage est immense, à l’état solide, et résistant. Ainsi étais-je ému parce que la tache brune dans le ciel d’été n’était ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris. Le souvenir des aéroplanes que j’avais vus avec Albertine dans notre dernière promenade, près de Versailles, n’entrait pour rien dans cette émotion, car le souvenir de cette promenade m’était devenu indifférent.
À l’heure du dîner les restaurants étaient pleins et si, passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l’hôtel de Balbec quand les pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu’elle est plus résignée, plus noble, et que c’est d’un hochement de tête philosophe, sans haine, que prêt à repartir pour la guerre il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables « On ne dirait pas que c’est la guerre ici. » Puis à 9 h. 1/2, alors que personne n’avait encore eu le temps de finir de dîner, à cause des ordonnances de police, on éteignait brusquement toutes les lumières et la nouvelle bousculade des embusqués arrachant leurs pardessus aux chasseurs du restaurant où j’avais dîné avec Saint-Loup un soir de perme, avait lieu à 9 h. 35 dans une mystérieuse pénombre de chambre où l’on montre la lanterne magique, ou de salle de spectacle servant à exhiber les films d’un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses. Mais après cette heure-là, pour ceux qui, comme moi, le soir dont je parle, étaient restés à dîner chez eux, et sortaient pour aller voir des amis, Paris était au moins, dans certains quartiers, encore plus noir que n’était le Combray de mon enfance ; les visites qu’on se faisait prenaient un air de visites de voisins de campagne. Ah ! si Albertine avait vécu, qu’il eût été doux, les soirs où j’aurais dîné en ville, de lui donner rendez-vous dehors, sous les arcades. D’abord, je n’aurais rien vu, j’aurais eu l’émotion de croire qu’elle avait manqué au rendez-vous, quand tout à coup j’eusse vu se détacher du mur noir une de ses chères robes grises, ses yeux souriants qui m’auraient aperçu et nous aurions pu nous promener enlacés sans que personne nous distinguât, nous dérangeât et rentrer ensuite à la maison. Hélas, j’étais seul et je me faisais l’effet d’aller faire une visite de voisin à la campagne, de ces visites comme Swann venait nous en faire après le dîner, sans rencontrer plus de passants dans l’obscurité de Tansonville, par ce petit chemin de halage, jusqu’à la rue du Saint-Esprit, que je n’en rencontrais maintenant dans les rues devenues de sinueux chemins rustiques de la rue Clotilde à la rue Bonaparte. D’ailleurs, comme ces fragments de paysage que le temps qu’il fait modifie n’étaient plus contrariés par un cadre devenu nuisible, les soirs où le vent chassait un grain glacial, je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse dont j’avais jadis tant rêvé que je ne m’y étais senti à Balbec ; et même d’autres éléments de nature qui n’existaient pas jusque-là à Paris faisaient croire qu’on venait, descendant du train, d’arriver pour les vacances, en pleine campagne : par exemple le contraste de lumière et d’ombre qu’on avait à côté de soi par terre les soirs de clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, même en plein hiver ; ses rayons s’étalaient sur la neige qu’aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d’or bleuté, avec la délicatesse qu’elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël ; elles étaient allongées à terre au pied de l’arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant quand celui-ci inonde et rend réfléchissantes les prairies où des arbres s’élèvent à intervalles réguliers. Mais par un raffinement d’une délicatesse délicieuse la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d’arbres légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d’un blanc si éclatant à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu’on aurait dit que cette prairie était tissée seulement avec des pétales de poiriers en fleurs. Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet de glace avaient l’air de statues d’une matière double pour l’exécution desquelles l’artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal. Par ces jours exceptionnels, toutes les maisons étaient noires. Mais au printemps au contraire, parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un étage d’un hôtel, ou même seulement une chambre d’un étage, n’ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l’air de se soutenir toute seule sur d’impalpables ténèbres, comme une projection purement lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme qu’en levant les yeux bien haut, on distinguait dans cette pénombre dorée, prenait dans cette nuit où l’on était perdu et où elle-même semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d’une vision d’Orient. Puis on passait et rien n’interrompait plus l’hygiénique et monotone piétinement rythmique dans l’obscurité.
Je songeais que je n’avais revu depuis bien longtemps aucune des personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En 1914, pendant les deux mois que j’avais passés à Paris, j’avais aperçu M. de Charlus et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier seulement deux fois. La seconde fois était certainement celle où il s’était le plus montré lui-même ; il avait effacé toutes les impressions peu agréables de manque de sincérité qu’il m’avait produites pendant le séjour à Tansonville que je viens de rapporter et j’avais reconnu en lui toutes les belles qualités d’autrefois. La première fois que je l’avais vu après la déclaration de guerre, c’est-à-dire au début de la semaine qui suivit, tandis que Bloch faisait montre des sentiments les plus chauvins, Saint-Loup n’avait pas assez d’ironie pour lui-même qui ne reprenait pas de service et j’avais été presque choqué de la violence de son ton. Saint-Loup revenait de Balbec. « Non, s’écria-t-il avec force et gaîté, tous ceux qui ne se battent pas, quelque raison qu’ils donnent, c’est qu’ils n’ont pas envie d’être tués, c’est par peur. » Et avec le même geste d’affirmation plus énergique encore que celui avec lequel il avait souligné la peur des autres, il ajouta : « Et moi, si je ne reprends pas de service, c’est tout bonnement par peur, na. » J’avais déjà remarqué chez différentes personnes que l’affectation des sentiments louables n’est pas la seule couverture des mauvais, mais qu’une plus nouvelle est l’exhibition de ces mauvais, de sorte qu’on n’ait pas l’air au moins de s’en cacher. De plus, chez Saint-Loup cette tendance était fortifiée par son habitude quand il avait commis une indiscrétion, fait une gaffe, et qu’on aurait pu les lui reprocher, de les proclamer en disant que c’était exprès. Habitude qui, je crois bien, devait lui venir de quelque professeur à l’École de Guerre dans l’intimité de qui il avait vécu, et pour qui il professait une grande admiration. Je n’eus donc aucun embarras pour interpréter cette boutade comme la ratification verbale d’un sentiment que Saint-Loup aimait mieux proclamer, puisqu’il avait dicté sa conduite et son abstention dans la guerre qui commençait. « Est-ce que tu as entendu dire, demanda-t-il en me quittant, que ma tante Oriane divorcerait ? Personnellement je n’en sais absolument rien. On dit cela de temps en temps et je l’ai entendu annoncer si souvent que j’attendrai que ce soit fait pour le croire. J’ajoute que ce serait très compréhensible ; mon oncle est un homme charmant, non seulement dans le monde, mais pour ses amis, pour ses parents. Même d’une façon il a beaucoup plus de cœur que ma tante qui est une sainte, mais qui le lui fait terriblement sentir. Seulement c’est un mari terrible, qui n’a jamais cessé de tromper sa femme, de l’insulter, de la brutaliser, de la priver d’argent. Ce serait si naturel qu’elle le quitte que c’est une raison pour que ce soit vrai, mais aussi pour que cela ne le soit pas parce que c’en est une pour qu’on en ait l’idée et qu’on le dise. Et puis du moment qu’elle l’a supporté si longtemps… Maintenant je sais bien qu’il y a tant de choses qu’on annonce à tort, qu’on dément, et puis qui plus tard deviennent vraies. » Cela me fit penser à lui demander s’il avait jamais été question avant son mariage avec Gilberte qu’il épousât Mlle de Guermantes. Il sursauta et m’assura que non, que ce n’était qu’un de ces bruits du monde, qui naissent de temps à autre on ne sait pourquoi, s’évanouissent de même et dont la fausseté ne rend pas ceux qui ont cru en eux plus prudents dès que naît un bruit nouveau de fiançailles, de divorce, ou un bruit politique pour y ajouter foi et le colporter. Quarante-huit heures n’étaient pas passées que certains faits, que j’appris, me prouvèrent que je m’étais absolument trompé dans l’interprétation des paroles de Robert : « Tous ceux qui ne sont pas au front, c’est qu’ils ont peur ». Saint-Loup avait dit cela pour briller dans la conversation, pour faire de l’originalité psychologique, tant qu’il n’était pas sûr que son engagement serait accepté. Mais il faisait pendant ce temps-là des pieds et des mains pour qu’il le fût, étant en cela moins original, au sens qu’il croyait qu’il fallait donner à ce mot, mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu’il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Sauton, d’où deux flèches se dirigeaient à nouveau dans une même direction qui était la frontière. Bloch avait été enchanté d’entendre l’aveu de la lâcheté d’un nationaliste (qui l’était d’ailleurs si peu) et comme Saint-Loup avait demandé si lui-même devait partir, avait pris une figure de grand-prêtre pour répondre : « myope ». Mais Bloch avait complètement changé d’avis sur la guerre quelques jours après où il vint me voir affolé. Quoique « myope », il avait été reconnu bon pour le service. Je le ramenais chez lui quand nous rencontrâmes Saint-Loup qui avait rendez-vous, pour être présenté au Ministère de la Guerre à un colonel, avec un ancien officier. « M. de Cambremer », me dit-il. « Ah ! c’est vrai, mais c’est d’une ancienne connaissance que je te parle. Tu connais aussi bien que moi Cancan. Je lui répondis que je le connaissais en effet et sa femme aussi, que je ne les appréciais qu’à demi. Mais j’étais tellement habitué depuis que je les avais vus pour la première fois à considérer la femme comme une personne malgré tout remarquable, connaissant à fond Schopenhauer et ayant accès en somme dans un milieu intellectuel qui était fermé à son grossier époux, que je fus d’abord étonné d’entendre Saint-Loup répondre : « Sa femme est idiote, je te l’abandonne. Mais lui est un excellent homme qui était doué et qui est resté fort agréable. » Par l’« idiotie » de la femme, Saint-Loup entendait sans doute le désir éperdu de celle-ci de fréquenter le grand monde, ce que le grand monde juge le plus sévèrement. Par les qualités du mari, sans doute quelque chose de celles que lui reconnaissait sa nièce, quand elle le trouvait le mieux de la famille. Lui du moins ne se souciait pas de duchesses, mais à vrai dire c’est là une « intelligence » qui diffère autant de celle qui caractérise les penseurs, que « l’intelligence » reconnue par le public à tel homme riche « d’avoir su faire sa fortune ». Mais les paroles de Saint-Loup ne me déplaisaient pas en ce qu’elles rappelaient que la prétention avoisine la bêtise et que la simplicité a un goût un peu caché mais agréable. Je n’avais pas eu il est vrai, l’occasion de savourer celle de M. de Cambremer. Mais c’est justement ce qui fait qu’un être est tant d’êtres différents selon les personnes qui le jugent, en dehors même des différences de jugement. De Cambremer, je n’avais connu que l’écorce. Et sa saveur, qui m’était attestée par d’autres, m’était inconnue. Bloch nous quitta devant sa porte, débordant d’amertume contre Saint-Loup, lui disant qu’eux autres « beaux fils galonnés, » paradant dans les États-Majors ne risquaient rien, et que lui, simple soldat de 2e classe n’avait pas envie de se faire « trouer la peau » pour Guillaume. « Il paraît qu’il est gravement malade, l’Empereur Guillaume », répondit Saint-Loup. Bloch qui, comme tous les gens qui tiennent de près à la Bourse, accueillait avec une facilité particulière les nouvelles sensationnelles, ajouta : « On dit même beaucoup qu’il est mort ». À la Bourse tout souverain malade, que ce soit Édouard VII ou Guillaume II, est mort, toute ville sur le point d’être assiégée est prise. « On ne le cache, ajouta Bloch, que pour ne pas déprimer l’opinion chez les Boches. Mais il est mort dans la nuit d’hier. Mon père le tient d’une source de tout premier ordre ». Les sources de tout premier ordre étaient les seules dont tînt compte M. Bloch le père, alors que, par la chance qu’il avait, grâce à de « hautes relations », d’être en communication avec elles, il en recevait la nouvelle encore secrète que l’Extérieure allait monter ou la de Beers fléchir. D’ailleurs, si à ce moment précis se produisait une hausse sur la de Beers, ou des « offres » sur l’Extérieure, si le marché de la première était « ferme » et « actif », celui de la seconde « hésitant », « faible », et qu’on s’y tînt « sur la réserve », la source de premier ordre n’en restait pas moins une source de premier ordre. Aussi Bloch nous annonça-t-il la mort du Kaiser d’un air mystérieux et important, mais aussi rageur. Il était surtout particulièrement exaspéré d’entendre Robert dire l’Empereur Guillaume. Je crois que sous le couperet de la guillotine Saint-Loup et M. de Guermantes n’auraient pas pu dire autrement. Deux hommes du monde restant seuls vivants dans une île déserte où ils n’auraient à faire preuve de bonnes façons pour personne, se reconnaîtraient à ces traces d’éducation, comme deux latinistes citeraient correctement du Virgile. Saint-Loup n’eût jamais pu, même torturé par les Allemands, dire autrement que l’Empereur Guillaume. Et ce savoir-vivre est malgré tout l’indice de grandes entraves pour l’esprit. Celui qui ne sait pas les rejeter reste un homme du monde. Cette élégante médiocrité est d’ailleurs délicieuse – surtout avec tout ce qui s’y allie de générosité cachée et d’héroïsme inexprimé – à côté de la vulgarité de Bloch, à la fois pleutre et fanfaron qui criait à Saint-Loup : « Tu ne pourrais pas dire Guillaume tout court. C’est ça, tu as la frousse, déjà ici tu te mets à plat ventre devant lui ! Ah ! ça nous fera de beaux soldats à la frontière, ils lècheront les bottes des Boches. Vous êtes des galonnés qui savez parader dans un carrousel. Un point, c’est tout ». « Ce pauvre Bloch veut absolument que je ne fasse que parader, me dit Saint-Loup en souriant, quand nous eûmes quitté notre camarade ». Et je sentais bien que parader n’était pas du tout ce que désirait Robert, bien que je ne me rendisse pas compte alors de ses intentions aussi exactement que je le fis plus tard quand, la cavalerie restant inactive, il obtint de servir comme officier d’infanterie, puis de chasseurs à pieds, et enfin quand vint la suite qu’on lira plus loin. Mais du patriotisme de Robert, Bloch ne se rendit pas compte, simplement parce que Robert ne l’exprimait nullement. Si Bloch nous avait fait des professions de foi méchamment antimilitaristes une fois qu’il avait été reconnu « bon », il avait eu préalablement les déclarations les plus chauvines quand il se croyait réformé pour myopie. Mais ces déclarations, Saint-Loup eût été incapable de les faire ; d’abord par une espèce de délicatesse morale qui empêche d’exprimer les sentiments trop profonds et qu’on trouve tout naturels. Ma mère autrefois non seulement n’eût pas hésité une seconde à mourir pour ma grand-mère, mais aurait horriblement souffert si on l’avait empêchée de le faire. Néanmoins, il m’est impossible d’imaginer rétrospectivement dans sa bouche une phrase telle que : « Je donnerais ma vie pour ma mère. » Aussi tacite était dans son amour de la France, Robert qu’en ce moment je trouvais beaucoup plus Saint-Loup (autant que je pouvais me représenter son père) que Guermantes. Il eût été préservé aussi d’exprimer ces sentiments-là par la qualité en quelque sorte morale de son intelligence. Il y a chez les travailleurs intelligents et vraiment sérieux une certaine aversion pour ceux qui mettent en littérature ce qu’ils font, le font valoir. Nous n’avions été ensemble ni au lycée, ni à la Sorbonne, mais nous avions séparément suivi certains cours des mêmes maîtres, et je me rappelle le sourire de Saint-Loup en parlant de ceux qui, tout en faisant un cours remarquable, voulaient se faire passer pour des hommes de génie, en donnant un nom ambitieux à leurs théories. Pour peu que nous en parlions, Robert riait de bon cœur. Naturellement notre prédilection n’allait pas d’instinct aux Cottard ou aux Brichot, mais enfin nous avions une certaine considération pour les gens qui savaient à fond le grec ou la médecine et ne se croyaient pas autorisés pour cela à faire les charlatans. De même que toutes les actions de maman reposaient jadis sur le sentiment qu’elle eût donné sa vie pour sa mère, comme elle ne s’était jamais formulé ce sentiment à elle-même en tout cas elle eût trouvé non pas seulement inutile et ridicule, mais choquant et honteux de l’exprimer aux autres ; de même il m’était impossible d’imaginer Saint-Loup (me parlant de son équipement, des courses qu’il avait à faire, de nos chances de victoire, du peu de valeur de l’armée russe, de ce que ferait l’Angleterre) – prononçant une des phrases les plus éloquentes que peut dire le Ministre le plus sympathique aux députés debout et enthousiastes. Je ne peux cependant pas dire que dans ce côté négatif qui l’empêchait d’exprimer les beaux sentiments qu’il ressentait, il n’y avait pas un effet de l’« esprit des Guermantes », comme on en a vu tant d’exemples chez Swann. Car si je le trouvais Saint-Loup surtout, il restait Guermantes aussi et par là, parmi les nombreux mobiles qui excitaient son courage, il y en avait qui n’étaient pas les mêmes que ceux de ses amis de Doncières, ces jeunes gens épris de leur métier avec qui j’avais dîné chaque soir et dont tant se firent tuer à la bataille de la Marne ou ailleurs en entraînant leurs hommes. Les jeunes socialistes qu’il pouvait y avoir à Doncières quand j’y étais, mais que je ne connaissais pas parce qu’ils ne fréquentaient pas le milieu de Saint-Loup, purent se rendre compte que les officiers de ce milieu n’étaient nullement des « aristos » dans l’acception hautainement fière et bassement jouisseuse que le « populo » les officiers sortis des rangs, les francs-maçons donnaient à ce surnom. Et pareillement d’ailleurs, ce même patriotisme, les officiers nobles le rencontrèrent pleinement chez les socialistes que je les avais entendus accuser, pendant que j’étais à Doncières, en pleine affaire Dreyfus, d’être des sans-patrie. Le patriotisme des militaires aussi sincère, aussi profond, avait pris une forme définie qu’ils croyaient intangible et sur laquelle ils s’indignaient de voir jeter « l’opprobre », tandis que les patriotes en quelque sorte inconscients, indépendants, sans religion patriotique définie, qu’étaient les radicaux-socialistes, n’avaient pas su comprendre quelle réalité profonde vivait dans ce qu’ils croyaient de vaines et haineuses formules. Sans doute Saint-Loup comme eux s’était habitué à développer en lui, comme la partie la plus vraie de lui-même, la recherche et la conception des meilleures manœuvres en vue des plus grands succès stratégiques et tactiques de sorte que pour lui comme pour eux la vie de son corps était quelque chose de relativement peu important qui pouvait être facilement sacrifié à cette partie intérieure, véritable noyau vital chez eux autour duquel l’existence personnelle n’avait de valeur que comme un épiderme protecteur. Je parlai à Saint-Loup de son ami le directeur du grand hôtel de Balbec qui, paraît-il, avait prétendu qu’il y avait eu au début de la guerre dans certains régiments français des défections qu’il appelait des « défectuosités » et avait accusé de l’avoir provoqué ce qu’il appelait le « militariste prussien » disant d’ailleurs en riant à propos de son frère : « Il est dans les tranchées, ils sont à 30 mètres des Boches ! » jusqu’à ce qu’ayant appris qu’il l’était lui-même on l’eut mis dans un camp de concentration. « À propos de Balbec, te rappelles-tu l’ancien liftier de l’hôtel ? » me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu’un qui n’avait pas trop l’air de savoir qui c’était et qui comptait sur moi pour l’éclairer. « Il s’engage et m’a écrit pour le faire rentrer dans l’aviation ». Sans doute le liftier était-il las de monter dans la cage captive de l’ascenseur, et les hauteurs de l’escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus. Il allait « prendre ses galons » autrement que comme concierge, car notre destin n’est pas toujours ce que nous avions cru. « Je vais sûrement appuyer sa demande, me dit Saint-Loup. Je le disais encore à Gilberte ce matin, jamais nous n’aurons assez d’avions. C’est avec cela qu’on verra ce que prépare l’adversaire. C’est cela qui lui enlèvera le bénéfice le plus grand d’une attaque, celui de la surprise, l’armée la meilleure sera peut-être celle qui aura les meilleurs yeux. Eh bien et la pauvre Françoise a-t-elle réussi à faire réformer son neveu ? » Mais Françoise qui avait fait depuis longtemps tous ses efforts pour que son neveu fût réformé et qui, quand on lui avait proposé une recommandation, par la voie des Guermantes, pour le Général de Saint-Joseph, avait répondu d’un ton désespéré : « Oh ! non, ça ne servirait à rien, il n’y a rien à faire avec ce vieux bonhomme-là, c’est tout ce qu’il y a de pis, il est patriotique », Françoise, dès qu’il avait été question de la guerre et quelque douleur qu’elle en éprouvât, trouvait qu’on ne devait pas abandonner les « pauvres Russes », puisqu’on était « alliancé ». Le maître d’hôtel, persuadé d’ailleurs que la guerre ne durerait que dix jours et se terminerait par la victoire éclatante de la France, n’aurait pas osé, par peur d’être démenti par les évènements, et n’aurait même pas eu assez d’imagination pour prédire une guerre longue et indécise. Mais cette victoire complète et immédiate, il tâchait au moins d’en extraire d’avance tout ce qui pouvait faire souffrir Françoise. « Ça pourrait bien faire du vilain, parce qu’il paraît qu’il y en a beaucoup qui ne veulent pas marcher, des gars de seize ans qui pleurent. » Il tachait aussi pour la « vexer » de lui dire des choses désagréables, c’est ce qu’il appelait « lui jeter un pépin, lui lancer une apostrophe, lui envoyer un calembour ». « De seize ans, Vierge Marie », disait Françoise, et un instant méfiante : « On disait pourtant qu’on ne les prenait qu’après vingt ans, c’est encore des enfants. » – « Naturellement les journaux ont ordre de ne pas dire cela. Du reste, c’est toute la jeunesse qui sera en avant, il n’en reviendra pas lourd. D’un côté, ça fera du bon, une bonne saignée, là, c’est utile de temps en temps, ça fera marcher le commerce. Ah ! dame, s’il y a des gosses trop tendres qui ont une hésitation, on les fusille immédiatement, douze balles dans la peau, vlan. D’un côté, il faut ça. Et puis les officiers qu’est-ce que ça peut leur faire, ils touchent leurs pesetas, c’est tout ce qu’ils demandent. » Françoise pâlissait tellement pendant chacune de ces conversations qu’on craignait que le maître d’hôtel ne la fit mourir d’une maladie de cœur. Elle ne perdait pas ses défauts pour cela. Quand une jeune fille venait me voir, si mal aux jambes qu’eût la vieille servante, m’arrivait-il de sortir un instant de ma chambre, je la voyais au haut d’une échelle, dans la penderie, en train, disait-elle, de chercher quelque paletot à moi pour voir si les mites ne s’y mettaient pas, en réalité pour nous écouter. Elle gardait malgré toutes mes critiques sa manière insidieuse de poser des questions d’une façon indirecte pour laquelle elle avait utilisé depuis quelque temps un certain « parce que sans doute ». N’osant pas me dire : « Est-ce que cette dame a un hôtel ? » elle me disait, les yeux timidement levés comme ceux d’un bon chien, « Parce que sans doute cette dame a un hôtel particulier… », évitant l’interrogation flagrante moins pour être polie que pour ne pas sembler curieuse. Enfin, comme les domestiques que nous aimons le plus – surtout s’ils ne nous rendent presque plus les services et les égards de leur emploi – restent hélas des domestiques et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste au fur et à mesure qu’ils croient le plus pénétrer la nôtre, Françoise avait souvent à mon endroit (pour me piquer, eût dit le maître d’hôtel) de ces propos étranges qu’une personne du monde n’aurait pas : avec une joie aussi dissimulée mais aussi profonde que si c’eût été une maladie grave, si j’avais chaud et que la sueur – je n’y prenais pas garde perlât à mon front : « mais vous êtes en nage », me disait-elle, étonnée comme devant un phénomène étrange, souriant un peu avec le mépris que cause quelque chose d’indécent « vous sortez, mais vous avez oublié de mettre votre cravate », prenant pourtant la voix préoccupée qui est chargée d’inquiéter quelqu’un sur son état. On aurait dit que moi seul dans l’univers avais jamais été en nage. Car dans son humilité, dans sa tendre admiration pour des êtres qui lui étaient infiniment inférieurs, elle adoptait leur vilain tour de langage. Sa fille s’étant plaint d’elle à moi et m’ayant dit (je ne sais de qui elle l’avait appris) : « Elle a toujours quelque chose à dire, que je ferme mal les portes, et patatipatali et patatapatala Françoise crut sans doute que son incomplète éducation seule l’avait privé jusqu’ici de ce bel usage. Et sur ses lèvres où j’avais vu fleurir jadis le Français le plus pur, j’entendis plusieurs fois par jour : Et patati patali et patata patala. » Il est du reste curieux combien non seulement les expressions mais les pensées varient peu chez une même personne. Le maître d’hôtel ayant pris l’habitude de déclarer que M. Poincaré était mal intentionné, pas pour l’argent, mais parce qu’il avait voulu absolument la guerre, il redisait cela, sept à huit fois par jour devant le même auditoire habituel et toujours aussi intéressé. Pas un mot n’était modifié, pas un geste, une intonation. Bien que cela ne durât que deux minutes, c’était invariable, comme une représentation. Ses fautes de français corrompaient le langage de Françoise tout autant que les fautes de sa fille.