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Un matin d’été, sur les flots… il y a quarante ans… dans la cabine d’un paquebot de la Compagnie des Indes orientales prêt à partir de Gravesend pour Bombay, deux jeunes filles pleuraient ensemble.
Elles avaient le même âge, 18 ans.
Toutes deux, élevées dans la même pension, étaient restées unies par les liens de la plus tendre et de la plus intime amitié.
Elles se séparaient alors pour la première fois, et peut-être pour toute la vie.
L’une se nommait Blanche, l’autre Anne.
Toutes deux étaient nées de parents pauvres ; toutes deux avaient été surveillantes dans la même maison ; toutes deux étaient destinées à gagner leur vie par leur travail.
La pauvreté, d’ailleurs, était le seul point de ressemblance qui existait entre elles.
Blanche était passablement attrayante, passablement intelligente, mais rien de plus.
Anne était d’une beauté rare et riche de tous les dons.
Les parents de Blanche étaient de braves et dignes gens, qui n’avaient en vue que d’assurer, au prix de tous les sacrifices, le bonheur futur de leur enfant.
Les parents d’Anne étaient des êtres dépravés et sans cœur, ne songeant qu’à spéculer sur la beauté de leur fille, et s’étaient arrangés pour exploiter ses talents à leur profit.
Les deux jeunes filles commençaient donc la vie dans des conditions bien différentes.
Blanche s’en allait en Inde pour y être institutrice dans la maison d’un juge, sous la tutelle de la femme de ce magistrat.
Anne devait attendre, chez ses parents, l’occasion de partir, à peu de frais, pour le conservatoire de Milan. Là, toute seule, abandonnée en pays étranger, elle devait étudier pour le théâtre, puis revenir à Londres, où elle ferait la fortune de ses parents sur les scènes lyriques.
Et toutes deux, assises dans la cabine de ce navire en partance pour l’Inde, elles se tenaient étroitement embrassées, pleurant amèrement.
Les adieux qu’elles échangeaient, empreints de l’exagération passionnée propre aux jeunes filles, étaient pourtant bien sincères et émanaient de deux cœurs tendres et honnêtes.
– Blanche, il se peut que vous vous mariiez en Inde. Alors, vous ferez en sorte que votre mari vous ramène en Angleterre.
– Anne, il se peut que la carrière théâtrale ne vous rende point heureuse. Alors, vous la quitterez et vous viendrez me rejoindre en Inde.
– En Angleterre, hors de l’Angleterre, mariées ou non mariées, nous nous retrouverons ensemble, ma chère Blanche, fût-ce dans des années. Nous aurons toujours au fond du cœur la même vieille affection l’une pour l’autre, comme des sœurs dévouées, et ce sera pour toute la vie ! Jurez-le, Blanche !
– Je le jure, Anne !
– De tout votre cœur et de toute votre âme !
– De tout mon cœur et de toute mon âme !
Les voiles se gonflèrent sous le vent et le navire se mettait en mouvement. Il fut nécessaire d’en appeler à l’autorité du capitaine pour séparer les deux jeunes filles.
Le capitaine intervint avec douceur et fermeté.
– Venez, ma chère, dit-il, en passant son bras autour de la taille d’Anne ; je sais ce que sont les gros chagrins. Et moi aussi, j’ai une fille.
Anne laissa tomber sa tête sur l’épaule du marin, qui souleva la jeune fille et la déposa lui-même dans la barque rangée contre le flanc du paquebot.
Cinq minutes plus tard, le navire était en marche, la barque abordait au quai ; les deux jeunes filles échangèrent des signes d’adieu avec leurs mouchoirs et se virent de loin une dernière fois, pour bien des années.
Cela se passait en 1831.